Crise en Méditerranée : quand l’Union européenne barre la route aux migrants, et aux ONG

Article publié sur The conversation le 19/12/2017

Avec plus de 15.000 décès depuis 2014, la Méditerranée est depuis quelques années le théâtre d’une crise humanitaire sans précédent, qui bouleverse en profondeur la gouvernance des frontières européennes. Confrontée à des naufrages à répétition, ainsi qu’à l’incapacité des États à les prévenir, la société civile s’est mobilisée. Depuis 2014, plusieurs ONG patrouillent en mer pour porter secours aux naufragés. Ce phénomène est nouveau : le contrôle des frontières est un attribut essentiel de la souveraineté, que les États ne partagent pas avec des acteurs non-étatiques comme la société civile.

En juin 2017, une dizaine d’ONG étaient ainsi présentes en Méditerranée, dans la zone entre l’Italie, Malte et la Libye. Certaines sont des acteurs expérimentés, avec une longue pratique de l’humanitaire, comme Médecins sans frontières (MSF) ou Save the children. D’autres sont plus récentes et ont été créées par des citoyens allemands, français, espagnols ou hollandais, effarés par le drame qui se joue au large des côtes européennes. Leur objectif est de secourir les migrants en détresse, avant de les transporter vers des ports européens, où ils sont en général pris en charge par les autorités.

Cependant, trois mois plus tard, plusieurs ONG annonçaient leur retrait. Ainsi, The Migrant Offshore Aid Station (MOAS), l’organisation qui avait été la première à intervenir en 2014, décidait de quitter la région méditerranéenne pour porter secours aux réfugiés Rohingyas entre la Birmanie et le Bangladesh. MSF a mis un terme aux activités de son bateau «Prudence». Le «Vos Hestia», un bateau affrété par Save the Children, a lui aussi renoncé à ses activités de sauvetage.

Âpres discussions autour d’un code de conduite

Cette remise en question de la présence des ONG fait suite à plusieurs évolutions dans la stratégie des États européens. Ceux-ci se sont d’abord irrités de voir les ONG secourir les migrants, au motif que cela créerait un «appel d’air» et renforcerait donc l’immigration irrégulière. Ils ont également entrepris de circonscrire l’action des ONG : c’est à Paris, le 2 juillet 2017, lors d’une réunion des ministres de l’Intérieur français, allemand et italien, que fut conçue l’idée d’un «code de conduite» pour les ONG, qui fut ensuite approuvée par le Conseil européen de Tallin du 6 juillet. L’objectif était de soulager le gouvernement italien, en contraignant les ONG à adopter certaines pratiques, sous menace de ne plus être autorisées à intervenir.

Les discussions entre les ONG et le ministère de l’Intérieur italien furent tendues, tant ce code prévoit des dispositions que les ONG jugent problématiques, comme par exemple la présence d’un policier armé à bord. Le bureau de l’UNICEF en Italie s’est ainsi inquiété des conséquences de ce code sur le sort des enfants migrants. Si la plupart des ONG finirent par signer ce code, à l’exception notable de MSF, elles se divisèrent sur la stratégie politique à adopter. Certaines, comme MOAS et Save The Children, signèrent immédiatement et affichèrent leur pleine collaboration avec les autorités italiennes. D’autres, comme Sea-Eye ou Proactiva Open Arms, signèrent tout en déplorant le contenu du code. SOS Méditerranée, quant à elle, parvint à introduire certains amendements, de même que les ONG allemandes Sea-Watch et Lifeline, qui négocièrent des modifications jusqu’en octobre avant de signer.

L’Union européenne s’en remet à la Libye

Mais les ONG furent rapidement confrontées à d’autres difficultés. En parallèle des discussions entre le gouvernement italien et les ONG se déroulaient en effet d’autres entretiens, nettement plus opaques, entre les gouvernements italien et libyen, avec l’objectif de renforcer la capacité de la Libye à contrôler ses frontières terrestres et maritimes. L’enjeu est de taille, car les migrants recueillis par les garde-côtes locaux sont refoulés vers la Libye, tandis que ceux secourus par les ONG sont transportés en Italie.

Dès février 2017, les dirigeants européens réunis à Malte s’étaient mis d’accord sur une coopération avec la Libye. Mais dans un pays en proie au chaos, que se disputent deux gouvernements et une kyrielle de milices armées, une négociation de ce type s’annonçait difficile. Elle se mit progressivement en place, cependant, et déboucha sur une baisse notable des départs, dès le mois de juillet : de l’avis de nombre d’observateurs, cette baisse n’est donc pas liée au code de conduite (qui n’entra en vigueur qu’en août), mais bien à la politique menée en Libye.

Le plan d’action européen concernant la Libye eut des conséquences immédiates pour les ONG, non seulement parce que les migrants, bloqués dans ce pays, étaient moins nombreux à s’embarquer, mais aussi parce que les garde-côtes libyens intensifièrent leurs interventions, d’une manière assez belliqueuse. Un bateau de l’association espagnole Proactiva Open Arms fut ainsi l’objet de menaces de la part de la marine libyenne, alors qu’il se trouvait dans les eaux internationales. Face à ces intimidations, le mois d’août vit MSF, Save The Children et Sea-Eye suspendre leurs opérations.

