La crise du multilatéralisme et l’avenir de l’action humanitaire

Article paru sur le site de l’IRIN le 30/11/2016

« La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés ».

Antonio Donini travaille sur les enjeux liés à l’humanitarisme et à l’avenir de l’action humanitaire ; il est également spécialiste de l’Afghanistan. Il a publié « The Golden Fleece: Manipulation and Independence in Humanitarian Action » (2012)

Bien avant les élections américaines de novembre 2016, sont apparus des signes évidents que le multilatéralisme était en crise. En réalité, l’élection de Donald Trump n’est qu’un développement de la spirale négative qui tournoie depuis un certain temps déjà.

Le symptôme le plus apparent de cette tendance est l’incapacité de la soi-disant communauté internationale à répondre de manière efficace aux conflits armés. De l’Afghanistan à l’Ukraine, de la Libye au Yémen, du Soudan du Sud à la Syrie : le Conseil de sécurité des Nations Unies est face à un blocage, et il n’y a pas de répit en vue pour les populations civiles. Bon nombre de conflits sont aujourd’hui des « zones de guerre exemptées du DIH » : le droit international humanitaire est appliqué de manière marginale et les principes humanitaires ne sont plus observés – à la fois par les groupes armés étatiques et non-étatiques. Les massacres, les actes de torture, les stratégies de « reddition ou mourir de faim » se multiplient malgré les plaintes. Ceux qui arrivent à fuir les zones de guerre ne s’en sortent guère mieux.

L’Europe, berceau des Lumières en occident, est devenu le porte-drapeau d’un recul évident du droit bien avant l’élection de M. Trump. Bon nombre d’Etats partis à la Convention de Genève sur les réfugiés de 1951 s’étaient déjà dédouanés de leurs responsabilités, en adoptant des mesures dissuasives pour faire barrage aux populations qui tentaient de se protéger de l’horreur des zones de guerre ou des régimes tyranniques. L’Europe externalise ses frontières et mène des politiques de rapatriement à courte vue et agressives, maintenant les réfugiés dans des pays comme la Turquie ou dans des camps comme celui de Dadaab au Kenya, et conditionnant la fourniture de l’aide au Sahel et à l’Afghanistan au refoulement ou à la répression des migrants. Pendant ce temps, les pays du Sud, dont certains des pays les plus pauvres, accueillent 86 pour cent de la population mondiale des réfugiés.

Alors que la convention sur les réfugiés apparaît de plus en plus usée, d’autres discussions relatives à des questions essentielles se retrouvent au point mort, comme en témoigne l’absence de consensus intergouvernemental depuis l’accord de Paris sur le changement climatique (qui est en péril lui aussi), y compris l’absence de résultats concrets lors des trois conférences humanitaires majeures organisées cette année (la Conférence internationale de la Croix-Rouge de décembre 2015, le Sommet humanitaire mondial de mai 2016, les sommets de New York sur les réfugiés et les migrants de septembre). Les problèmes sont abordés, la rhétorique est musclée et pompeuse, mais il n’y a pas de passage à l’action, on se contente de botter en touche.

La plupart des accords s’effritent aussi. L’érosion de la Cour pénale internationale (CPI) et l’hostilité importante à l’encontre du programme « responsabilité de protéger » ainsi que le déclin généralisé du respect des droits de l’homme au niveau international pourraient annoncer l’avènement d’une « ère post-droits de l’homme », ce qui veut dire que la mise en œuvre et l’extension des normes des droits de l’homme dans le cadre de lois internationales contraignantes sont en déclin. Pendant ce temps, le populisme, le nationalisme et la xénophobie gagnent du terrain partout en Europe, en Russie, aux Philippines et ailleurs dans le monde. Ces tendances s’accompagnent d’une baisse évidente du soutien à la globalisation – et aux normes internationales – associée à la montée des tensions liées à l’inégalité croissante et au glissement du pouvoir de l’Occident vers l’Orient.

Ces symptômes et d’autres plus « morbides » encore risquent de s’aggraver sous la présidence de M. Trump. Cela pourrait se traduire par une prise de distance ou un retrait des Etats-Unis de l’accord de Paris sur le changement climatique, une baisse de la participation aux budgets des Nations Unies et d’autres agences internationales « hostiles », et des coupes dans l’aide humanitaire et au développement des Etats-Unis, particulièrement aux pays « qui nous détestent ». Cela pourrait être se traduire par un bouleversement plus profond au sein de l’OTAN et de l’Union européenne dans le contexte de l’après-Brexit, ce qui laisserait entrevoir un recul des pratiques diplomatiques établies ou traditionnelles entre les Etats. La montée du populisme en Europe et le découragement à l’égard du projet européen, la propagation de l’anti-politique, et le phénomène croissant d’ubérisation de l’économie, ainsi que le culte narcissique de la personne ne font qu’aggraver les symptômes. Peut-on s’attendre à un écho des années 1930 peut-être, avec des Nations Unies de moins en moins pertinentes dans la lignée de la Ligue des Nations ?

