Covid : Quel déconfinement géostratégique ?
Article paru sur le site Diploweb le 22/05/2020 par Xavier GUILHOU
Xavier Guilhou est un spécialiste international reconnu depuis 40 ans dans les domaines de la prévention des risques, du pilotage de crises, et l’aide à la décision stratégique. Ancien responsable de la DGSE dans les années 1980, puis fortement engagé dans la montée en puissance des Opérations Spéciales (COS) dans la décennie 1990. Il a par ailleurs exercé pendant 15 ans des fonctions exécutives et opérationnelles dans le monde de l’entreprise au sein du Groupe Hachette, Spie-Batignolles, Schneider Electric et Eurogroup. De 2005 à 2018 il a présidé le cabinet XAG Conseil pour accompagner et assister des grands réseaux vitaux, des groupes mondiaux, des États, des territoires en matière de risk management et de pilotage des crises.
Quelles réalités révélées par cette pandémie ? Quels scénarios envisageables sur le plan géostratégique ? Quelles conséquences sur nos modèles de vie et de gouvernance ? Xavier Guilhou apporte des réponses adossées à son expérience du pilotage de crise et des relations internationales.
Chaque soir l’énoncé des chiffres et le tracé des courbes macabres des effets de la pandémie s’impriment froidement sur les écrans des chaines d’information. Simultanément dans les rues vides les élans de solidarité et de compassion aux personnels soignants, et à tous les « premiers de tranchée », nouveaux héros des lignes de front de notre postmodernité matérialiste, s’expriment lyriquement aux balcons. Nos vieux pays sont passés en quelques semaines de confinement (depuis le 16 mars 2020 pour la France) de l’état de sidération, à celui d’acceptation en attendant avec une certaine résignation un retour à une vie normale en vue d’une reconstruction économique, sociétale et morale. Entre temps les éditos ne cessent de clamer que « demain ne sera plus comme avant ! ». De leur côté, les politiques, qui ne se sont jamais préparés à de tels scénarios, tentent vainement de démontrer qu’ils maîtrisent une situation qui leur échappe. Tous affirment forts des enseignements de ce « coup du sort » ou de la compréhension de cette « surprise stratégique », qu’ils feront tout pour contribuer à sauver des vies humaines et surtout pour sauvegarder la « continuité d’activité du pays » et éviter la faillite…
Encore faudrait-il déjà disposer des capacités basiques pour sauver les vies humaines avec 80% des productions de médicaments et produits sanitaires délocalisés en Inde, en Chine et dans les pays du sud-est asiatiques et ne pas être piégés par des dettes publiques abyssales… Cette pandémie révèle de façon flagrante la perte d’autonomie tactique de nos grands pays riches qui détiennent des armes nucléaires, sont membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU, mais ne disposent pas des moyens élémentaires pour protéger leurs populations contre un simple virus… « Une fois n’est pas coutume » et nous savons malheureusement ce que donnent ces rhétoriques inhérentes à chaque crise majeure. La vie reprend ses marques, on se souvient mais on oublie vite ! Les exemples de ces dernières décennies démontrent que chaque évènement exceptionnel sur le plan international, qu’il soit technologique (Tchernobyl, Bhopal, Fukushima…), environnemental (Cyclone Katrina, Tsunamis, épidémies H5N1, SRAS…) sécuritaire (Guerre du Golfe, 11 septembre 2001 …) ou sociétal (Chute du mur, crises financières, implosions politiques …), agit bien comme un marqueur historique mais qu’il se dilue très rapidement dans la complexité du fonctionnement de notre postmodernité et dans la vitesse des transformations en cours au niveau mondial. Qu’en est-il réellement aujourd’hui avec cette nouvelle épidémie du Covid 19 ?
Cette pandémie est-elle l’annonce de la fin des temps, celui de l’effondrement », comme les plus pessimistes le prédisent ? N’est-elle qu’une erreur de surveillance et d’anticipation des réseaux mondiaux de vigilance épidémiologique, voire de défaillance scientifique ? Serait-elle, comme le suggèrent désormais les notes diplomatiques et des services de renseignements anglo-saxons, le résultat pervers de jeux obscurs et mortifères qui ne peuvent se comprendre que dans le cadre des confrontations hégémoniques entre la Chine et les Etats-Unis ? Ou ne serions-nous pas tout simplement face à un aléa normal mal géré du début à la fin, juste « un pas de chance », que nous ne sommes plus en mesure d’accepter et de traiter tant notre appétence idéologique au « risque zéro » nous submerge mentalement ? Cet évènement sert de toute façon et à minima de révélateur sur l’état réel des vulnérabilités de l’Occident. Face à la fascination de l’immédiateté, au côté hystérique du voyeurisme permanent et à la sublimation de l’individualisme, nos sociétés ont en effet beaucoup de mal à prendre du recul et à sortir des modes de représentation de plus en plus irrationnels du réel. Cette pandémie, au-delà l’émotion et l’anomie qui règnent, nous interpelle sur de nombreuses questions de fond : celle du temps long qu’il faut prendre en compte afin de bien analyser ces problématiques, celle de la nécessité de réintégrer l’analyse démographique dans les interprétations et celle de l’intemporalité du fait culturel, voire civilisationnel, dans la compréhension des jeux d’acteurs et des postures mises en œuvre sur les différents continents.
De quoi s’agit-il : « urgence sanitaire, crise, catastrophe ou fin du monde ?
