Pour une diplomatie bleue

Article publié sur le site de l’IRIS le 06/07/2017 par Jean-François Frier, agent honoraire du ministère français des Affaires étrangères

La Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) adoptée à Montego Bay en 1982 et entrée en vigueur il y a 23 ans réforme de fond en comble le droit international de la mer, en créant au-delà des eaux territoriales des Zones économiques exclusives (ZEE) et leurs prolongements, où les Etats côtiers sont seuls propriétaires des ressources biologiques et minérales ; ce qui entraine un quasi doublement des surfaces exploitables du globe. En une vingtaine d’années, la moitié de ces zones – qui correspondent peu ou prou aux plateaux continentaux- a déjà été répartie et mise en exploitation. L’autre moitié est en cours de délimitation, soit pour préciser les limites d’extension des ZEE au titre du plateau continental, soit dans l’attente de délimitation des frontières maritimes entre Etats bénéficiaires où persistent des différends de souveraineté sur les terres émergées ouvrant droit à ZEE. Le plus médiatisé d’entre eux a concerné le rejet des prétentions chinoises à régenter l’essentiel de la mer de Chine. Ce Traité réglemente aussi l’exploitation des ressources biologiques et minérales des autres espaces, appelée « la Zone », correspondant à la haute mer, soit 60% des océans. Il crée pour cela une instance internationale, l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM) qui répartit les permis d’exploitation et en administre les ressources pour le bénéfice de tous.

Ce Traité international qui bouleverse les paradigmes du développement économique doit nécessairement s’accompagner d’une évolution de l’ordre politique mondial. Il doit tenir mieux compte de la situation faite à la Chine et à l’Inde qui accueillent plus du tiers de l’humanité et se voient doter par la géographie de ZEE d’assez modeste envergure au regard de leurs besoins (l’île Maurice a par exemple un domaine maritime plus important que le leur). Le doublement des surfaces du globe progressivement mises en exploitation contribue au réchauffement climatique et à la dégradation de l’environnement qui affecte désormais de plein fouet le biotope marin. La communauté internationale a parallèlement multiplié les initiatives pour créer un cadre réglementaire propice à la gestion durable de l’océan et à la protection de l’environnement marin. Reste à coordonner à l’échelle régionale ce corpus réglementaire et à lui donner un caractère contraignant et les moyens, nécessairement régionaux, d’en imposer le respect. Ces évolutions amorcées dans le cadre onusien se prolongent dans le développement des approches multilatérales de la diplomatie contemporaine. Une diplomatie bleue pour l’Océan aurait donc pour double objectif de solutionner les différends de souveraineté entre Etats sur les terres ouvrant droit à ZEE et de promouvoir des politiques régionales de gestion de la mer dans le respect des engagements internationaux, dont tous les pays riverains seraient coresponsables.

L’urgence océanique

C’est dans le cours de nos vies que s’amorce cette révolution. La première Conférence internationale de l’ONU consacrée aux océans n’a en effet été réunie que 15 ans après le sommet de la terre de Rio, du 5 au 9 juin dernier. Venant après la Conférence internationale de Paris sur le climat, elle a surtout eu pour objectif de dresser un bilan. Il a été l’occasion de rappeler la prééminence de l’environnement marin (71% de la surface du globe, 97% de l’eau terrestre alimentant le cycle de la pluie et régulant le climat, 50% de l’oxygène produit et 30% du CO2 absorbé). Les représentants des 193 pays partenaires ont souligné son importance économique (5% du PIB mondial, source première de protéine pour plus de 3 milliards de personnes, 200 millions d’emplois, 30% de la production d’énergies fossiles). Ils ont réitéré l’objectif de développement arrêté à Rio pour l’horizon 2030 : « conserver et exploiter de manière durable les océans, les mers et les ressources marines aux fins de développement durable » mais ont cette fois plus fermement tiré la sonnette d’alarme sur la dégradation accélérée du milieu : blanchiment de 20% du corail, développement des zones maritimes sans oxygène et donc sans vie, réduction de la biodiversité, surexploitation de 30% des stocks halieutiques, pollution terrestre des zones côtières, dégradation de 40% du milieu marin. Une attention particulière a été portée au problème du rejet en mer des plastiques qu’absorbent oiseaux de mer, tortues et mammifères.

L’ONU lance un appel à l’action et a ouvert un registre des contributions volontaires auquel se sont déjà inscrits plus de 1 300 organisations et institutions. Elle lance un appel à l’action et engage à l’adoption de mesures concrètes légalement contraignantes, au premier rang desquelles une plus grande maitrise des subventions aux industrie de la pêche jugées « destructrices » et une incitation à la création d’aires marines protégées ou de zones interdites à la pêche sur 14,4% des espaces maritimes d’ici 2020. L’UNESCO de son côté a lancé son projet de « décennie de l’océanologie » pour développer les connaissances et la recherche appliquée et fixer l’objectif de cartographier le fond des océans. Le Secrétaire général a lancé un vibrant plaidoyer pour l’inversion du cycle de déclin des milieux océaniques et conclu : « Nous devons résoudre nos problèmes de gouvernance et trouver une nouvelle vision stratégique ». La présente tribune a l’ambition de contribuer à cet objectif.

