Comment la Silicon Valley veut réinventer la philanthropie
Article paru sur le site du journal Le Temps le 04/10/2018 par Stéphane Benoit-Godet
Les nouvelles fortunes bâties dans la technologie octroient de plus en plus de dons. Mais les disrupteurs font là aussi les choses différemment. Ce qui n’est pas sans attirer des critiques.
Nous rencontrons Heather McLeod Grant dans un café de Burlingame, une ville cossue située entre San Francisco et la Silicon Valley. L’expresso est délicieux et notre interlocutrice s’amuse de notre remarque sur le côté très «chic» de l’artère principale du lieu, si riche en boutiques et si pauvre en bruit. Ici, toutes les voitures roulent à l’électricité et donnent une impression de calme et de luxe.
«Vous devez aller au centre commercial de Stanford si vous voulez vraiment avoir une expérience de l’argent qu’il y a dans la région.» Heather McLeod Grant sait de quoi elle parle. Cette dernière travaille dans la philanthropie depuis une vingtaine d’années. Elle conseille des familles fortunées ainsi que des institutions. Elle a coécrit un rapport qui fait référence. The Giving Code tente de développer le sens du don chez les entrepreneurs de la Silicon Valley.
Ces dernières années, ceux que l’on surnomme ici «les 1% des 1%», à savoir les super-riches, ont arrosé généreusement toutes sortes de causes avec leur argent. Des millions, des centaines de millions voire des milliards de dollars. Comme les 13 milliards que Mark Zuckerberg va donner en actions Facebook pour combattre les maladies infantiles.
«Mais les disrupteurs font les choses différemment dans ce domaine aussi», prévient la consultante. Il y a un mois elle donnait une conférence au SFMoma, le musée d’art contemporain de la ville. Constat: les entrepreneurs de la nouvelle génération ne s’intéressent pas aux arts classiques. Une des raisons tient au fait qu’ils sont… jeunes. Ils n’accordent pas de valeur à ce qui constituait autrefois un symbole de réussite.
«Quand vous portez un sweat à capuche, cela ne vous dit rien de mettre un smoking ou une robe longue pour assister à un gala de charité.» Cela marche encore à New York, relève notre interlocutrice, où l’argent se fait dans la finance et où les épouses apprécient les soirées mondaines. «Mais ici, vous allez faire un flop.»
Raréfaction des dons locaux
Autre caractéristique de ces mécènes 2.0, ils ont construit leurs empires sur une base globale. Mark Zuckerberg et les fondateurs de Google ne se sentent pas redevables de la communauté dans laquelle ils vivent. «Leurs entreprises ont des utilisateurs dans le monde entier, ils préféreront avoir de l’impact en Afrique ou en Inde, des territoires qu’ils doivent encore conquérir.»
C’est différent pour un Marc Benioff, le fondateur de Salesforce. Un gars du coin – il a d’ailleurs fait son école secondaire à Burlingame – qui donne beaucoup à des œuvres dans la baie de San Francisco. Ce héros local a aussi cédé à une mode répandue, racheter un média, en l’occurrence Time Magazine. D’autres l’ont fait avant lui, comme la veuve de Steve Jobs, Laurene Powell Jobs avec The Atlantic et Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon basé à Seattle, avec le Washington Post. Un bon moyen de se donner un profil national, mais, là aussi, rarement une occasion de soutenir un acteur local.
Enfin, les anciens mécènes aimaient voir s’ériger des «buildings» à l’occasion de leur donation. C’était l’époque d’une économie bien différente, basée sur les infrastructures. Les richesses d’alors se bâtissaient dans les mines, l’extraction de pétrole ou la construction. «Quand vous êtes un entrepreneur de la tech, une activité très dématérialisée, vous souhaitez améliorer le système éducatif plutôt que bâtir de nouvelles écoles.»
Une question se pose alors: ces nouveaux riches aiment-ils tout de même la culture? Notre interlocutrice part d’un grand rire. «Oui bien sûr, certains collectionnent de l’art, d’ailleurs.» «Cela commence doucement», confirme Florence Buatois, une Lausannoise établie dans la région et très active dans le milieu caritatif. Cette dernière rappelle que l’essentiel des dons aux Etats-Unis se destine aux activités religieuses, les activités culturelles ne drainant qu’un petit 5% de l’ensemble. Dans un geste qualifié de rare par la presse locale, Jerry Yang, le fondateur de Yahoo!, a donné l’an dernier 25 millions au SF Asian Art Museum. Florence Buatois temporise: «Le SFMoma a vécu une renaissance grâce aux Fisher – les fondateurs de GAP – qui ont non seulement donné leur collection d’art mais aussi effectué un don important pour la réfection du musée.»