Nous sommes indéniablement face à une catastrophe sanitaire au niveau mondial, qui peut contenir en son sein une multiplicité de crises selon les pays touchés. Nous ne sommes pas dans l’état actuel des choses face à un « état de guerre » comme certains exécutifs l’affirment pour des raisons de politique intérieure, mais face à un enchainement systémique de dysfonctionnements qui sont liés à la globalisation de nos échanges et modes de vie. Elle permet néanmoins à certains pays d’instrumentaliser la crise en jouant sur les peurs pour d’autres finalités de politique intérieure (cf. l’Iran, la Turquie etc.) et de justifier ainsi la mise en place de mesures spécifiques « d’état d’urgence ». Pour autant cette catastrophe ne concerne en termes de mortalité, depuis son déclenchement en janvier 2020, que les pays de l’hémisphère nord. Même si 180 pays sont concernés en termes de contagion, cette pandémie frappe en priorité les pays riches et vieillissants de l’hémisphère nord (Europe, Russie, Canada et Etats-Unis, Chine inclue). Elle touche les classes moyennes des grandes conurbations marchandes, interdépendantes en termes d’échanges, d’interconnections de données et de voyages transcontinentaux. Dans l’état actuel les plus gros impacts connus ne concernent qu’un tiers de notre humanité, même si la moitié du monde, soit 3 milliards d’individus, est confinée. Nous ne savons pas pour le moment ce que seront les conséquences de cette vague épidémique sur l’hémisphère sud qui constitue pour beaucoup une sorte de « mèche lente » avec de nombreuses inconnues sur les capacités de résistance immunitaire des populations face à ce type de Coronavirus dont nous ne connaissons pas encore toutes les possibilités de mutation et de réplique … malgré les certitudes affichées au départ par les réseaux scientifiques…
Si cette pandémie a déstabilisé nos agendas de riches elle ne s’avère pas forcément dangereuse sur le fond, 95% des malades étant rapidement soignés et guéris. Elle est en revanche catastrophique pour nos systèmes de santé lorsqu’ils basculent en surcharge voire en débordement de leurs capacités du fait de la vitesse de contagion du virus. Or comme nous avons promis à nos sociétés, empreintes par ailleurs de jeunisme et de nihilisme, une qualité hospitalière exemplaire, il est évident qu’un scénario non éthique de sélection de la létalité de cette pandémie devient tout simplement insupportable pour des populations qui ont peur de mourir…et qui exigent de fait un traitement égalitaire en termes de soins… De fait nous préférons quasiment nous suicider économiquement et socialement plutôt que d’admettre, comme ce fut le cas encore au siècle dernier pour les générations passées, une surmortalité épidémique [9]. Nos anciens n’avaient pas de contrats d’assurance. Ils vivaient avec la réalité des guerres et des maladies, ce que nous ne connaissons plus depuis 75 ans…
Il est clair que le Covid 19, n’est ni la variole, ni l’Ebola, encore moins le VIH…et que son actualité n’est pas vécue de la même façon entre l’hémisphère nord, obsédé par le « zéro mort » permanent et l’hémisphère sud habitué à des désastres épidémiques [10] voire à des destructions de masse (3 millions d’enfants de moins de 5 ans meurent tous les ans de malnutrition et 25 000 personnes meurent chaque jour de faim dans le monde… la guerre civile au Rwanda a fait entre 500 000 et 1 million de morts…) . Il faut, sans pour autant verser dans le cynisme, raison se garder ! Quand nous comparons les chiffres des grandes pandémies connues dans l’histoire [11], rapportées à l’évolution de la démographie mondiale, cette « urgence sanitaire », pour reprendre la terminologie française, reste malgré tout marginale au regard de ce que sont ces questions vitales pour la survie de l’espèce humaine. Mais l’inconscient collectif se cale sur les chiffres de la grande peste du XIVème siècle ou sur ceux plus récents de la Grippe espagnole de 1918 alors que les systèmes de vigilance et de réponses épidémiologiques n’ont plus rien à voir en termes d’efficacité sur le plan médical…
Quand nous projetons ce que sont les risques épidémiologiques et les grandes pathologies en termes de santé au niveau mondial la comparaison et l’analyse des chiffres est encore plus vertigineus. Sur 7,7 milliards d’individus, et sous réserve de la véracité des comptages chinois qui sont de plus en plus remis en cause , et des impacts à venir sur l’hémisphère sud, cette pandémie du Covid 19 pourrait générer vraisemblablement selon les stratégies de confinement entre 150 et 250 000 décès au niveau mondial, sachant que la mortalité mondiale est de 60 millions de personnes chaque année dont 600 000 en France… Si tel est le bilan du Covid 19, il sera conséquent mais pas énorme. Pour la France il ne représenterait qu’une surmortalité de 3 à 4 % (si nous sommes sur un bilan de 20 à 30 000 décès directement liés au Covid 19). A titre de comparaison la grippe saisonnière est responsable de 290 000 à 650 000 décès au niveau mondial selon l’OMS. Pour être encore plus précis, lorsque nous prenons la mortalité annuelle en France, sur 67 millions d’habitants nous perdons 147 000 personnes du cancer, 140 000 de maladies cardiaques, 94 000 du tabac, de l’alcool et de drogues, 55 000 du diabète etc. Au cours de l’été de 2003 avec la canicule nous avons connu une surmortalité de 20 000 personnes. Il semblerait que l’impact du Coronavirus serait similaire avec la même proportion de personnes âgées au niveau de la pyramide des âges et quasiment les mêmes dysfonctionnement au sein de la chaîne hospitalière…qui était déjà en crise avant l’arrivée de la pandémie…
Alors pourquoi autant de sidération collective, autant de fébrilité politico médiatique et autant de neutralisation de tous nos systèmes de vie ? Nous pourrions ajouter, pour le cas singulier de la France, pourquoi autant d’impréparation et d’improvisation alors que nous avions un plan Pandémie parfaitement adapté pour faire face… Pouvions nous faire différemment sachant que le confinement avec les mesures barrières sont encore les seules remèdes que nous connaissons depuis des siècles et ce malgré tous les progrès de la science et de la médecine ? La véritable catastrophe sera vraisemblablement beaucoup plus dans les conséquences économiques, financières, et de fait sanitaires avec les millions de chômeurs générés par les décisions prises en termes de « précaution » pour traiter cette « urgence »… En aucun cas nous ne connaissons une telle angoisse collective et de tels dysfonctionnements dans nos sociétés lorsque l’Afrique se trouve confrontée à la peste pneumonique, à la tuberculose, au paludisme ou à la Lèpre… Tout cela interpelle sur la qualité de notre discernement et l’efficacité de nos politiques de santé publique alors que nous sommes dans un monde où nous n’avons jamais eu autant accès à la connaissance mais où a priori l’émotion l’emporte sur la raison… Certes les scientifiques ont de bons arguments vu le niveau de contagion de ce coronavirus, et de leur côté les sociologues et psychiatres ont sûrement d’autres bonnes réponses qui touchent à nos modèles de société et à nos névroses collectives.