Faire de la France une vraie puissance maritime

L’archipel France, présent dans 4 des 5 océans et bénéficiaire du second domaine maritime au monde, pourrait concourir à la gestion durable des océans en s’engageant dans un projet à la hauteur des responsabilités que lui confèrent les 11,5 millions de km2 de son domaine maritime. Cet avantage, déterminant pour l’avenir, est politiquement et diplomatiquement encore insuffisamment consolidé ; ce dont notre Stratégie nationale pour la mer et le littoral (SNML), adoptée en février 2017, ne tient pas un compte suffisant. Elle n’a de plus pas pris toute la mesure des conséquences de la sentence de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye (CPA) sur la mer de Chine qui fragilise certaines des ZEE de nos îles inhabitées dans l’océan Indien, à Clipperton et dans l’Antarctique ; ni exploré toutes les potentialités de la cogestion pour en limiter l’impact. Sans une politique extérieure active et novatrice, la France risque de perdre une part importante de ses ZEE. La SNML ne prend pas non plus assez la mesure de ce que ce domaine est à 97% situé dans les outremers, pour 50% dans le Pacifique et pour 25% dans l’océan Indien. Or, certains de ces territoires peuvent être tentés par l’indépendance (Nouvelle Calédonie, Guyane …), tandis que dans le Pacifique, Wallis et Futuna ainsi que la Polynésie bénéficient déjà de gouvernements autonomes directement responsables de la politique de la mer. Notre stratégie doit donc associer plus vigoureusement nos outremers à la définition de notre politique de la mer et contribuer plus énergiquement encore à la protection et à la gestion de notre planète mer.

La stratégie pour la mer du programme d’Emmanuel Macron prend bien en compte ces objectifs. Elle souligne que ce secteur contribue pour 14% à la richesse nationale et crée 820 000 emplois, mais elle relève également que notre flotte de pêche est très réduite, que 85% des produits de la mer consommés en France sont importés et que moins d’un conteneur sur deux arrive en France par un port français. Cela conduit naturellement à la formulation d’un objectif prioritaire : garantir la souveraineté alimentaire de notre pays. Notre flotte marchande est au 30ème rang mondial, nos ports stagnent et ne traitent que 5% du trafic des conteneurs en Europe, alors même que le trafic maritime a quadruplé en 20 ans et connait sa plus forte expansion dans l’océan Indien dont nous sommes riverains. De plus, alors que l’océanologie est l’un des fleurons de la recherche française, le budget que nous y consacrons est inférieur à 600 millions d’euros. La perception de l’urgente nécessité de repenser notre politique de la mer se traduit dans le programme d’Emmanuel Macron par nombre de projets de long terme (« programme décennal », « stratégie portuaire nationale », « plan décennal pour la mer », « stratégie de long terme pour exploiter la mer dans le respect de l’environnement », « contrats de développement durable passé entre l’Etat et les régions »…). Une proposition particulière retient l’attention, celle d’organiser une Conférence mondiale sur la biodiversité marine dans un département d’outremer. C’est en effet l’une des priorités de l’agenda monde. Le riche biotope marin est fortement affecté par l’activité humaine. On connait de plus assez mal la vie qu’il héberge puisque seules 200 000 espèces sont identifiées, alors qu’on suppute qu’elles se comptent par millions. Il faut d’urgence arrêter des politiques de préservation plus rigoureuses à l’échelle de la planète. Il reste que l’agenda international a déjà retenu que cette 4ème conférence mondiale sur la biodiversité marine se tiendra à Montréal du 13 au 16 mai 2018. Nous devons donc prendre date pour 2021 ou 2022. Il serait de ce fait opportun que la France initie dès 2019 une action originale apte à mettre en application quelques-unes des multiples préconisations internationales sur la préservation et l’exploitation durable de l’océan pour nous inscrire dans la dynamique de l’injonction du SGNU à passer à l’action : la gouvernance régionale des océans.

