«On assiste à une récession globale des valeurs démocratiques à travers le monde»
Article paru sur le site du journal Le Temps le 18/04/2017 par Frédéric Koller
Maina Kiai est le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit de réunion pacifique et d’association. Après six années, il quittera cette fonction en juin sur un constat amer: partout la société civile recule.
Depuis 2011, le Kényan Maina Kiai est rapporteur spécial des Nations unies sur le droit de réunion pacifique et d’association. Dans quelques semaines, il présentera son dernier rapport sur les accomplissements de la société civile en matière de promotion et de protection des droits de l’homme. Son constat est sévère: partout la société civile est en recul, les ONG sur la défensive. Il explique pourquoi.
Le Temps: De plus en plus de pays adoptent des lois destinées à limiter l’accès des ONG internationales à leur territoire. Assiste-t-on au grand reflux de la société civile internationale?
Maina Kiai: La question des attaques ou des restrictions visant les ONG ne concerne pas que les entités internationales, mais toutes les ONG, et plus particulièrement les ONG nationales. Depuis une décennie, les gouvernements accueillent le business international, mais refusent les idées internationales. Google, Apple peuvent investir en Chine, en Russie ou en Turquie. Mais si c’est Amnesty International ou Human Rights Watch, cela devient problématique. L’argent oui, les idées non. Le business, comme les ONG, est un acteur non étatique: il devrait donc être soumis aux mêmes règles fiscales. C’est une attaque contre la gouvernance mondiale. Voyez ce qu’il se passe en Macédoine ou en Hongrie: on fait de George Soros une cible de la haine. Pourquoi? Car c’est une des rares personnes qui veulent mettre de l’argent pour une société plus ouverte. Le problème n’est pas Soros, mais les idées.
Que pensez-vous de ces nouvelles réglementations limitant le travail des ONG? Là où intervenait autrefois la police, les Etats adoptent des mesures plus sophistiquées pour limiter les voix critiques.
Les gouvernements deviennent plus intelligents. Les assassinats et brutalités continuent, comme on le voit par exemple au Honduras ou au Mexique. Des membres d’ONG continuent d’être emprisonnés dans de nombreux endroits. Mais cela ne vise que quelques personnes. A présent, les gouvernements utilisent la loi pour élargir leur lutte, pour viser toute une population. En 2009, l’Ethiopie a adopté une loi pour empêcher le travail des ONG sur la gouvernance: élections, droits des femmes, droits des enfants, transparence, etc. Comment? En limitant le financement en provenance de l’étranger à 10% de leur budget. C’est la première loi de la sorte à laquelle j’ai été confronté. Puis la Russie a voté sa loi sur les agents étrangers en 2011 qui vise les ONG et non pas le business. On voit cette tendance désormais dans plusieurs pays de l’ancien espace soviétique. Certains pays créent des GONGO (Government Owned NGO) pour remplacer les ONG. C’est une tactique qui remonte à la Guerre froide et qui fait son grand retour. On entre dans une crise pour les ONG.
A quand remonte cette rupture, entre une vague d’ouverture favorable à la société civile et le recul actuel?
Le 11 septembre 2001 a marqué un tournant. Les lois antiterroristes de Bush vont affecter la société civile, qui est mise sous surveillance. Après la décennie dorée des années 90, les mesures de contre-terrorisme ont été la première attaque majeure contre les ONG. Puis, il y a eu les guerres d’Afghanistan et d’Irak. Certains gouvernements ont alors réalisé que les Etats-Unis, après tout, n’étaient pas aussi puissants qu’on le pensait, on pouvait donc les défier. On pouvait d’autant plus le faire que leur prétention éthique était en lambeaux. La guerre en Irak était contraire au droit international. Si les Etats-Unis peuvent le faire, pourquoi pas nous? Puis s’ajouta la crise financière de 2008: on réalise alors que les gouvernements ne protègent pas les gens mais les banques, le business. Ce n’est pas un événement en particulier mais un enchaînement qui a amené les gouvernements à vouloir surveiller et limiter l’action des ONG et de la société civile.
Ce raisonnement conduit à penser que le droit international, les valeurs qui le soutiennent, le développement des ONG et de la société civile, dépendraient en définitive des Etats-Unis. N’est-ce pas réducteur et même dangereux pour les défenseurs des droits de l’homme de l’affirmer? Beaucoup de gouvernements répriment leur société civile précisément en accusant ses membres de se faire le relais d’idées qualifiées d’occidentales ou américaines.