L’Europe a donc financé et équipé les autorités libyennes, en leur confiant indirectement le soin d’effrayer les ONG. Cette coopération avec la Libye marque l’achèvement d’une stratégie de fermeture à distance des frontières européennes. En 2016, un accord entre l’Union européenne et la Turquie avait déjà permis de réduire drastiquement les arrivées sur le flanc sud-est de l’Europe, en Grèce et dans les Balkans. En échange de trois milliards d’euros, le gouvernement turc s’est engagé à bloquer les migrants avant qu’ils ne parviennent à gagner l’Europe. De l’autre côté de la Méditerranée, du côté de l’Espagne, l’Europe coopère de longue date avec le Maroc et le Sénégal, afin de réduire les migrations vers les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, ainsi que vers les Canaries.

Restait donc la route dite de la «Méditerranée centrale», entre l’Italie, Malte et la Libye.

Coût humain et coût politique

L’externalisation des contrôles migratoires est une constante des politiques européennes. Elle pose toutefois un certain nombre de problèmes, à commencer par le coût humain de la coopération avec des pays qui ne sont pas connus pour leur respect des droits fondamentaux des migrants et des réfugiés. L’affaire du «marché aux esclaves» en Libyeen a fourni un exemple récent, mais nullement isolé.

Il y a aussi un coût politique, puisque l’Europe s’en remet à des Etats tiers qui peuvent monnayer chèrement leur coopération. Dans le cas de la Turquie, cela a un impact direct sur les relations déjà complexes entre ce pays et l’UE. De même, lorsque l’Europe travaille avec des milices en Libye, il est difficile de ne pas voir les risques en matière de sécurité. Il y a enfin les difficultés pratiques: l’extension des contrôles dans une zone aboutit mécaniquement à déplacer les routes migratoires vers d’autres zones.

Depuis septembre 2017, on assiste ainsi à une recrudescence des arrivées en Espagne, en provenance du Maroc, probablement liée au contrôle accru en Libye. Par ailleurs, le nombre de migrants qui tentent de franchir la Méditerranée semble être à nouveau en hausse, alors que l’hiver est traditionnellement une saison peu propice aux traversées. Entre avril et juin 2017, le nombre moyen de migrants secourus était de 23.000 par mois. En août, il avait baissé à 3.993, avant de remonter à 5.401 en octobre. Il semblerait que ce soit précisément les atrocités perpétrées en Libye qui incitent les migrants à prendre des risques encore plus désespérés.

Autant dire que l’externalisation du contrôle a alors un effet contraire à celui escompté par les autorités européennes.

Une démocratisation de la frontière en gestation

Il n’en demeure pas moins que, face à l’intrusion des ONG dans leur pré carré, les Etats européens ont marqué un point. En contrôlant l’action des ONG, en coopérant avec la Libye, ils ont partiellement réduit la pression migratoire, tout en réaffirmant la primauté de leur approche sécuritaire sur les préoccupations humanitaires de ces organisations. Ils les ont aussi divisées, et les ont même criminalisées en suggérant qu’elles étaient responsables de la crise des migrants.

On peut s’étonner de cette stratégie. Les ONG ne font que ce que les États eux-mêmes devraient faire, c’est-à-dire apporter des réponses à des situations de très grande vulnérabilité. De plus, les autorités européennes se disent convaincues de la nécessité de travailler avec la société civile, tout en préférant coopérer avec un pays totalement défaillant en termes d’État de droit.

On aurait tort d’idéaliser les ONG. Leur essor, depuis quelques décennies, et leur implications dans un vaste éventail d’actions humanitaires ont certes sauvé des vies et soulagé des souffrances, mais sans nécessairement déboucher sur des solutions pérennes. Toutefois, la société civile n’en est pas moins à l’origine de nouvelles manières de faire de la politique. Des impératifs aujourd’hui reconnus, comme la lutte contre les changements environnementaux ou la promotion des droits des femmes, ne sont pas nés dans la tête des gouvernements, mais dans celles de militants – qui à l’époque ont été considérés comme des utopistes, voire comme des menaces à l’ordre public.

De ce point de vue, la crise en Méditerranée a vu se dessiner des partenariats nouveaux entre États et société civile, avec l’objectif de conjuguer la volonté de contrôle des gouvernements et la préoccupation humanitaire des ONG. Ces nouvelles formes de gouvernance témoignent peut-être d’une démocratisation de la frontière, qui ne serait plus un espace où des États souverains agissent en toute liberté, mais un lieu de coopération et de compromis entre acteurs étatiques et non-étatiques. Une telle démocratisation de la frontière constituerait un bouleversement de l’ordre établi – mais un bouleversement dont l’Europe, continent fondé sur le dépassement des frontières nationales, devrait s’enorgueillir.


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