Vers une gouvernance régionale des océans

Cette initiative est ambitieuse mais à notre portée. Notre domaine maritime nous rend directement responsables de la gestion de 3% de la surface des océans, de 10% des récifs, de 20% des atolls et de 10% de la biodiversité marine. Nous conduisons déjà une politique active dans tous les fora régionaux concernés mais un trop grand nombre de conventions régionales ou internationales enchevêtrent leurs compétences respectives sans qu’une véritable coordination régionale permette à leurs effets de se conjuguer. Nous sommes membres de tous les organismes régionaux qui le permettraient. Il serait de l’intérêt de notre pays de porter un projet de rationalisation des moyens et de coordination des efforts à l’échelle régionale sur les bassins maritimes où notre présence est forte. Il est proposé qu’une conférence nationale sur la mer soit rapidement organisée dans un département d’outremer pour que notre doctrine à l’international soit adossée à une SNML actualisée développée dans une concertation étroite avec les responsables ultramarins et pour que nous fassions le choix d’une première région d’application pour ce projet global.

Le Traité de Montego Bay provoque en effet un véritable bouleversement de la face du monde. Certes, 60% des mers demeurent patrimoine commun de l’humanité mais force est de constater que 90% des ressources halieutiques et 87% des réserves d’hydrocarbure offshore sont situées dans des ZEE en cours d’appropriation par les Etats côtiers, auxquels Chine et Inde n’ont qu’un accès limité. Il est donc impératif de poursuivre une concertation active avec ces grands partenaires là où nous le pouvons et, s’ils l’accueillent favorablement, de les associer dès l’origine au projet d’une gouvernance régionale de l’océan Indien dont ils sont riverains ou proches pour en entreprendre avec eux l’exploitation raisonnable et durable sans renoncer à nos droits propres dans nos ZEE. Il est également urgent de prendre toute la mesure de la fragilité relative de ces droits en développant toutes les possibilités de cogestion de ces zones avec les Etats îliens qui entretiennent avec nous des différends de souveraineté.

Nous pourrions engager cette dynamique par un projet de gouvernance régionale de l’océan Indien, région où ont été enregistrées sur 20 ans les plus fortes hausses du trafic maritime mondial et qui présente la particularité d’une assez grande homogénéité de son climat et de son peuplement biologique. Il offrirait une possibilité de gestion à l’échelle d’un bassin maritime tout entier, la première de ce type, pour rationaliser et coordonner des moyens déjà importants mais dispersés entre les compétences nationales, régionales et internationales. Il offrirait à la Grande-Bretagne l’occasion d’apaiser son différend de souveraineté avec Maurice sur l’archipel des Chagos, dans lequel est situé la base militaire de Diego Garcia qu’elle loue aux Etats Unis. Il permettrait d’associer les deux grandes puissances régionales, Inde et Chine, à une action coordonnée avec l’Union européenne, le Royaume-Uni et les Etats-Unis et de mobiliser nos trois collectivités d’outremer dans cette région du monde pour l’exploitation durable et la préservation de leur environnement maritime, condition d’un renforcement de leur ancrage dans la République.

Deux espaces maritimes sont concernés. Le premier dans le Sud-Ouest de l’OI est presque en totalité partagé entre les ZEE des pays développés et celles des Etats Iliens. Le second dans le Nord-Est de l’OI accueille la ZEE de l’Inde et une partie de celles de l’Australie et de l’Indonésie. Cette partie de l’OI est composée pour moitié d’espaces maritimes de haute mer dont les fonds sont administrés par l’AIFM, si bien que l’agence pourrait s’associer à cette phase du projet.

L’Union européenne, les Etats membres et le RU pourraient initier en partenariat avec les autres nations riveraines un projet de gouvernance régionale du Sud-Ouest de l’OI déjà largement engagé dans les faits au travers de sa coopération avec un organisme régional, la Commission de l’océan Indien (COI). La France a déjà une politique active de préservation de l’environnement marin dans ses bassins propres du Sud-Ouest de l’océan Indien à la Réunion, à Mayotte, dans les Glorieuses et dans les terres australes. Cogérer une partie de nos ZEE dans cette zone serait le moyen de dépasser les différends de souveraineté que nous entretenons encore avec Madagascar, les Comores et Maurice, ainsi que de mieux coordonner nos politiques de préservation de l’environnement marin. Nos frontières maritimes avec la ZEE des Seychelles sont quant à elles agréées de part et d’autre. Cette première initiative pourrait être étudiée dans le prolongement de la Conférence nationale pour la mer évoquée plus haut et se tenir à Saint-Denis de la Réunion, autour du chef de l’Etat et des membres du gouvernement concernés, des représentants élus de tous les départements et territoire d’outremer, des experts et responsables académiques spécialistes des questions maritimes, ainsi qu’avec nos entrepreneurs français du domaine de l’économie bleue et ceux des pays riverains. Elle accueillerait enfin les représentants ministériels et les experts de ces pays pour étudier la faisabilité d’une initiative régionale pour la gouvernance de la totalité de l’océan Indien au sein de l’organisation régionale qui pourrait la porter : l’Indian Ocean Rim. Cette initiative pourrait être étendue ultérieurement à la Caraïbe et au Pacifique.


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