«C’est quand la paix est revenue en Afrique que se sont déclenchées les migrations»
Article paru sur le site du journal Le Figaro le 29/06/2018 par Pierre Vermeren
La grande majorité des migrants ne fuient pas la guerre, mais la misère. Or une partie importante de ces personnes seraient les plus aptes à sortir le continent africain du sous-développement. Loin de soulager l’Afrique, les migrations l’appauvrissent donc de façon dramatique, démontre l’historien, Pierre Vermeren.
Les migrants de l’Aquarius, à qui a été promis le paradis européen, s’efforçaient d’échapper non pas aux guerres – l’Afrique n’en compte plus beaucoup – mais aux plaies ordinaires du continent: fragilité voire inexistence des États, corruption des fonctionnaires, exactions des polices, des mafias et des groupes islamistes radicaux, inégalités sociales extrêmes, absence de couverture sociale, travail sous-payé, brutalité des rapports sociaux, de genre et de classe, carence en logements et en infrastructures.
Ce quotidien, lot de plusieurs milliards d’habitants du tiers-monde, est l’inverse exact du Lunapark permanent que la société de loisir occidentale projette sur Internet et sur les écrans du monde entier. Quand celle-ci porte aux nues des histoires édifiantes, telle la romance du jeune footballeur africain de talent au bras d’un top model européen, combien d’infortunés sont prêts à tout, jusqu’à risquer leur vie, pour accomplir ce rêve d’homme?
Il est pourtant à craindre que le cimetière méditerranéen renferme plus d’espoirs avortés que l’Europe ne recèle de telles success stories. Entre 1993 et 2017, 33.293 personnes identifiées, essentiellement issues d’Afrique, seraient mortes noyées en Méditerranée selon une étude allemande parue à l’automne 2017. Combien de centaines de milliers d’autres ont été exploitées au travail ou sexuellement, ou sont marquées par les affres d’une existence brutale et précaire?
Les migrations mondiales en cours donnent lieu en Occident à un championnat où ferraillent la morale (religieuse et laïque) et les intérêts (électoraux, économiques). Très peu d’acteurs s’intéressent aux migrants en tant qu’êtres humains individualisés, et encore moins aux sociétés qui les font fuir par millions. Jamais, dans les médias, la parole n’est donnée aux acteurs africains – sur ce sujet pas plus que sur un autre. Il en va ainsi des gouvernants, des familles soit quittées soit abandonnées par les migrants, des patients qui se retrouvent sans médecins, des promoteurs de la migration qui vivent de ce commerce, ou même des immigrés, sauf en cas de drame (comme après les ventes d’esclaves en Libye, ou lors d’un naufrage particulièrement meurtrier). La migration est considérée comme une catastrophe naturelle qu’il faut accepter ou subir, mais dont on ne songe pas à établir les causes, les impasses ni les circonstances.
Un collectif sans visage
Personne ne se demande pourquoi, durant la grande famine chinoise des années 1960, la misère indienne des années 1970 et la sécheresse doublée de famine au Sahel des années 1980, ou lors des conflits d’Afrique des années 1990 qui ont fait de 10 à 20 millions de morts, un nombre infime de migrants a quitté ces continents. C’est quand la paix est revenue en Afrique, que les conflits se sont apaisés (même dans la Corne du continent), alors que la croissance n’a jamais été si forte depuis les années 1960, que se déclenchent les migrations. La propension à considérer les migrants comme un collectif sans visage, une fatalité que le destin jette sur les routes de l’Occident est donc biaisée.
C’est oublier que ceux qui partent et les organisateurs de la migration, qu’ils se trouvent au nord ou au sud, ont des objectifs précis, parfaitement identifiables. Suivons dans l’ordre les étapes de la migration: les pays émetteurs, puis les organisations internationales, enfin les pays récepteurs.
Parmi les pays émetteurs, certains sont des pays en guerre. La Syrie reste la tragédie majeure de ce début de siècle. Mais n’oublions pas que la vague de migrants syriens en Europe a été pilotée par Ankara en 2015-2016, jusqu’à ce que les autorités turques obtiennent le paiement d’une importante compensation financière par Berlin.
Il est en outre exceptionnel que les victimes de la faim ou des catastrophes climatiques prennent la route, car la migration est un processus économique coûteux qui doit être financé (par les gouvernements, les familles ou les mafias).
La migration concerne des individus plutôt aisés des sociétés en développement, hormis ceux proches de l’objectif qu’ils souhaitent atteindre, à l’instar des Mexicains et des Marocains dans les années 1990, ce qui permet une émigration moins ciblée. Mais de façon générale, étudiants, diplômés chômeurs ou cadres sont les plus susceptibles de pouvoir améliorer leur sort. Pendant la guerre civile algérienne, la totalité des professeurs de français et un grand nombre d’universitaires et d’intellectuels francophones ont été chassés vers la France. Près de la moitié des médecins africains exerceraient hors du continent, où les conditions d’exercice de la médecine sont exécrables – la plupart du temps, biens publics et matériels affectés à la santé sont volés, détournés ou revendus à vil prix par des cadres de santé, dans l’indifférence ordinaire des gouvernements du continent.