Mais GAP est une marque de vêtements. Pour la plupart des multimillionnaires issus de la tech, le fait culturel de l’année se résume au festival Burning Man, selon Heather McLeod Grant. «C’est radical, c’est de la cocréation, il y a de la techno et une rave dans le désert. Ils vivent une expérience et la prolongent avec les médias sociaux.» Toutes choses pour lesquelles un théâtre, par exemple, se trouve démuni. Un autre élément caractérise les nouveaux mécènes, selon Rachel Ash, responsable du développement de la compagnie Alonzo King LINES Ballet: «Il n’y a pas beaucoup de loyauté de leur part. Le plus souvent, ils vous suivent sur un projet culturel et c’est tout.»
Prendre le relais des autorités
Il y a des pans entiers de la vie publique aux Etats-Unis qui sont délaissés par les autorités. La philanthropie doit prendre le relais. Florence Buatois a commencé son activité par un soutien bénévole à une maison de retraite pour personnes âgées à bas revenus de Palo Alto. Une des communes les plus riches du coin. «Même les autorités ne savaient pas que cette catégorie sociale existait ici», s’amuse-t-elle encore. Elle qui travaille désormais bénévolement pour le SFMoma ainsi que pour la French American Cultural Society (FACS) voit de plus en plus d’étudiants en école de commerce se former à la philanthropie. «C’est un domaine qui devient toujours plus attirant aux yeux des millennials, pour lesquels la réussite financière n’est pas toujours ce qui compte le plus.»
Est-ce la pression de ces jeunes collaborateurs qui pousse les patrons de grandes boîtes de tech à évoluer? Récemment, Jeff Bezos s’est délesté de 2 milliards de dollars pour des œuvres de bienfaisance à destination des défavorisés. «Les entreprises technologiques redonnent par le biais de soutien matériel avec leurs logiciels et leur assistance technique, ainsi qu’avec leurs programmes de responsabilité sociale des entreprises (RSE)», rappelle Leah Toeniskoetter de Deloitte à San Francisco. Ce que confirme Florence Buatois, qui a aussi œuvré pour la Croix-Rouge américaine: «Dans les situations de grandes crises, nous avons toujours pu compter sur Apple, Google et Facebook afin d’organiser des collectes de dons grâce à leurs produits ou plateformes. C’est notamment une formidable occasion d’inclure les plus jeunes.»
S’il y a un héros parmi les philanthropes issus de la tech, c’est Bill Gates. Il trouve grâce aux yeux de Heather McLeod Grant et de tous nos interlocuteurs. Son programme Giving Pledge (Promesse de don) – qui pousse des entrepreneurs à succès à donner leur fortune de leur vivant – a déjà convaincu 200 grandes familles. «Son travail avec son épouse en termes de santé globale a obtenu des résultats sans précédent.» Il s’inscrit dans une tradition.
Il y a eu plusieurs vagues de philanthropie liées aux changements technologiques. En 1885, Leland Stanford, magnat des chemins de fer, érige la fameuse université en hommage à son fils, prématurément décédé. Dans les années 1950, les premières fortunes de l’informatique, telles que celles constituées par les fondateurs d’HP, William Hewlett et David Packard, irriguent les charités. C’est ensuite les ressources accumulées dans les semi-conducteurs qui prennent le relais, suivies de celles de l’électronique, des ordinateurs domestiques et du web. Après le krach des dotcoms en 2000, ce sont les Omidyar du moment (le fondateur d’eBay) qui font référence. Avant l’émergence d’un certain moteur de recherche et de réseaux sociaux dont le succès donnera naissance à une nouvelle vague de mécènes.
«Colossale masse d’argent»
«Nous sommes au pic d’un boom, note Heather McLeod Grant. Il y a 57 licornes dans la Silicon Valley, sans compter les venture capitalists qui ont réalisé des sorties de fonds après la vente ou la mise en bourse de sociétés dans lesquelles ils avaient investi. La montagne d’argent accumulée est colossale.» Mais elle ne se donne pas plus facilement qu’avant.