Une chose est certaine : tous ces biais liés à notre modernité nous submergent et pèsent sur la façon de traiter ces événements majeurs. Il en est désormais ainsi chaque fois… Pour autant il est incontestable que nous vivons un moment un peu surréaliste sur le plan mondial avec ces images de villes désertes, ces visions de populations pestiférées, ces débats pseudos scientifiques sur les inconnues générées par ce virus, le tout retransmis en boucle avec des effets Larsen sur nos écrans numériques… Serait-ce la rançon de la mondialisation, le prix à payer de la globalisation et de ce fameux « progrès » que nous avons dupliqué partout sur la planète, y compris dans l’espace ? Cette pandémie révèle à la fois la fébrilité de notre agitation mondiale mais aussi la vulnérabilité de toute cette ingénierie dite de « chaines de la valeur » sur laquelle repose toute nos idéologies du profit, de la connaissance et de la gouvernance. Elle interpelle de fait sur la crise sous-jacente de nos modèles de société ainsi que sur les façons de réagir au niveau international et sur les effets induits en termes géostratégiques.
Quels sont les impacts de cette pandémie sur les jeux d’acteurs et sur la mondialisation ?
Juste avant le déclenchement de l’alerte épidémique l’état des lieux géopolitique était relativement simple : tous les grands protagonistes qui maitrisent l’essentiel des mécanismes de la mondialisation (Chine, Etats- Unis, Europe et Russie) étaient en équilibre instable et cherchaient à retrouver des appuis en interne pour garantir et affirmer leurs manœuvres externes en termes d’affirmation de leurs leaderships. C’était le cas de la Chine, épicentre de cette catastrophe sanitaire mondiale, qui mettait tout en œuvre pour tenter de dépasser et déclasser les Etats-Unis en termes de puissance autour de 2021, année symbolique pour Xi Jinping avec le centenaire du Parti Communiste Chinois…. La Chine est le second pays le plus riche au monde en termes de PIB selon le classement du FMI (14 137 milliards de $ contre 21 345 milliards de $ pour les États-Unis en 2019). Mais en termes de parité de Pouvoir d’achat, l’Empire du Milieu domine d’ores et déjà les États-Unis (23 301 milliards de $ contre 19 391 milliards de $ pour les États-Unis). Nous étions en train d’entrer dans une période cruciale en termes de changement de paradigme sur ce Pacifique nord, nouveau barycentre des équilibres géopolitiques. Or cette pandémie s’est déclenchée au moment où la Chine était malmenée sur sa périphérie avec les contestations sur Hong Kong, les revendications des Ouigours sur le Xinjiang, mais aussi en Mer de Chine avec les opérations de force militaro-diplomatique menées par Donald Trump sur la Corée, le Japon, Taiwan et l’ASEAN. Pour briser l’étau anglo-saxon et asseoir la légitimité d’une puissance retrouvée, Xi Jinping s’était lancé dans une opération de charme diplomatique avec son projet de route de la soie, amendé de 1500 milliards de $ d’investissements croisés. Mais en matière de politique intérieure sa crédibilité se voyait érodée par la baisse de la croissance du modèle capitalistique chinois fondé sur les délocalisations industrielles et l’exportation manufacturière, par la vulnérabilité de ses entreprises et banques très endettées et par la fragilité du maintien du pouvoir d’achat pour sa classe moyenne. Son autorité assise sur une personnalisation de plus en plus forte du pouvoir, avec une forme de mimétisme vis-à-vis de Mao, et sur un contrôle absolu de l’armée qui est devenue un Etat dans l’Etat, connaissait aussi une remise en cause au sein des instances du PCC . Il devenait urgent de réaffirmer la supériorité du socialisme au capitalisme et les ambitions de l’empereur rouge tant en interne que vers le monde.
Aux Etats-Unis, Donald Trump sortait de trois années de tensions médiatiques derrière les procédures « d’Impeachment » engagées par les démocrates, d’abord sur l’entrisme des services russes dans l’élection de 2016, puis sur le blocage des tribulations de la famille Biden sur l’Ukraine, afin de saper son image en vue des prochaines élections présidentielles. Il venait aussi de terminer ses réalignements stratégiques avec Israël et de fait vis-à-vis de l’Iran (Cf. l’assassinat du général Souleimani). Il en était de même en termes de repositionnements militaro-politiques sur l’Afghanistan et le Proche-Orient avec la mise en œuvre d’une forme de cogestion discrète et de basse intensité avec les russes sur la tenue du nœud syriaque et sur la gestion des monarchies du Golfe autour des questions énergétiques. Enfin la conclusion du Brexit ne pouvait qu’alimenter son projet de déconstruction à terme de l’Union européenne, ce qui lui permettrait de rebâtir sur l’hémisphère nord, notamment avec l’ouverture de la route maritime nord, un nouveau cadre d’accords commerciaux avec son allié britannique et les pays riverains de la Baltique, dont l’Allemagne post Merkel… L’économie était au rendez-vous avec des taux de croissance exceptionnels, des bourses avec des résultats stupéfiants, le plein emploi et une autonomie énergétique retrouvée grâce aux gaz de schiste. Tout était en train de se configurer pour une réélection en novembre 2020 qui se profilait à priori sans difficultés.
En Europe, la montée inexorable des populismes et la conclusion d’un Brexit dur sans accord, avec la victoire de Boris Johnson, n’ont contribué qu’à multiplier des désaccords sur tous les sujets tant budgétaires, avec la sortie du Royaume-Uni et les exigences allemandes, que sécuritaires, avec la question du chantage aux migrants orchestré par la Turquie ou le problème de la contribution aux opérations anti-terroristes sur le Sahel… Le couple Franco-germanique ne faisait plus rêver et l’Allemagne de la fin de l’ère Merkel entrait officiellement en récession. Pour beaucoup d’analystes l’Union européenne s’enfonçait dans une spirale critique de laquelle pouvait sortir le meilleur comme le pire : une renaissance comme une implosion. Il est indubitable que l’UE vit sous stress et qu’elle n’a plus beaucoup de marges de manœuvre, sinon celles de la BCE et de son MES pour amortir les écarts de compétitivité et les dérives des dettes publiques, véritables bombes à retardement de la gouvernance européenne. Elle ne fait plus que suivre la marche du monde mais elle ne l’anticipe plus. Plus personne ne lui demande sa médiation, ni même son avis.
