«Les chrétiens d’Orient sont l’âme de la civilisation européenne»
Article publié surle site du Figaro le 10/04/2017 par Mathieu Bock-Côté
Les chrétiens d’Orient sont les gardiens des racines spirituelles de l’Occident, qui ne peut continuer à rester indifférent à leur éradication.
Le monde occidental s’est habitué depuis longtemps à la persécution des chrétiens d’Orient, comme si leur mauvais sort était inévitable et qu’il fallait s’y résoudre. Le christianisme serait destiné à mourir ou à n’avoir plus qu’une existence résiduelle dans ce qui fut pourtant son berceau. Alors qu’ils sont enracinés depuis deux millénaires dans la région, les chrétiens sont présentés par les islamistes comme des envahisseurs ou comme des agents de l’étranger, souillant une terre qui devrait être vouée exclusivement à l’islam. Dans nos sociétés, ceux qui se soucient de leur sort sont même soupçonnés d’accointances avec l’extrême droite, qui serait apparemment parvenue à s’approprier cette cause et à en faire un marqueur idéologique. La passion pour leur cause ne masquerait-elle pas une coupable islamophobie ou une conception identitariste du christianisme? C’est ainsi qu’on transforme la révolte devant un massacre à grande échelle en lubie réactionnaire.
«L’État islamique ne fait pas mystère de ses intentions: éradiquer le christianisme de la région, soit en assassinant les chrétiens, soit en les expulsant massivement»
Mais la frappe sauvage contre deux églises coptes en Égypte ce dimanche rappelle à ceux qui s’en fichent que la guerre d’éradication menée contre les chrétiens d’Orient est bien réelle et n’a rien de fantasmatique. On connaît le bilan: on décompte au moins 43 morts. C’est un carnage. L’attentat a été revendiqué par l’État islamique, qui ne fait pas mystère de ses intentions: éradiquer le christianisme de la région, soit en assassinant les chrétiens, soit en les expulsant massivement. Il faut leur faire comprendre qu’ils ne sont plus chez eux. On a longtemps dit qu’ils avaient besoin d’un protecteur. C’est plus vrai que jamais. Mais qui veut jouer ce rôle? Longtemps, ce fut la France. Depuis quelques années, la Russie de Poutine a réclamé ce rôle, comme si, devant une Europe reniant ses origines chrétiennes,elle était appelée à prendre le relais. Aujourd’hui, les chrétiens d’Orient se sentent abandonnés, surtout lorsqu’ils refusent de quitter une région du monde dans laquelle ils sont enracinés.
«L’islamisme le plus radical ne veut pas seulement faire disparaître les hommes mais jusqu’au souvenir des hommes»
Il faut avoir une vision complète de cette entreprise funeste. Elle ne frappe pas exclusivement les chrétiens: qu’on pense au dynamitage des bouddhas de Bamiyan, en mars 2001, à la furie destructrice au musée de Mossoul, en 2015, ou au sort réservé à Palmyre la même année. Il s’agit, pour les islamistes, d’effacer les traces de ce qui est étranger à l’islam, comme si son règne ne saurait souffrir le simple rappel que des hommes, autrefois et en ces mêmes lieux, ont vénéré d’autres dieux ou ont entretenu une autre foi. Comment ne pas voir là une forme de nihilisme effrayant, une jouissance exterminatrice, une ivresse destructrice? L’islamisme le plus radical ne veut pas seulement faire disparaître les hommes mais jusqu’au souvenir des hommes. La guerre contre la mémoire est l’expression décomplexée de la barbarie. Les vieilles pierres ne sont jamais seulement de vieilles pierres: elles témoignent du désir de l’homme de s’immortaliser d’une époque à une autre. Elles représentent la trace de mondes perdus que nous refusons de sacrifier complètement à l’oubli.
«Les chrétiens d’Orient sont conservateurs des origines vivantes d’une religion qui a ensuite fécondé l’Europe»
Mais dans le cas des chrétiens,il s’agit aussi de chasser un peuple, comme s’il ne suffisait plus de le soumettre. On sait qu’en moins d’un siècle les chrétiens d’Orient ont vu leur poids démographique diminuer comme jamais dans cette région. Un jour, ils n’auront plus qu’une présence résiduelle et seront condamnés à raser les murs. Malgré l’indifférence officielle des Occidentaux, le sort des chrétiens d’Orient touche les plis les plus intimes de ce qu’on pourrait appeler notre conscience de civilisation, et ceux qui, d’une manière ou d’une autre, se mobilisent pour eux rappellent les exigences éthiques les plus élevées de l’engagement civique. Les chrétiens d’Orient sont les témoins des origines d’une religion, dont ils conservent la mémoire à travers une liturgie aussi diverse que splendide. Si on veut le dire autrement, ils sont conservateurs des origines vivantes d’une religion qui a ensuite fécondé l’Europe au point de transformer son être historique. Nul besoin d’être soi-même croyant pour le reconnaître.
J’espère ne pas abuser de ce terme convenu, mais la civilisation européenne ne devrait-elle pas être interpellée dans son identité par la question des chrétiens d’Orient? Ne devrait-elle pas se dire que c’est une part d’elle-même qui est agressée quand on s’en prend à eux? À tout le moins, la civilisation européenne devrait entretenir une relation particulière avec les chrétiens d’Orient. Elle devrait se sentir une forme de proximité existentielle avec eux, en sachant qu’une part de ses origines se trouve à l’extérieur d’elle-même. L’élan spirituel qui un jour l’a fécondée et lui a donné son génie spécifique vient d’un monde à peu près englouti dont ils sont les derniers gardiens. Cela implique toutefois que l’Europe reconnaisse enfin sa marque chrétienne ou, plus exactement, qu’elle ne cherche plus à la gommer comme s’il s’agissait d’une tache existentielle l’empêchant de se projeter pleinement dans l’universel. Cela implique que l’Europe n’imagine plus qu’elle doive se construire en se déconstruisant.
Le double attentat du 9 avril n’éveillera probablement pas les consciences: nous sommes désormais insensibilisés contre la barbarie et la violence la plus extrême. Cela ne devrait pas nous interdire de nommer les choses comme elles sont: nous sommes devant une tentative d’extermination d’un peuple et, d’une certaine manière, d’une civilisation. Mais puisque nous avons décidé depuis longtemps que le christianisme est la religion de l’Occident dominant et qu’il ne saurait qu’être persécuteur, et jamais persécuté, on ne peut l’imaginer dans le rôle de la victime. Nos lunettes idéologiques déforment notre rapport au monde: nous refusons d’entendre la douleur de communautés qu’on condamne à la mort,à la soumission la plus humiliante ou à l’exil. Nul ne prétend avoir une solution politique parfaite pour assurer la défense des chrétiens d’Orient: il n’y a pas en politique de baguette magique. Mais la civilisation européenne devrait savoir que dans son rapport aux chrétiens d’Orient et dans sa réaction par rapport à leur persécution, elle joue aussi son âme.
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours à HEC Montréal et chroniqueur au «Journal de Montréal»et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques(VLB éditeur, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (Boréal, 2012), de La Dénationalisation tranquille (Boréal, 2007) et du Multiculturalisme comme religion politique (éd. du Cerf, 2016).
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