Charlotte Brugman, du Center for Effective Philanthropy à San Francisco, renchérit: «Ces mécènes sont plus exigeants, ils amènent avec eux les techniques de l’entreprise et souhaitent de plus en plus flécher leurs dons», à savoir donner, oui, mais pour des projets précis. «Dans le monde des affaires, il existe un critère simple pour mesurer l’impact de l’activité: le profit. Dans le domaine du don, tout est plus compliqué. Comment, par exemple, mesurer les performances d’une fondation qui lutte contre le réchauffement climatique?»
Surgit alors le débat de fond. Nous rencontrons Rob Reich à la Faculté de droit de Stanford, justement. Cette université représente la quintessence de la philanthropie de la côte Ouest. Ce campus unique, de la taille de la ville de Genève, a sa propre église, ses pompiers et ses policiers et n’a pas besoin de s’assurer: l’énorme pactole sur lequel a été fondée l’école prend tout en charge.
Mais Stanford, c’est aussi une culture de la levée de fonds très active: chaque bâtiment porte le nom de son sponsor. Et la librairie vend surtout des t-shirts et des tasses à café à l’effigie de l’école plutôt que des ouvrages. Robert Reich va sortir un livre à la fin du mois au titre sans équivoque: Pourquoi la philanthropie met en échec la démocratie et comment elle peut faire mieux. Rob Reich est professeur de sciences politiques et c’est surtout un passionné de la question: «La philanthropie constitue un exercice de pouvoir qui cherche à transformer des actifs privés en influence publique. C’est un phénomène qui ne rend pas de compte, n’est pas transparent, est orienté par le donneur et déduit des impôts.»
«Domestiquer les gens riches»
Notre interlocuteur voit plusieurs problèmes émerger avec la turbo-philanthropie version high-tech. D’abord, la culture de l’ingénieur qui domine la Silicon Valley peut amener les gens à faire, selon lui, de grosses bêtises. «Ceux qui sont devenus riches grâce à la technologie, qu’ils soient ici ou à Seattle, ont des profils différents des gens de la finance à Wall Street. Ce sont des technologistes. Ils ont le biais de vouloir optimiser leurs résultats. C’est un état d’esprit différent d’une approche purement business. Ils réalisent leur action pour les gens mais pas avec les gens. Cela ne met pas en avant la voix des désavantagés mais donne un grand coup d’extincteur sur les problèmes.»
Le chercheur a compilé les données. Selon lui, les inégalités grandissantes dans une société vont de pair avec un boom de la philanthropie. Dans les années 1930 aux Etats-Unis, 200 fondations privées possédaient 1 milliard de dollars. En 2014, 100 000 de ces structures totalisaient 800 milliards de fonds accumulés. Cette semaine, Amazon a annoncé qu’elle paierait désormais un minimum de 15 dollars de l’heure ses employés. Comme si Jeff Bezos avait entendu les critiques dans les pages «débats» des grands journaux qui se demandaient: «Pourquoi vouloir aider les bas salaires avec sa fondation alors qu’il ne paie pas bien ses employés de base?»
Toute la philosophie de Rob Reich pourrait être encapsulée, comme cela se dit aux Etats-Unis, en une phrase: «Quand quelqu’un donne, il ne faut pas le célébrer mais l’interroger.» Pour le chercheur, la politique doit reprendre la main. «Il faut domestiquer les gens riches pour qu’ils servent des intérêts démocratiques plutôt que privés.» Décidément remonté, le juriste vise son sujet de critique préféré, le riche: «C’est plutôt bizarre de chercher à faire baisser au maximum ses impôts pour ensuite créer une fondation bien dotée pour soutenir les causes que j’ai choisies et attendre en plus de la reconnaissance pour cela!» Les Rockefeller d’aujourd’hui doivent s’attendre, comme ce fut le cas à l’époque, à un débat vif sur le sujet. Est-ce pour demain?
«En démocratie, il faut contrebalancer le pouvoir par de la surveillance et des enquêtes, notamment journalistiques. A ce que j’en sais, il n’y a pas un seul journaliste à temps complet aux Etats-Unis qui travaille sur ce thème.» Mais les gens font bien ce qu’ils veulent de l’argent, non? «Sauf que ces dons sont encadrés dans des lois, des avantages fiscaux et qu’ils créent des conséquences parfois néfastes pour la société.»
Son livre sera-t-il bien accueilli, selon lui? «Les gens riches ont l’habitude de la déférence. Pour certains, cela reste utile de recevoir des critiques constructives.»
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