La Russie était concentrée sur la problématique de la succession de Vladimir Poutine, question qui fut « vite et bien réglée », puisque sans surprise le tsar va se succéder à lui-même. Tout ceci intervient à un moment où le chef du kremlin a réussi à sanctuariser le dossier ukrainien sans se faire piéger tant pas les ultras russophones que par les néoconservateurs américains. Il a aussi réussi à verrouiller le jeu tactique sur la Syrie en contenant les ambitions de la Turquie comme de l’Iran. Il a aussi surpris tout le monde en entrant dans l’OPEP et en s’imposant de fait comme un arbitre entre les américains et les pays producteurs du Golfe sur la question sensible des cours du pétrole. Sur ce dossier énergétique, particulièrement stratégique pour la Russie, il a manœuvré subtilement sur les tracés des gazoducs sur la Baltique (North Stream2) et sur la Méditerranée orientale ( Turk Stream). Il a aussi veillé à conserver une certaine symétrie avec la Chine et les puissances du Pacifique nord notamment avec l’ouverture du gazoduc « Force de Sibérie », tout en renforçant son imprimatur sur le contrôle de la route nord et sur les gisements de l’Arctique… Cette posture globale est assise sur vingt années d’actions sécrètes et diplomatiques, renforcées par des actions d’influence de très haut niveau qui sont entre autres illustrées par les succès des conférences de Valdaï et de Vladivostok. Poutine était fin prêt pour jouer simultanément plusieurs parties d’échec. Toutes ses pièces étaient bien positionnées sur le plan tactique. Il n’a pas d’endettement, il a toujours su privilégier le temps long, il a la main sur cette clé de voute de nos économies marchandes que constituent encore le pétrole et le gaz, et il est au faîte de sa maturité politique.
Bien entendu dans ce tableau il reste la question des pays dits émergents, les BRICS de l’économiste de Goldman Sachs, Jim O’neill. En 1990, leur poids dans le PIB mondial atteignait à peine 10 % contre 30 % en 2019 pour 40% de la population mondiale. Mais peut-on continuer à considérer que la Chine ou la Russie sont encore « émergents » ? L’un est devenu l’atelier du monde , l’autre compte parmi les plus grands fournisseurs d’énergie du monde… Les deux sont détenteurs de l’arme nucléaire, sont puissances spatiales et sont membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU… De même avec l’Inde qui est devenu au niveau mondial le « back office » de toutes nos activités de service et de nos SSI… Une chose est certaine, la crise financière de 2007/2008, par ses répercussions mondiales, a eu pour effet d’amortir les performances de la plupart de ces pays qui sont très dépendants de l’extérieur en matières premières et en capitaux, et trop focalisés sur des stratégies à l’exportation du fait des délocalisations occidentales sur le plan industriel. L’arrivée de la pandémie a au moins révélé au monde l’importance de ces déséquilibres tant marchands que financiers liés à la mondialisation d’une certaine ingénierie du profit basé sur des supply-chain en flux tendus, en particulier sur les plans sanitaires…
Les trajectoires de ces différents ensembles d’acteurs se sont reconfigurées brutalement avec l’arrivée du coronavirus fin 2019. Xi Jinping en a profité pour procéder à une fulgurante reprise en main du pays. Il a assaini les dissidences à tous les niveaux, mis l’armée au centre du traitement de la crise à Wuhan et engagé une vaste campagne de propagande tant à l’intérieur du pays qu’à l’international pour démontrer l’efficacité de son traitement de la crise et la modernité de la Chine. Il s’appuie à cet effet sur les 90 millions de membres du PCC pour accréditer le récit auprès des populations et des opinions internationales avec les techniques bien connues de la rhétorique communiste. Donald Trump, après avoir cherché à relativiser l’évènement, a été obligé d’encaisser le choc avec toutes les conséquences en termes d’effondrement économique, de crise potentielle sur le plan financier voire de remise en cause de sa propre réélection. Pour l’UE nous assistons à une vacuité affligeante des institutions [28] qui ne jouent pas leur rôle de solidarité et d’amortisseur face à une hétérogénéité de postures qui démontrent un niveau d’impréparation pathétique dans le traitement des évènements. Les pays latins payent le prix fort en termes de mortalité et d’effacement économique. L’ensemble de la zone entre en récession et risque de décrocher de façon monumentale en termes de compétitivité (-10% du PIB pour la zone contre -3% en moyenne pour le reste du monde selon les projections du FMI…). Pour la Russie, la question collatérale de la chute des cours du pétrole fait plus de dégâts à Moscou pour le moment sur les budgets que le Covid 19, mais elle confirme l’ouverture de nouveaux champs d’opportunités de négociation avec les américains autour de la maitrise stratégique de l’ énergie face à cette surprise virale venant de Chine qui déstabilise tout le système économique occidental.
Tout va désormais très vite dans les réalignements stratégiques. Pour certains chroniqueurs nous assistons à la fin de la globalisation avec toutes nos transactions et logistiques quasiment à l’arrêt selon les confinements adoptés. Les transports aériens, le tourisme de masse, le commerce mondial sont au bord de la faillite et exigent de la part des Etats des plans de soutien dignes d’un nouveau plan Marshall (actuellement les projections mondiales en termes de coûts sont de l’ordre de 5 000 milliards de $). Est-ce que pour autant la globalisation est morte avec ce coup de frein sur le fonctionnement de nos sociétés ? Non, elle change juste de nature et les évènements ne font que confirmer encore plus le poids des interconnections et des transactions numériques, l’importance stratégique des réseaux cybernétiques et de fait de leur sécurisation, et le rôle crucial que joue l’Intelligence Artificielle dans l’ingénierie des nouvelles réponses à fournir à nos sociétés, notamment en termes de santé publique. L’impact sur la globalisation est plus sur la remise en cause d’une certaine uniformisation des modèles mondiaux. En cela cette pandémie aura sûrement des effets induits sur les modes de représentation que nous pouvons avoir du réel en réintroduisant à la marge des approches locales et culturelles dans les modes de productions et de consommation.