Cela ne dépend pas des Etats-Unis. Mais il y a un besoin de pays forts pour soutenir et promouvoir ces idées. Cela peut être l’Union européenne, ou même la Russie ou la Chine. Partout, les gens veulent plus de liberté, plus de droit à l’information. La liberté n’est pas un concept occidental. La formation de l’architecture des droits humains internationaux a été promulguée par l’Occident, mais les autres pays s’y sont ralliés. Ils ont dû l’accepter car le droit à un procès équitable répond à un besoin universel. Personne ne veut être torturé par la police, où que vous soyez. Or ces valeurs ne peuvent s’épanouir que dans un environnement démocratique. Les droits de l’homme sont affaire de justice et de dignité. Les travailleurs chinois les réclament tout autant que les Européens. La dignité humaine n’est pas une valeur occidentale.
Reste à savoir comment traduire ce besoin de dignité, d’éthique, en droit. Beaucoup d’Etats autoritaires se réfèrent à la culture, à l’histoire pour justifier une approche différente, notamment en insistant sur les limites de la liberté individuelle face à la nécessité d’un ordre collectif. Que leur répondez-vous?
C’est une excuse. Prenez la Suisse. Le canton d’Appenzell Rhodes-Intérieures a donné le droit de vote aux femmes en 1991. Est-ce que sa culture était celle d’un droit de vote uniquement pour les hommes? La culture ne dit pas que l’homme est supérieur. Et même si c’était le cas, il faut rappeler que les femmes forment 50% de la population. Non, les hommes d’Appenzell utilisaient la culture comme un moyen d’avoir du pouvoir. Beaucoup de pays dans le monde sont basés sur une société patriarcale, qui est un système de pouvoir. La culture ne fait que légitimer dans ce cas une structure de pouvoir. Les détenteurs d’une autorité injuste tendent à la solidifier à travers un système qu’ils appellent culture. C’est vrai partout, c’est une lutte permanente, en Occident comme en Orient.
Que pensez-vous de la situation aux Etats-Unis, où le nouveau président fait l’apologie de la torture et attaque l’indépendance de la presse?
Cela nous rappelle que rien n’est irréversible. On peut évoluer de l’ouverture vers la fermeture. Ce qui veut dire qu’il faut une éducation constante aux valeurs qui soutiennent l’ouverture. Aux Etats-Unis, l’un des problèmes est que les gens étaient devenus trop confiants, pensant que la guerre était gagnée. Or voyez comment la communauté noire est traitée: le système maintient l’inégalité avec les Blancs. Une autre leçon de l’élection de Trump est que, parfois, nous avons besoin d’être secoués pour savoir comment nous organiser. C’est comme dans le business: il y a un modèle, si la situation est trop confortable vous tombez dans l’autosatisfaction. C’est un défi. Trump force les gens à réfléchir. Et si vous voyez comment les progressistes se réorganisent, les femmes en particulier, c’est phénoménal.
Qu’est-ce qui a mal tourné dans l’ancien modèle de promotion des droits de l’homme?
L’élitisme. Au Conseil des droits de l’homme, ici à Genève, il y a beaucoup de discussions, de réunions. Mais qui connaît ce conseil dans le monde? Très peu de gens. Quel Suisse connaît son délégué dans cette enceinte? Nous avons professionnalisé le travail des droits de l’homme, on est très bons pour écrire des rapports, mais on a oublié qu’il s’agit d’abord de contacts humains. Toutes les grandes luttes pour le changement ont impliqué des contacts de personne à personne. D’une certaine manière, Internet et les réseaux sociaux y aident. Mais il ne suffit pas d’envoyer un tweet, il faut se parler, débattre, aller dans les écoles. On apprend les sciences, mais la vie? Les mathématiques sont importantes, mais aussi les valeurs, la citoyenneté. On a voté beaucoup de lois internationales, mais on ne les a pas traduites sur le terrain. Chaque fois que je viens à Genève, je me demande combien de délégués rentreront chez eux pour en parler avec leurs communautés. Il faut questionner ce système.
Quel sentiment vous inspire l’Europe? On craint ici le déclin, y compris démocratique. Qu’en pense le rapporteur spécial et l’observateur extérieur que vous êtes?
Il y a eu une récession globale de l’économie, nous avons à présent une récession globale des valeurs démocratiques à travers le monde, ce n’est pas qu’européen. Je reste toutefois optimiste car partout dans le monde je rencontre des individus qui résistent et réfléchissent à l’avenir, à comment retourner la situation. Les gens n’ont pas abandonné. Trump a été élu avec ses discours antidémocratiques, mais les gens se réveillent et les femmes prennent la tête de ce mouvement.
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