Comment la CIA voit le monde en 2035

Article paru sur le site du journal Le Figaro le 06/02/2017

Tous les quatre ans, le Conseil national du renseignement, agence rattachée à la CIA, essaie de réfléchir à ce à quoi pourra ressembler le monde de demain. Morceaux choisis de cette étude rendue publique et publiée en version française.

Notre monde gavé d’informations garde paradoxalement sa part de mystères et de surprises. L’essor fulgurant de la Chine et la désindustrialisation rapide de l’Occident, le grand réveil de l’islam et les vagues de migration vers l’Europe, le changement rapide du climat ou la diffusion accélérée de l’Internet font déjà ressembler les années 2010 à un de ces tournants historiques majeurs, période de transformation accélérée après laquelle plus rien n’est comme avant. Les historiens du futur trouveront après coup des explications rationnelles et logiques à cette accélération soudaine. Mais pour les responsables politiques comme pour le public éclairé, prévoir et anticiper les décennies à venir reste extrêmement difficile. L’exercice va à l’encontre de la tendance naturelle du cerveau humain à prendre son expérience individuelle et son observation pour la principale référence. Ce n’est pas parce que nous vivons en Occident dans un monde riche et stable qu’il le restera dans le futur proche. La période de paix et de prospérité qu’a connue l’Europe au cours des soixante dernières années ressemble déjà à une parenthèse historique.
Basées sur des milliers d’interviews, réalisées dans plus de trente pays, ces réflexions de la CIA sont rendues publiques, afin de favoriser le débat et de sortir de l’entre-soi des professionnels du renseignement. Les grandes tendances que ce rapport esquisse ne sont que des pistes de réflexion. Sans être des spéculations théoriques: la plupart commencent déjà à faire sentir leurs effets, et les trois prochaines décennies pourraient les voir transformer profondément le monde.

Des changements démographiques considérables

Le ralentissement de l’accroissement de la population mondiale fait mentir les prédictions catastrophistes des années 1970, qui annonçaient une explosion démographique au début du XXIe siècle. La population du globe devrait passer de 7,5 milliards d’êtres humains à 8,8 milliards en 2035, ce qui est loin de représenter le cataclysme annoncé. Cet accroissement, qui se produira surtout en Asie et en Afrique, peut avoir des conséquences bénéfiques sur des pays capables d’assurer l’éducation et l’accès au travail de cette population, et notamment les femmes. C’est le cas dans plusieurs parties de l’Asie. Mais en Afrique, notamment subsaharienne, ce soudain afflux de jeunes sans éducation sur un marché du travail inexistant et dans des sociétés déjà fragilisées est en revanche susceptible de déboucher sur une catastrophe.

Parallèlement se poursuivra dans les pays développés, ainsi qu’en Chine, la tendance actuelle au vieillissement de la population. Les plus de 60 ans sont sur le point de devenir la classe d’âge la plus représentée dans le monde, ce qui ne manquera pas d’avoir des conséquences sur les économies des pays concernés. Les mouvements humains et les grandes migrations sont aussi un phénomène appelé à s’amplifier, tout comme l’explosion de la population urbaine. On prévoit plus d’une quarantaine de «mégavilles» de plus de 10 millions d’habitants en 2035, contre vingt-huit de nos jours.

Un ralentissement durable de l’économie

Les raisons structurelles du ralentissement de la croissance de l’économie mondiale devraient subsister dans les prochaines décennies. Cette stagnation affectera durablement les économies des pays développés, augmentant les inégalités et les dettes publiques. Les tensions politiques à l’intérieur des États ou entre eux risquant alors de s’accroître. Elles pourraient déboucher, comme elles ont commencé à le faire dans les pays développés, sur une remise en question du modèle économique actuel et des règles des échanges internationaux. Même si l’extrême pauvreté diminue globalement, la raréfaction du travail due au développement de nouvelles technologies, comme l’intelligence artificielle, pourrait conduire à une pression accrue sur les classes moyennes occidentales, qui verront leurs revenus stagner et leur pouvoir d’achat continuer à diminuer.