En revanche cette crise a bien un impact sur ce que l’on appelait la « mondialisation heureuse ». La diffusion du virus a rappelé à tout le monde en quelques semaines qu’il venait de l’étranger et que notre mondialisation pouvait devenir désormais « mortelle »… Aux Etats-Unis tout le monde parle du « virus chinois . En Europe le premier réflexe a été de fermer les frontières et de faire voler en éclat instantanément les accords de Schengen. Les logiques de repli et de réclusion imposées par le confinement ont pris le dessus sur les volontés d’ouverture et de partage multiculturel qui prévalaient avant-hier. Les impacts sur les économies risquent d’être considérables selon les postures adoptées avec une contraction des volumes marchands mondiaux estimées à 30%. De fait tous les exécutifs s’attendent à des sorties de confinement catastrophiques sur les plans économiques et sociaux avec l’obligation de recourir à des niveaux d’endettement considérables. L’effet domino sur le système bancaire ne pourra qu’être spectaculaire, voire fatal pour tous ceux qui ne seront pas au niveau de ce stress test…. Cette pandémie ne fera que provoquer ce crash que tout le monde appréhendait d’ores et déjà en 2019 vu le niveau extravagant des dettes et la multiplication des bulles spéculatives sur les marchés financiers juste avant le déclenchement de cette pandémie. Les plus vulnérables seront sans aucun doute les chinois, les plus fragiles resteront les européens et les plus opportunistes devraient être encore les anglo-saxons qui maitrisent l’ingénierie financière mondiale, en plus de la suprématie militaire, même s’ils sont paradoxalement dépourvus de masques pour leurs populations… (Les Etats-Unis avec leurs alliances, dont l’OTAN, couvrent 75% des dépenses d’armement au monde, les Etats-Unis déboursant à eux seul 45%).
Mais cette pandémie révèle aussi une autre réalité qui correspond à ce changement de paradigme stratégique que nous avons vu progressivement émerger dans ce déplacement du barycentre des rapports de force géopolitique de l’Atlantique nord sur le Pacifique nord au cours à la fin du XXème siècle… Le pouvoir contrôlé par l’Occident, d’abord par les européens puis par les américains, s’est assis sur le contrôle de la métallurgie et du pétrole. Les dernières grandes guerres mondiales en furent une illustration tragique. Les premiers secteurs qui sont touchés par cette catastrophe sanitaire sont tous les attributs de ces facteurs de puissance d’hier qui correspondaient à une réponse productiviste, essentiellement manufacturière et consumériste, à la massification du monde : le transport aérien, la voiture, l’or noir… Aujourd’hui c’est l’Intelligence artificielle, la robotique, la biologie et les nanotechnologies qui permettent de répondre aux défis qui nous sont imposés par la croissance démographique et cette urbanisation rapide d’un monde qui passe de 40% à bientôt 60% d’habitants localisés dans de grandes mégalopoles, comme Wuhan. Il faut ajouter à ce constat le fait que 80% des populations sont désormais localisées sur les littoraux, qui constituent à la fois des zones de rupture de charge vitales mais aussi des zones majeures de risques (cyclones, séismes, tsunamis etc.). De fait les notions de valeur-ajoutée et de prises de risque ont complètement changé de nature en un demi-siècle, là où il a fallu 5 siècles pour asseoir le monde d’hier… Les jeunes générations ne parlent plus de bonheur matériel mais de bien-être environnemental. La notion de PIB ne signifie plus rien et ne représente plus la véritable création de richesse. La pandémie l’a révélé de façon inattendue du fait du confinement. A titre d’exemple assez spectaculaire et inattendu, les cieux se sont éclaircis et la saturation de CO2 s’est dissipée clarifiant en quelques semaines les débats hystériques sur les enjeux climatiques et environnementaux… L’écologie qui était perçue hier comme un continuum idéologique et infantile de la pensée marxiste, est vécue aujourd’hui comme une contrainte de survivance pour l’ensemble de la communauté humaine. Ce qui ne signifie pas pour autant que ce mouvement de fond ait encore trouvé sa maturité sur le plan politique. Les notions de responsabilité face aux prises de risque individuelles et collectives n’ont plus le même sens et viennent impacter les logiques de gouvernance héritées du XVIIIème siècle, notamment en Occident. Que signifie la démocratie, le libéralisme, le socialisme dans un monde interconnecté, multi tribal, où le vieil occident ne représente plus que 8% de la démographie mondial ? La pandémie ne fait que contribuer à tourner la page de ce livre de l’histoire de l’humanité, comme ce fut le cas lors de la grande peste au XIVème siècle… Alors quelle pourrait être la suite ?
Quels scénarios géostratégiques pourraient sortir de cette pandémie ?
Si cette catastrophe sanitaire révèle les vulnérabilités de ce monde globalisé et met en exergue l’extrême fragilité de cette mondialisation de la marchandisation de notre postmodernité, elle peut aussi provoquer des accélérations dans les repositionnements stratégiques, des neutralisations des pulsions hégémoniques voire des radicalisations dans les rapports de force. Elle peut servir à la fois de prétexte comme de catalyseur vu les agendas en cours en termes de rapports de force entre les grands protagonistes des équilibres mondiaux. Quels sont les éléments dimensionnants des scénarios possibles ? Il y a celui du dépassement des Etats-Unis par la Chine qui deviendrait ainsi sur le plan économique la première puissance mondiale entre 2020 et 2022, faisant ainsi perdre à l’oncle Sam son statut « d’America First and Great Again ! ». Il y a celui des échéances électorales américaines en 2020, Allemandes en 2021, françaises en 2022 et russes en 2024 qui vont se dérouler sur fond de crises sociales et financières avec une montée des populismes et peut-être de l’inflation, bêtes noires de notre histoire occidentale. Il y a celui de l’explosion des dettes et de la manière de les nantir ou de les effacer entre l’hémisphère nord et l’hémisphère sud avec au centre de ce jeu d’initiés la question explosive de la situation chinoise. Enfin, quels seront les impacts des multiples mensonges et défaillances des Etats autour de cette pandémie ? C’est le cas pour la Chine qui a laissé s’installer l’épidémie, qui a masqué les informations, et qui mène des campagnes diplomatiques mensongères avec par ailleurs l’envoi de matériels sanitaires de piètre qualité… Il en est de même pour plusieurs pays sur la façon de traiter l’alerte et de piloter la crise avec la montée d’une vague de judiciarisation envers les dirigeants qui devrait s’avérer inédite… C’est aussi le cas pour plusieurs grandes organisations internationales en termes de détection et de prévention des risques comme l’OMS ou l’Union européenne qui sont accusées, pour l’une de corruption et de collusion avec les chinois par les américains, et pour l’autre d’indolence et d’indifférence par les pays européens… Tous ces éléments vont constituer une trame de fond qu’il faut intégrer dans la réflexion en partant du postulat que le jeu va se jouer plutôt à trois avec deux titans (la Chine et les Etats-Unis) et un joker (la Russie). En arrière-plan nous devrions assister malheureusement à un effacement de l’Europe qui est devenue impuissante en termes de relations internationales mais aussi des Organisations Internationales qui sont neutralisées par l’effondrement du multilatéralisme depuis l’arrivée de Donald Trump (2017). Les grandes plaques de l’hémisphère sud (Inde, Afrique et Amérique latine) constitueront, ce qu’elles sont déjà, les zones de prédations et d’arbitrages stratégiques des rapports de force à venir.
