Au Sahel, l’humanitaire, une autre tactique militaire
Article paru sur le site du journal Le Monde Afrique le 10/09/2020 par Youenn Gourlay
Les armées française et américaine mènent des projets de développement partout où elles interviennent. Une question d’image autant que de stratégie.
C’est un incident susceptible d’apporter de l’eau au moulin de tous ceux critiquant la présence des militaires français au Sahel. Le 1er septembre, un civil a été tué et deux autres blessés près de Gao, dans le nord-est du Mali, par des soldats français de la force « Barkhane » qui demandaient à un bus suspect lancé à pleine vitesse de s’arrêter. Un coup dur pour l’armée française qui cherche à « réduire la capacité d’influence des groupes armés terroristes et à encourager les populations à se tourner vers les armées partenaires pour assurer leur sécurité », comme le précise l’état-major des armées françaises.
La poursuite de cet objectif passe aussi par des actions de développement peu médiatisées : les opérations civilo-militaires, des missions de soutien à la population conduites par les armées dans leur périmètre pour favoriser son acceptation et maintenir la paix. Améliorer l’accès à l’eau, à l’énergie, à la santé, à l’éducation : plus de 86 actions de ce genre ont déjà été menées par l’armée française en 2020 dans les villages et les grandes villes du Sahel y compris, justement, dans la région de Gao. Des jeunes, premières victimes d’un chômage très élevé, ont ainsi bénéficié de formations rémunérées.
« Instaurer la confiance »
Les armées françaises et américaines se servent aussi de ces actions ciblées pour rétablir la confiance auprès des populations locales. « Les Occidentaux ont bien compris que la réponse ne pourrait pas être strictement militaire », note Léonard Colomba-Petteng, chercheur au Centre de recherches internationales (CERI), spécialiste des missions civiles de l’Union européenne au Sahel. Un budget résiduel de la mission « Barkhane » est donc alloué à ce genre d’actions, avant tout menées par les militaires. Les organisations non gouvernementales (ONG), elles, n’y prennent quasiment jamais part en vertu des principes de neutralité et d’impartialité qui les régissent.
En revanche, du côté américain, l’armée s’appuie notamment sur l’association Spirit of America, financée par les citoyens américains, pour réaliser des projets humanitaires de développement. Le but de cette institution est d’épauler les forces états-uniennes déployées sur le terrain et leurs partenaires dans plus de 80 pays, dont ceux du Sahel depuis les attentats du 11 septembre 2001. « Nous travaillons aux côtés des troupes et des diplomates américains pour instaurer la confiance », résume Andy Duhon, ancien soldat américain aujourd’hui membre de l’association. L’organisation forme également des militaires sahéliens, notamment au Niger, au Burkina Faso et au Mali. Elle est d’ailleurs aujourd’hui pointée du doigt pour avoir entraîné Assimi Goïta, le chef des putschistes maliens.
Parvenir à établir de bonnes relations avec les populations locales est un élément clé dans ce genre de contexte. « C’est une guerre asymétrique, où on ne sait pas vraiment qui est qui. Les djihadistes se cachent parmi la population et l’armée doit impérativement nouer des liens pour réussir à distinguer les soldats des civils », note le chercheur du CERI. Les opérations humanitaires menées par l’armée permettent aussi de mailler au maximum le vaste territoire sahélien et de renforcer le renseignement. « Au Sahel, ces actions ne sont pas anodines, tout est tactique », souffle une source bien informée.
Cette stratégie est d’autant plus cruciale que, de leur côté, « les djihadistes font désormais de la gouvernance eux-mêmes », souligne Tristan Guéret, analyste spécialisé en gestion des risques sur l’Afrique subsaharienne. « S’ils occupent un tel espace territorial aujourd’hui, ce n’est pas que par la crainte. Ils remplissent un vide laissé par les administrations publiques. Au Niger par exemple, certains rejoignent Boko Haram parce qu’on leur propose une moto, du matériel, un accès à l’éducation », développe Léonard Colomba-Petteng.
Diaboliser l’adversaire
Nombreuses au Sahel, les actions civilo-militaires se sont développées dans les années 1990 dans les Balkans, et notamment au Kosovo. Et ce n’est d’ailleurs pas essentiellement une pratique de conflit. Des actions du même type existent aujourd’hui à Djibouti et au Gabon, là aussi « dans le but de rendre la présence militaire française acceptable », explique le chercheur. Selon lui, difficile d’évaluer à quel point cela fonctionne, mais « si l’armée continue à le faire depuis tout ce temps, c’est qu’il y a un impact et un intérêt importants ».
Les actions françaises et américaines de développement suivent généralement des opérations militaires d’envergure, comme des ratissages, et ont vocation à renforcer le tissu social pour éviter l’éparpillement et l’effritement de la population. L’enjeu est aussi d’améliorer l’image ternie de la France au Sahel. « Depuis le sommet de Pau [du 13 janvier], détaille M. Colomba-Petteng, il y a une vraie volonté de reconquête territoriale des cœurs et des esprits. »
Des esprits encore secoués par les exactions commises sur des civils par des éléments des forces de défense et de sécurité (FDS) maliennes, burkinabées et nigériennes. En juin, l’ONG Amnesty International avait accusé des soldats de ces trois pays engagés dans la lutte contre les djihadistes de la disparition de près de 200 personnes entre février et avril 2020. Pour les armées sahéliennes aussi, les actions civilo-militaires de « Barkhane » sont bonnes à prendre. « Elles essaient tant bien que mal de regagner la confiance et le soutien des populations locales qui sont souvent livrées à elles-mêmes et coincées entre les deux camps », analyse Tristan Guéret. La guerre contre le terrorisme consiste aussi à diaboliser l’adversaire et à se montrer sous son meilleur jour.
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