Le problème des convois humanitaires
Devant un arrière-plan en flammes, un bénévole des Casques blancs syriens tient un sac de couches à bout de bras. « Des Nations Unies », dit-il. Un peu floue, la vidéo montre le résultat de l’attaque la plus meurtrière conduite contre des humanitaires en Syrie. Au moins vingt personnes sont mortes en tentant d’acheminer de l’aide à l’est d’Alep, à travers la ligne de front. À l’écran, les cadavres d’employés du Croissant-Rouge arabe syrien gisent au milieu des restes pulvérisés ou carbonisés de la cargaison humanitaire.
Les espoirs de voir la guerre se terminer ont maintes fois été brisés. On attend donc beaucoup de ces convois interorganisations dirigés par les Nations Unies et destinés aux zones assiégées et difficiles d’accès. Et cette récente attaque les a rapprochés encore plus des projecteurs.
Mais ces convois, orchestrés avec soin, suivis avec angoisse et qui sauvent parfois des vies, sont-ils le meilleur moyen d’apporter de l’aide à une population désespérée ? Ne sont-ils pas de plus en plus risqués ? Ne sont-ils pas un symptôme surfait d’un système humanitaire politisé qui n’a pas su sauver le peuple syrien ?
Ne sont-ils pas tout cela à la fois ?
Il est temps de se poser les questions qui fâchent au sujet de l’acheminement de l’aide en Syrie et de sa véritable efficacité.
Revenons-en aux origines
L’aide d’urgence est principalement constituée de biens. Ces biens sont acheminés par camions. Et les camionneurs ont tendance à se déplacer en convois. C’est ainsi que cela se passe.
Mais, au début de la guerre, en 2011, lorsque seuls les observateurs les plus malins ne prédisaient pas la chute imminente de Bachar Al-Assad, à l’image de celles de Mouammar Kadhafi ou d’Hosni Moubarak, l’aide humanitaire organisée par les Nations Unies en Syrie ciblait les réfugiés irakiens et palestiniens et il n’y avait pas le moindre convoi interorganisations en vue. Certaines branches des Nations Unies, plus exactement le Programme alimentaire mondial (PAM), réalisaient leurs propres distributions de nourriture de manière indépendante.
Le Comité international de la Croix-Rouge commença alors à étendre ses opérations et les Nations Unies donnaient parfois au Croissant-Rouge arabe syrien (CRAS) des produits à distribuer.
Au printemps 2012, alors que le nombre de déplacés et de personnes dans le besoin augmentait (les gens commençaient même à se réfugier dans les jardins publics de Damas), les Nations Unies organisèrent leur premier convoi multiorganisations afin d’améliorer leur efficacité et d’acheminer de l’aide à des zones qui n’en avaient pas encore bénéficié jusqu’alors.
Un ancien fonctionnaire des Nations Unies qui travaillait à Damas à l’époque et qui participa à cette initiative a dit à IRIN que même si ces convois n’étaient composés que de quatre ou cinq camions et ne transportaient que des produits d’hygiène, ils étaient déjà très difficiles à mettre sur pied.
Même à cette époque, « tout était très bureaucratique », a-t-il dit.
« Au début, ils [le régime de M. Al-Assad] ne voulaient pas que le personnel international y participe. Puis ils ont finalement accepté. C’était un cauchemar et beaucoup de temps perdu, mais nous avons fini par y parvenir. »
Malgré l’énergie que cela demandait, cet ancien fonctionnaire estime que ces convois étaient utiles pour construire une relation de confiance entre le CRAS (considéré par beaucoup, mais pas par notre source, comme favorable au régime) et les Nations Unies.
Cela montrait que les Nations Unies « n’attendaient pas des organisations nationales (comme le CRAS) qu’elles aillent s’exposer en première ligne », a dit le fonctionnaire, ajoutant que le personnel international des Nations Unies prenait part aux convois en partie parce qu’on pensait qu’il pouvait protéger le personnel syrien.
« À l’époque, je ne pensais pas que ces convois pouvaient être pris pour cible délibérément », a précisé notre source.
Une opération de plus en plus courante (et surfaite) ?
Les temps ont changé. La dernière mise à jour publique du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA) compte 115 convois interorganisations menés vers des zones assiégées ou difficiles d’accès cette année, dont 32 dirigés par l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA).]
Ces convois très médiatisés sont généralement composés de plusieurs dizaines de camions chacun. Ils transportent des marchandises diverses, dont de la nourriture, des articles ménagers et des produits d’hygiène et de santé fournis par des agences comme le PAM et l’UNICEF. Les médicaments et le matériel chirurgical sont cependant souvent interdits ou saisis par les autorités syriennes.