Dans cette perspective nous pourrions envisager trois scénarios.
Scénario 1 : La radicalisation – les Etats-Unis veulent rester « America First and Great Again »
Pour l’administration Trump il n’est pas envisageable d’abandonner le statut de première puissance mondiale et cette catastrophe sanitaire pourrait constituer le prétexte pour monter d’un cran dans le rapport de force avec la Chine qui n’est pour le moment que commercial. D’ores et déjà une campagne étayée par un rapport de la CIA , dont les éléments commencent à filtrer par tous « les réseaux accrédités », accuse l’OMS et la Chine d’avoir falsifié les données initiales de cette pandémie et de ne pas être transparentes sur ses causes, ce qui aurait faussé et retardé la diffusion de l’alerte au niveau mondial et piégé les organisations hospitalières occidentales. Pour Donald Trump il est évident qu’il va falloir expliquer à l’américain de « main street » pourquoi il meurt à cause d’un « virus chinois » alors que « la prospérité était au coin de la rue ». Pourquoi les proches et les amis de ses électeurs meurent d’une forme de SRAS à New-York alors que l’Amérique a décidé de ne plus envoyer ses « boys » mourir sur d’autres rivages pour des causes lointaines…Pourquoi l’épargne des américains, indispensable pour compléter le système de santé et de retraite, s’est évaporée en deux semaines avec l’effondrement des bourses du fait de la pandémie. Par ailleurs pourquoi serait-il indispensable que les américains payent cette casse humaine, sociale et économique pendant que les chinois, responsables de cette pandémie mondiale, en profiteraient pour investir des milliers de milliards de dollar afin d’asseoir leur hégémonie sur le monde au travers de leurs routes continentales et maritimes ?
La tentation est très forte de casser la suffisance et l’arrogance de l’empereur chinois et de renouveler le coup du « sac du palais d’été » lors de la seconde guerre de l’Opium. La bataille est déjà engagée sur la course aux vaccins pour bien démontrer au monde que les Etats-Unis sont toujours les premiers grâce à leurs start-up, aux GAFA, à leurs laboratoires et aux prouesses de l’Intelligence Artificielle, comme ce fut le cas pour l’Ebola sur l’Afrique. Trump peut aussi tout simplement profiter de la crise financière qui semble inévitable pour mettre à genou le système économique chinois et provoquer ainsi une remise en cause de la légitimité des dirigeants par le peuple chinois en utilisant l’effet de levier que constitue la superstition qui prévaut lorsque la famine et les épidémies frappent l’empire du milieu. Dans ce scénario le PCC, avec ou sans Xi Jinping, ne sera pas sans réagir et la tentation de faire une démonstration de force en mer de Chine n’est pas à exclure notamment vis-à-vis de Taïwan qui sert de focus actuellement pour entretenir l’adhésion de la toute puissante armée chinoise aux cotés des ambitions de son « empereur rouge vif » [34]. Il est évident que ce scénario dur peut nous emmener sur des logiques d’escalades que les russes pourraient faire basculer au profit des américains s’ils considèrent que ce recalage de la puissance chinoise leur assurera une place privilégiée dans les jeux à venir sur le Pacifique nord, notamment vis-à-vis du contrôle de la route nord… Dans cette hypothèse, où l’Europe serait malheureusement à nouveau consommable, une nouvelle alliance Etats-Unis-Russie pourrait très bien voir le jour avec un accord secret pour réadministrer ensemble l’hémisphère nord dans la perspective d’une nouvelle guerre froide dont l’adversaire commun serait la Chine.
Scénario 2 : La neutralisation – Les Etats-Unis jouent la coopétition avec la Chine
Certes l’administration Trump a les moyens de mettre à genou la Chine et de casser les prétentions de Xi Jinping mais est-ce qu’elle a vraiment intérêt à entrer dans ce jeu absolu d’affrontements des hubris et des égos politico-militaires compte-tenu des niveaux d’interconnections et de dépendances croisées entre les deux puissances depuis désormais 30 ans ? Cette pandémie révèle la vacuité des approches clauzewitziennes, chacun tenant l’autre par ses faiblesses en termes d’autonomie tactique : le chinois via les délocalisations occidentales, l’américain via son ingénierie financière, aucun des deux n’ayant la possibilité d’engager un avantage pour emporter la partie, les deux étant conjointement perdants. Donald Trump est un homme d’affaire et il faut relire son bestseller « The art of the Deal » pour comprendre ce qui est moteur pour lui sur le plan stratégique. De la même façon Xi Jinping est un prince rouge milliardaire, entouré d’une oligarchie d’affaire, dont toutes les figures comme le très médiatique Jack Ma sont membres du PCC et actuellement au front pour accompagner sa « diplomatie des masques » sur le plan international. Dans ce scénario il est préférable de trouver un juste milieu de coopétition , voire de coopération sur les plans scientifiques et technologiques, la question épidémique étant loin d’être réglée dans un monde qui continue à croitre sur les plans démographiques avec des multiplications de mégalopoles, comme Wuhan, mais beaucoup plus dangereuses sur le plan humanitaire, comme Lagos… Dans cette perspective il vaut peut-être mieux constituer un « duopole fort » pour tenir toutes les contraintes qui émergent de la complexité du fonctionnement du monde, plutôt que de vouloir écraser l’autre pour rester « first ».