Les changements à attendre

Il n’est pas trop tôt pour réfléchir aux conséquences éventuelles du recul rapide du multilatéralisme et à son incidence sur la gouvernance mondiale, le droit international, le régime des réfugiés, les communautés affectées par la guerre et les efforts humanitaires à travers le monde. Dans l’ensemble, les choses ne se présentent pas bien. Voici un tour d’horizon des perspectives possibles :

L’humanitarisme (occidental) a atteint ses limites historiques et est à l’aube d’un recul. La transition de la phase romantique à la phase technologique, institutionnelle et de gouvernance est à présent achevée. En d’autres mots, les efforts qui ont fait de l’humanitarisme un moyen d’atteindre des objectifs éthiques précieux s’essoufflent. Le gouffre entre le charisme et la bureaucratie risque de se creuser, et la force motrice du « mythe mobilisateur » de l’humanitaire pourrait s’essouffler. Ce mythe a offert à une génération de travailleurs humanitaires, à la fois individuellement et collectivement, des réponses aux questions sur leur place et leurs fonctions sociales sur la scène internationale. Aujourd’hui, il est sans emphase. Il pourrait être remplacé par d’autres mythes mobilisateurs (non-occidentaux, fondés sur la souveraineté, transformationnels, fondés sur la solidarité ou ouvertement politisés). Il n’existe pas de recettes simples pour résoudre ce qui est devenu la crise existentielle du système entier.

Le recul du multilatéralisme est enclenché et devrait se poursuivre pour l’instant, ce qui aura un impact significatif sur l’action humanitaire (financement, accès, défis aux principes humanitaires, moindre importance de la protection). Il affectera aussi la capacité de la soi-disant communauté internationale de traiter les facteurs qui favorisent les crises, tels que le changement climatique et un instrument international de paix et de sécurité défaillant. Le vide laissé par le repli partiel des Etats-Unis dans l’isolationnisme associé à la guerre globale contre le terrorisme, rebaptisée par euphémisme « lutte contre l’extrémisme violent », et une nouvelle guerre froide ne feront qu’aggraver le malaise humanitaire. Un monde multipolaire ne sera peut-être pas aussi sensible aux valeurs humanitaires et posera de nouveaux défis aux acteurs humanitaires aux quatre coins du globe, et plus particulièrement à l’humanitarisme occidental qui va progressivement sortir de sa zone de confort dominante.

Les fonctions remplies par l’action « humanitaire » dans la sphère internationale changeront, peut-être de manière spectaculaire. Dans le passé, l’action humanitaire – que ce soit dans le discours, les normes ou la pratique – s’est accrue au même rythme que l’expansion du pouvoir économique et culturel de l’Occident. Les diverses fonctions de l’action humanitaire ont été de diffuser les valeurs et le mode de vie de l’Occident, et de promouvoir un agenda libéral, tout en assurant le contrôle des capitaux par les pays. Si on note un repli de l’Occident, d’autres centres de discours et de pratiques devraient voir le jour et grandir. Entretemps, l’action humanitaire occidentale est d’ores et déjà mise au service de l’isolement (Forteresse Europe, par exemple). Il est fort probable que ce processus s’intensifie. Dans ce cas, on assistera à un changement de cap majeur de l’humanitarisme tel que nous le connaissons. Pendant des décennies, l’action humanitaire a représenté le visage souriant de la globalisation. Ella a été l’une des façons pour l’Occident de s’ouvrir au reste du monde. A présent, elle est davantage synonyme de cloisonnement, d’endiguement, de fermeture de la porte. Il s’agit de maintenir la nuée de réfugiés et de « migrants de survie » loin des citadelles protégées du Nord.
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Écartelé entre le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme déclinant de la volonté, que doit faire l’humanitaire réfléchi ?

Peut-être faudrait-il commencer par prendre du recul par rapport à la crise actuelle, aux bruits de fond déroutants, ces « symptômes morbides », et se demander : comment en sommes-nous arrivés là ? Quelles sont les forces du changement et comment engager le dialogue avec elles ?

L’action humanitaire organisée est enfermée dans le présent éternel et ne dispose pas des bonnes armes pour s’adapter à un monde plus complexe, moins sûr et plus menaçant.

Une entreprise humanitaire davantage axée sur un « retour à l’essentiel » – une action plus restreinte, fondée exclusivement sur les propositions et les besoins des individus affectés par les crises, et axée sur le fait de sauver et de protéger des vies ici et maintenant – ne serait pas forcément une mauvaise chose.

Ce serait peut-être la meilleure façon de soutenir les valeurs et l’esprit d’une entreprise qui est peut-être meurtrie, blessée, et souvent maltraitée, mais qui est encore souvent le seul filet de sécurité pour les populations. Quoi qu’il en soit, il est plus que temps que l’action humanitaire organisée admette qu’elle est en crise et qu’elle envisage la mise en œuvre d’un agenda de réformes. Les idées de changement sont déjà sur la table. Par exemple, le rapport intitulé « Planifier en se projetant vers l’avenir », rendu public cette semaine, propose un diagnostic des maux du système et une brève présentation des changements qui pourraient être mis en œuvre. (Révélation : j’ai participé à l’écriture du rapport).

Il souligne aussi que, dans le système international, les changements transformationnels ne se produisent qu’après une catastrophe majeure. Est-ce que la combinaison de la crise du multilatéralisme, du changement climatique, des guerres féroces et des déplacements de masse créera l’impulsion nécessaire ?

Ce qui est certain, c’est que le système humanitaire actuel, qui est désargenté et brisé, ou les deux, ne nous sera pas d’une grande aide dans le nouveau paysage international et politique. Le défi est de développer un système efficace.


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