Ces convois sont presque toujours suivis d’articles de presse et d’un déluge de tweets. Il ne faut cependant pas oublier qu’en Syrie, même s’ils attirent toute l’attention et sont l’objet d’une forte publicité, ces convois interorganisationes dirigés par les Nations Unies, couverts de logos et accompagnés de personnel et de 4×4, sont l’exception et non la règle.
D’après un rapport du PAM, 3 000 camions par mois (soit 100 par jour en moyenne) se déplacent dans le cadre de ses opérations visant à distribuer de la nourriture à quatre millions de personnes à travers le pays.
Mercy Corps, probablement le plus gros fournisseur d’aide transfrontalière depuis la Turquie, a annoncé que plus de 600 000 personnes bénéficiaient de ses distributions mensuelles, soit des centaines de camions en plus de ceux du PAM. Ajoutons à cela la myriade d’autres associations humanitaires et d’opérations du CICR et du CRAS indépendantes des Nations Unies et ce nombre augmente encore.
IRIN estime qu’au minimum 35 000 camions ont acheminé de l’aide en Syrie en 2016. Si l’on poursuit notre calcul de coin de table, on peut estimer que les convois interorganisations à destination des villes assiégées ou difficiles d’accès représentent, avec une moyenne de 30 camions chacun, moins de dix pour cent du total de l’aide acheminée, peut-être même moins.
Le convoi vers l’est d’Alep qui a été détruit comptait 31 camions transportant de la nourriture, des couvertures et des vêtements d’hiver. Vingt de ces camions transportaient uniquement de la nourriture. Si l’on se base sur les chiffres du PAM, une telle quantité aurait permis de nourrir 26 000 personnes pendant un mois.
Environ 275 000 personnes vivent encore dans l’est d’Alep. Malgré l’attention suscitée par le convoi avant son attaque, il n’aurait pas suffi à sauver la ville.
Comme l’a dit un fonctionnaire des Nations Unies très au courant des opérations menées en Syrie : « Les convois humanitaires des Nations Unies ont été réduits à un moyen symbolique (par opposition à significatif et suffisant) d’aider les populations dans le besoin, notamment dans les zones assiégées. »
Un instrument politique ?
Le problème n’est pas seulement l’insuffisance de ces convois. Les opérations d’aide ont depuis le début été frappées d’accusations selon lesquelles les Nations Unies seraient trop influencées par le gouvernement de M. Al-Assad. Mais ce n’est pas tout.
Un groupe de travail humanitaire chargé de négocier les déplacements de convois est actuellement réuni à Genève, sous l’impulsion du Groupe international de soutien pour la Syrie.
L’aide humanitaire est censée être neutre, impartiale et indépendante. Ce sont trois de ses quatre grands principes. Difficile pour des convois dont l’entrée n’est autorisée que lors de cessez-le-feu négociés ou qui sont liés à des « évacuations » (comme celle de Daraya) de tendre vers de tels idéaux. Ainsi, le 29 septembre, Stephen O’Brien, Secrétaire général adjoint des Nations Unies aux affaires humanitaires, a dit au Conseil de sécurité que la stratégie « donnant-donnant » appliquée aux distributions d’aide humanitaire à Madaya et dans trois autres villes assiégées — deux par le régime, deux par les rebelles — était « scandaleuse ».
Une autre ancienne fonctionnaire des Nations Unies à Damas a dit à IRIN qu’installer le groupe de travail humanitaire à Genève, comme un organe subsidiaire d’une instance politique, « montre clairement qu’il est illusoire de croire que l’indépendance, la neutralité et les autres principes [humanitaires] y sont présents ».
Selon un analyste bien placé pour commenter la situation en Syrie, les opérations telles que le malheureux convoi vers l’est d’Alep « alimentent la machine politique de sang, de sueur et de larmes humanitaires ». Et ce sang est presque toujours syrien.
D’après cet analyste, les convois qui franchissent les lignes de front et les largages aériens servent de substitut aux avancées politiques. En fin de compte, ces convois très médiatisés ne sont qu’une « goutte d’eau dans l’océan » et ont été « délibérément imprégnés d’une fausse légitimité » pour compenser une opération humanitaire perturbée et un manque de détermination politique ou militaire, a-t-il ajouté. « Tout le monde sait que le système [humanitaire] s’est profondément dégradé » et ces convois placés au premier plan de l’actualité « prétendent être une preuve de redevabilité » pour rassurer les bailleurs de fonds quant à la destination de l’aide.
OCHA n’a pas souhaité faire de commentaire à ce sujet, ni le CICR, qui participe également à ces convois. En fait, aucun fonctionnaire des Nations Unies ni aucun responsable de quelque autre organisation humanitaire n’a accepté de répondre officiellement aux questions d’IRIN.