Un monde plus intégré et… plus fractionné

Le développement des télécommunications, des transports, et l’accès à l’Internet ont favorisé au cours des vingt dernières années l’émergence d’un monde plus intégré que jamais. L’influence de cette globalisation se fait sentir dans presque tous les domaines: économique, sanitaire, idéologique et politique. Un virus apparu en Afrique centrale peut essaimer en quelques semaines jusqu’en Amérique du Nord ou en Europe. Une crise financière survenue en Asie peut avoir des répercussions presque immédiates sur les marchés américains. Une révolution peut entraîner des répliques et des réactions en chaîne dans plusieurs pays voisins. Les idées et les idéologies circulent à une vitesse inédite, et les besoins de coopération internationale n’ont jamais été aussi importants. Mais cette intégration accrue s’accompagne du renforcement de mouvements religieux ou identitaires isolant de plus en plus les groupes humains les uns des autres. Ce paradoxe du progrès pourrait dans les prochaines décennies favoriser le repli sur soi de sociétés entières et l’essor de mouvements politiques hostiles à toute coopération internationale.

Des enjeux de plus en plus transnationaux

Les questions transnationales deviendront de plus en plus dominantes. Des phénomènes comme le changement climatique, mais aussi la multiplication d’acteurs transnationaux – compagnies multinationales, organisations non gouvernementales, réseaux criminels ou terroristes – nécessiteront une coopération accrue des États, de moins en moins capables de faire face seuls à des phénomènes globaux. Mais alors que les besoins d’intervention et de coopération deviendront plus aigus, les gouvernements expérimenteront de plus en plus de difficultés à exercer leur pouvoir, face à des problèmes de plus en plus complexes évoluant en dehors de leurs frontières.

Le système des relations internationales, mis en place à la fin de la Seconde Guerre mondiale et dominé par les États-Unis, continuera à évoluer vers un monde multipolaire, dans lequel de grandes puissances auront tendance à se créer des sphères d’influence rivales. Ce monde fractionné, réplique à l’échelle mondiale de l’Europe du XIXe siècle, devrait être plus volatil que celui de la seconde moitié du XXe siècle, dominé par deux puissances et des systèmes d’alliance rigides. Les puissances désireuses de remettre en cause l’ordre établi, comme la Chine ou la Russie, pourraient lancer de nouvelles courses aux armements susceptibles de déboucher sur de nouvelles crises.

Des pressions sur les ressources

Sur une planète de plus en plus peuplée, la pollution et la surexploitation des ressources naturelles deviendront des problèmes récurrents. La pollution atmosphérique qui affecte déjà la plupart des grandes mégapoles pourra devenir la principale cause de décès dus à des facteurs environnementaux. La dégradation accélérée du rendement des sols et les pénuries d’eau se feront sentir de façon accrue. Une trentaine de pays, dont une moitié au Moyen-Orient, pourraient connaître de graves problèmes sociaux et politiques du fait du manque d’eau. La fonte glaciaire en Arctique et en Antarctique due au réchauffement climatique et l’élévation du niveau des océans pourront avoir des conséquences graves dans un avenir proche, notamment pour les agglomérations situées en bord de mer. Les mesures pour enrayer ce phénomène ne peuvent être prises que par des États décidés à coopérer entre eux. Mais parallèlement, la compétition accrue pour des ressources de plus en plus rares risque de rendre cette coopération plus difficile.

Une multiplication de conflits de types nouveaux

La tendance au déclin des conflits armés risque de s’inverser. Les guerres, civiles et étrangères, loin de devenir plus rares, devraient se multiplier dans les décennies à venir. Sur le plan intérieur, les mouvements sociaux et ethniques pourront gagner en pouvoir d’action face à des États dépassés. Sur le plan extérieur, la désagrégation des grands systèmes d’alliances, la compétition accrue entre les grandes puissances, la permanence de la menace terroriste et l’instabilité des États les plus fragiles, en même temps que la diffusion des technologies de combat modernes, sont autant de facteurs de déstabilisation. Les limites entre la guerre et la paix auront aussi tendance à se brouiller, remplacées par des situations hybrides et des zones grises, rendant la résolution des conflits plus difficile. La cyberguerre et la robotisation de l’armement devraient continuer à se développer, mais le rapport prévoit aussi la reprise de la prolifération nucléaire, ainsi qu’un risque accru de voir des armes de destruction massive tomber entre les mains d’organisations terroristes.


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