Quant aux migrations forcées, elles sont organisées soit par les familles elles-mêmes, soit, le plus souvent, par les groupes mafieux. Les mineurs relèvent des deux catégories. Quand ils sont envoyés en éclaireurs par les familles, leur installation vise à faire venir le reste de la famille, ou au moins à envoyer des devises au pays. Parfois, de surcroît, des gouvernements sans scrupules en profitent pour se débarrasser de jeunes mineurs orphelins ou délinquants présents dans les capitales des pays du Sud (on en voit actuellement les dramatiques conséquences à Rennes ou à Paris).
Mais l’essentiel des migrations forcées est dû aux entreprises mafieuses, dont le Nigeria semble le principal pourvoyeur en Europe: le trafic de prostituées et de jeunes enfants en direction de l’Italie, que les mafias répartissent sur le continent, se double du trafic lié à la distribution de cocaïne. Beaucoup de migrants, utilisés par les cartels, ingèrent et transportent des milliers de capsules de cocaïne qui seront restituées en Europe.
Ces formes de migrations, qui oscillent entre la traite d’êtres humains et l’esclavage, contribuent à maintenir certains secteurs de l’économie africaine dans le sous-développement, la violence, voire la criminalité, c’est-à-dire le contraire d’une migration émancipatrice. Au demeurant, la migration des étudiants (quand elle est sans retour) et celle des cadres ont des conséquences tout aussi négatives à l’autre bout de la chaîne. Parmi les personnes les plus susceptibles de sortir le continent africain du sous-développement, des millions ne reviendront jamais.
Une perte sèche
Que les raisons personnelles des intéressés soient bonnes ou mauvaises, les conséquences sur l’industrie, l’environnement et la santé de leurs pays d’origine sont catastrophiques. La perte de cadres coûteusement formés par des États pauvres est une perte sèche. C’est ce que pensent de nombreux dirigeants africains, qui accusent l’Europe de les piller et de pratiquer la «traite des cerveaux». Certes, la migration suscite de forts transferts monétaires, mais des millions de familles en Égypte, en Kabylie, au Sénégal, au Mali, dans le Sud tunisien, dans le Rif ou le Souss marocains sont de ce fait maintenues sous une perfusion qui confine à la mendicité, dispensant par là même les États de ces pays des investissements utiles.
À l’inverse, du côté des organisations internationales, en 2000, un prérapport de l’ONU, intitulé «Migration de remplacement: une solution aux populations en déclin et vieillissantes», annonçait que l’Europe avait besoin de 139 millions de migrants d’ici à 2025 pour maintenir sa croissance face à son déclin démographique. Ce rapport traduit la conviction prépondérante parmi les décideurs européens et onusiens: il faudrait intensifier ces migrations non pour le bien des pays pauvres mais au service des pays riches vieillissants.
Cette politique, qui est à l’œuvre en dépit des réticences de plus en plus marquées des peuples d’Europe, n’améliore vraiment ni le sort de l’Afrique ni celui de l’Europe. En Europe, la croissance économique faible et la légère croissance démographique due aux migrations, s’équilibrent pour faire stagner la richesse produite par habitant. Alors qu’au Japon stagnation du PIB et baisse de la population en l’absence d’immigration permettent une légère croissance des niveaux de vie. Deux modèles s’opposent: croissance des facteurs (en France) contre progrès technique (au Japon, notamment en robotique).
Dans les pays riches, les impératifs économiques ne dictent pas les migrations: ce sont des choix politiques qui forgent des options économiques et un modèle de croissance. La France, par exemple, a fait le choix d’une économie financière et de consommation qui produit de moins en moins de biens matériels, dopée par l’endettement public que soutiennent les banquiers: elle a donc besoin d’un flux stable de nouveaux consommateurs que lui offrent les migrants et leurs enfants, y compris les moins qualifiés, pour faire fonctionner ses grandes entreprises (bâtiment, distribution, téléphonie, économie sociale hors marché).
À l’inverse, l’Allemagne a fait le choix d’une économie de production de haut de gamme, qui lui impose des migrants qualifiés pour «faire tourner» la machine industrielle et l’agriculture. Son ouverture aux diplômés syriens a été à cet égard décevante, car la très grande majorité n’a pas les compétences nécessaires pour occuper les emplois proposés, outre l’obstacle de la langue allemande. Quant au Canada, économie de la connaissance comme en rêvait l’Europe il y a quinze ans, il fait appel à une migration d’ingénieurs et de cadres que lui permet son «insularité», très loin des grands bassins de migrants.
Dans ce vaste marché mondial des producteurs et des consommateurs, chacun pousse ses intérêts. La mobilité des hommes rebaptisés «migrants» est un des rouages de la grande machine économique mondiale. C’est une explication de la promotion d’un modèle, meurtrier, qui favorise si peu le développement du continent africain.
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