Dans une déclaration publiée en avril, un ensemble de grandes ONG dont Mercy Corps, Care International et de nombreuses associations syriennes a cependant émis de sérieuses réserves quant à la politisation des convois.
« À l’heure actuelle, il est clair que l’approbation de franchissement des lignes de front par les convois des Nations Unies est complètement liée aux négociations politiques, » peut-on lire dans la déclaration. « Nous nous inquiétons de ce que les autorisations de convois soient utilisées comme moyens pour inciter les populations à adopter ou à maintenir des accords de trêve localisés tout en pénalisant celles qui s’y refusent. »
M. O’Brien lui-même semble reconnaître que l’attention octroyée aux convois n’est pas due à une efficacité inégalée, mais fait partie d’une stratégie visant à concentrer les regards sur les zones inaccessibles.
« S’il est vrai que les Nations Unies et leurs partenaires apportent de l’aide à des millions de personnes chaque mois grâce à des activités transfrontalières et à des programmes réguliers, ceux qui se trouvent dans le besoin le plus criant sont souvent ceux qui ne peuvent bénéficier d’aucune de ces aides. Si nous consacrons une bonne partie de nos efforts à garantir l’accès de l’aide humanitaire par des convois à travers les lignes de front, l’objectif n’est pas d’oublier les autres formes d’acheminement qui sont celles qui apportent en réalité le plus d’aide, mais d’attirer l’attention sur les zones que nous ne pouvons pas atteindre autrement », a-t-il déclaré au Conseil de sécurité.
Une meilleure idée ?
Selon l’ancienne fonctionnaire des Nations Unies avec laquelle IRIN s’est entretenu, l’organisation internationale manque simplement de créativité.
« Les convois ne sont pas la réponse à tout », a-t-elle dit. « Ça fait cinq ans et tout ce que l’on propose, ce sont des convois. Quelque chose ne va pas. Est-ce un manque d’imagination ? »
D’après elle, les Nations Unies auraient dû envisager d’autres options : pourquoi ne pas étudier la possibilité d’effectuer plus de distributions en espèces (un mode d’aide humanitaire qui gagne en popularité) ou de financer directement les ONG locales qui peuvent agir discrètement ? Et pourquoi ne pas payer un ou deux camions à la fois pour passer plus facilement inaperçus ?
« Il s’agit d’envisager d’autres stratégies et nombre d’entre elles doivent trouver une manière d’être beaucoup plus localisées plutôt que d’avoir des équipes basées à Damas qui envoient des convois », a-t-elle ajouté.
Les largages aériens sont souvent cités comme solution, mais ils sont difficiles à mettre en œuvre et très coûteux. Un largage représente 18,2 tonnes, soit à peu près la même quantité qu’un camion de nourriture, et coûte jusqu’à 250 000 dollars.
Certains estiment que l’attention portée aux convois minimise l’importance de services vitaux comme ceux des sages-femmes. La déclaration des ONG publiée en avril défend cette idée : « en mettant trop l’accent sur les convois, l’attention a été détournée d’autres types d’aide dont le besoin est tout aussi urgent, comme les services médicaux, sanitaires, d’accès à l’eau et à l’assainissement, d’éducation, de soutien psychologique et de protection de l’enfance ».
Cela ne vaut-il pas mieux que de ne rien faire du tout ?
Ce n’est pas que ces convois surmédiatisés n’aient pas de rôle à jouer. Ils servent à construire une relation de confiance et à faire preuve d’un objectif commun entre les agences des Nations Unies et le mouvement de la Croix-Rouge, ainsi qu’à mettre au défi les négociateurs fuyants. Leur grande visibilité est délibérée et vise, en théorie, à éviter les attaques et à décourager les parties au conflit à rompre les accords.
Enfin, a reconnu l’analyste sur la Syrie, « il faut bien continuer à essayer […] cela vaut toujours mieux que de ne pas apporter d’aide du tout. Pour l’essentiel, cela se résume à ça. »
Comme l’a dit l’actuel fonctionnaire des Nations Unies interrogé par IRIN : « les convois, aussi vains qu’ils puissent paraître, sont une petite lueur d’espoir pour ceux qui attendent de l’aide. [Mais] lorsque des convois se font attaquer, comme à Alep, cela balaye tout espoir et toute aide matérielle. »
Le problème, c’est qu’en dépeignant les convois comme des aventures de la dernière chance, le risque est de détourner l’attention de la recherche d’autres solutions plus inventives.
Il est temps de sortir des sentiers battus par les camions des Nations Unies.
Lire l’article sur le site de l’IRIN
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