C’est bien entendu un scénario que nous pourrions qualifier de raisonnable et d’intelligent. Il suppose un niveau de maturité politique inédit entre les parties… Maintenant cette pandémie sous la pression des populations mondiales peut aussi ouvrir un champ de prise de conscience sur le plan géostratégique et aider les dirigeants à faire évoluer les modèles de gouvernance. Dans ce domaine les grandes entreprises mondiales peuvent jouer un rôle majeur en arrière-plan, n’ayant pas intérêt à passer cette fois-ci par de la « destruction créatrice » pour reprendre les bons modèles d’économie politique du siècle dernier. Ce scénario peut aussi très bien convenir aux russes qui garderont leur rôle de joker entre le monde d’hier avec leur rôle incontournable dans la maîtrise de l’énergie et leur entrée dans le monde du futur avec leurs maîtrises des systèmes cybernétiques aux côtés notamment des israéliens. Dans ce jeu il n’y a pas de premiers et de perdants , il n’y a que des associés et des partages de zones d’influence. Il ne s’agit pas d’une nouvelle guerre froide mais d’un « new deal » pour gérer la phase de transition avant la montée en puissance de l’Océan indien sur le plan géostratégique sur les 30 prochaines années… Dans ce scénario la vieille Europe pourrait reprendre ses marques et se redéfinir une nouvelle identité, voire une place de médiateur à l’égard du continent africain qui pourrait émerger différemment.
Scénario 3 : L’accélération – Les Etats-Unis laissent la Chine devenir « China First »
L’Amérique se trouve ébranlée par un crash financier insurmontable pour les faiseurs de miracle de « Wall Street » et le pays s’effondre sur lui-même avec une énorme récession pire qu’en 1929 . La Chine tient tête aux accusations américaines et ne veut pas payer. En arrière-plan il faut intégrer dans la réflexion ce contexte démographique compliqué aux États-Unis lié à la montée de l’immigration hispanique et qui conteste de plus en plus aux WASP leur domination dans le modèle issu des pères fondateurs. Ce qui vaut dans ce scénario pour les Etats-Unis vaut aussi pour l’Europe, dans une situation d’implosion de l’UE par effet domino, avec la pression migratoire venant du continent africain. Dans ce scénario la Chine n’a pas besoin de faire la guerre, « quelle ne veut pas » selon la rhétorique officielle de ses diplomates… elle n’aurait qu’à se laisser porter par les évènements qui sont étonnamment favorables à l’agenda stratégique de Xi Jinping. Certes, elle serait obligée d’encaisser les contrecoups de la crise financière. Mais à l’instar de celle de 2008, le PCC n’hésitera pas à imposer à sa population des sacrifices afin de devenir « China First » en mettant en œuvre des mesures coercitives avec l’aide de l’armée, qui a fait entre autres une très belle démonstration de force, et de communication avec entre autres la construction « spontanée » de l’hôpital à Wuhan … en termes de politique intérieure. Dans ce scénario, et ce quelle que soit l’administration américaine aux commandes, les Etats-Unis se résigneront à leur seconde place et se replieront sur l’administration de leur zone d’influence prioritaire avec une nouvelle doctrine Monroe. L’Europe, qui ploiera sous les dettes et les faillites, deviendra, au même titre que le continent africain pour les matières premières, une zone de captation d’actifs. Quant à la Russie elle ne pourra opter que pour une alliance d’opportunité avec la Chine afin de rester dans le jeu des forts sur le moyen-terme. Ce scénario d’affirmation de l’hégémonie de la Chine ne serait pas sans conséquences sur la zone du Pacifique nord, notamment vis-à-vis de ses relations de voisinage sur la mer de Chine et sur l’ASEAN ainsi que vis-à-vis de l’Inde qui constitue un adversaire historique sur son flanc sud. Cette zone asiatique n’a pas fait sa résilience des grandes guerres du XXème siècle et tous les pays ont conservé un contentieux frontalier ou moral. Il suffit de peu de choses pour que le réarmement des uns et les convoitises des autres débouchent sur des affrontements de haute intensité. Il est possible qu’une Chine qui retrouverait son statut impérial après le siècle de mépris imposé par les occidentaux changerait la donne sur la stabilité de cette région et sur les équilibres mondiaux pour le prochain demi-siècle.
Bien entendu l’inconcevable n’étant pas impensable nous pouvons aussi avoir d’autres scénarios, voire un mélange de ces trois en termes de combinaisons. Tous ceux qui œuvrent en matière de relations internationales savent que la prospective est d’abord l’art de se tromper, car rien ne se passe de façon littéraire. Mais le pire est de ne pas en faire, de refuser de réfléchir aux hypothèses, de ne pas anticiper et par la même de subir.
Quelles sont les réflexions de fond que nous devons mener à la suite des effets de cette catastrophe sanitaire ?
Tout a été dit ou presque sur les limites et l’avenir de la mondialisation des échanges et la globalisation des données. Cet évènement ne va que modifier à la marge ces problématiques qui sont inhérentes à la complexité du fonctionnement du monde ou près de 3 milliards d’individus sur 7,7 ont désormais accès à la modernité, ce qui n’était l’apanage que d’1 milliard sur 3,7 il y a encore un demi-siècle. Pour autant ces 3 milliards en payent désormais le prix avec un confinement asynchrone mais singulier qui obère leur confort, gène leur frénésie de mouvements et de transactions et coûte de l’argent. Il y a toujours un prix à payer pour tout et cette pandémie vient de le rappeler à des sociétés qui se sont progressivement affranchies des bonnes règles de sécurité collective et de prévoyance individuelle. La tentation est de se recentrer sur deux socles qui réconfortent : le rétablissement des frontières pour faire face à ce qui est du domaine de « l’étrange » et la réhabilitation de la souveraineté des Etats pour faire face aux « coups du sort ». La recherche de boucs émissaires et le besoin d‘exorciser cette actualité mortifère ne règleront pas les problématiques de fond en termes de bonne gouvernance et de coexistence sur le plan international.
A ce titre comment les organisations internationales, qui ont été absentes et inaudibles de cet évènement majeur, vont -elles pouvoir réaffirmer leur légitimité ? La SDN a disparu à cause de son incapacité à anticiper la montée de la Seconde Guerre mondiale… Est-ce que l’OMS sortira indemne de ses collusions avec les chinois ? Comment le monde scientifique, qui avait garanti à nos sociétés un niveau de vigilance et de précaution absolu, va-t-il retrouver sa crédibilité après tant d’errements sur la gestion de l’alerte et sur le traitement de la nature de ce coronavirus ? Qu’en sera-t-il des réactions du monde non gouvernemental, qui a jusqu’à présent tenu le front des grandes épidémies sur l’hémisphère sud, et qui n’a pas été associé sur le pilotage de cet évènement sur l’hémisphère nord alors qu’il avait des retours d’expérience exceptionnels à fournir aux systèmes hospitaliers des pays riches [41] ?
De même en termes de pilotage de crise, comme après chaque grand évènement, il faudra tirer tous les enseignements liés notamment au fait culturel et à la prégnance des dimensions civilisationnelles dans le traitement d’une catastrophe globale. Ce fut le cas avec Tchernobyl (1986) et Fukushima (2011) avec le monde du nucléaire De la même façon il faudra le faire avec le monde assuranciel qui a su tirer les leçons des grands aléas naturels, telles les conséquences de plusieurs aléas d’envergure comme les éruptions des volcans islandais et indonésiens qui ont paralysé le transport aérien et des millions de personnes pendant des semaines sur l’hémisphère nord. Il en fut de même sur les grandes catastrophes naturelles comme les grands froids ou les canicules avec les phénomènes El Nino. Mais aussi avec les typhons en Asie, les cyclones dans les Caraïbes tel Katrina (2005) avec ses 350 000 maisons détruites en 2h sur la Nouvelle-Orléans, soit l’équivalent de toutes les destructions en France pendant toute la durée de la Première Guerre mondiale, et la neutralisation du 4ème port au monde, poumon d’acier des Etats-Unis [42]. A titre de comparaison ce cyclone a coûté 150 milliards de $ aux américains, soit l’équivalent de ce que l’Union européenne pensait débloquer en mars 2020 pour soutenir l’économie à l’arrêt des pays membres face au Covoid 19… Dans le même esprit les japonais ont fait face à un tsunami sur la province de Sendai qui a fait en moins d’une heure 30 000 morts et disparus. Ils ont eu pendant plusieurs semaines des répliques quasiment toutes les heures, notamment à Tokyo, qui ont neutralisé toutes leurs technopoles mondiales… Qu’avons-nous retenu de cette catastrophe sinon l’accident très médiatisée sur la centrale de Fukushima qui n’a fait quasiment aucune victimes… sinon le nucléaire allemand… [43] Nous possédons des bibliothèques entières d’études de cas sur la vulnérabilité de nos systèmes de vie [44]. Il serait temps d’en faire autre chose que de les décliner en équations pour nos actuaires ou en thèses littéraires pour nos chercheurs. Enfin il serait judicieux, vu les niveaux aberrants d’impréparation, de former et d’entrainer désormais systématiquement nos dirigeants ainsi que les populations à une autre pratique de la prévention des risques collectifs…
Ces évènements encore impensables fin 2019 posent de nouveau la question de l’évolution de nos modes de représentation du réel, du poids de l’émotion et de l’irrationnel dans nos systèmes décisionnels et pour certains pays du poids de l’idéologie dans nos modes d’organisations. La question de la pertinence de la parole publique se pose aussi avec toutes les instrumentalisations sémantiques que nous avons pu connaître, avec ces rhétoriques martiales, afin de faire de l’audience sur le plan médiatique. Celle du recours au mensonge d’Etat interpelle encore plus alors que nous sommes sur des logiques vitales pour les populations et que nous n’avons jamais eu autant de moyens de communication pour jouer la transparence et asseoir de véritables débats démocratiques. Cette pandémie ouvre aussi la question du traçage des populations au niveau mondial pour répondre à priori aux urgences scientifiques et médicales. Jusqu’à présent la géolocalisation ne concernait que le cybermarketing et la logistique. Désormais ces technologies sont déclinées sur le plan sécuritaire sous prétexte de lutte anti-terroriste et désormais de santé publique. Ces nouvelles contraintes imposées par les circonstances posent sérieusement la question des limites de l’entrisme des Etats sur les libertés individuelles et sur leur impact durable sur les droits fondamentaux de nos démocraties…
La pandémie du Covoid 19 a servi de révélateur sur de nombreux sujets qui posent la question de la résistance de nos modèles de vie et celle des capacités de résilience des populations selon les continents. Va-t-elle permettre de transformer les systèmes qui contribuent à la maitrise de cette complexité et à la survivance de notre humanité ? Rien ne pourra se faire sur le court terme et il va d’abord falloir, comme pour chaque catastrophe, savoir sortir de l’évènement et reconstruire. Après il faudra prendre le temps de la prise de recul, sortir des dénis et accepter d’intégrer les enseignements de ce choc sanitaire. Maintenant cette pandémie peut aussi provoquer des remises en cause profonde de la gouvernance tant locale qu’internationale. Elle interpelle sur le vital mais aussi sur la façon d’exercer demain le pouvoir et de penser les termes de la puissance. La difficulté de l’exercice tient à l’instant présent aux spécificités du jeu d’acteurs qui est en place au niveau international. Très peu sont des démocrates au sens où nous le privilégions avec notre vieille culture européenne, la plupart sont des autocrates, des oligarques ou des dictateurs. La sortie de cette crise va nous mettre devant des défis très importants qui sont ceux d’une globalisation qui ne devienne pas liberticide pour soi-disant mieux nous protéger, d’une mondialisation qui ne soit pas mortifère pour préserver des profits immédiats et d’une expression de la puissance qui ne verse pas dans le culte de la personnalité et dans des combats hégémoniques pour rester ou devenir le premier là où il faudrait penser différemment et en conscience l’avenir de l’humanité…
Manuscrit clos le 15 avril 2020
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