Exsangue financièrement, l’ONU voit rouge pour 2020
Article paru dans le journal Le Figaro le 27/12/2019 par Maurin Picard
L’organisation internationale est au bord de la faillite alors que 38 États membres sur 193 n’ont pas réglé leur contribution.
La trêve des confiseurs n’a pas encore commencé au siège des Nations unies à New York. En cette toute fin décembre, quelques dizaines de diplomates ont suspendu leurs brefs congés de Noël pour en finir avec un fardeau inédit, au point d’y consacrer des nuits blanches dans les couloirs de la «maison de verre», où siège la cinquième commission en charge des affaires administratives et budgétaires, dite «5C»: le bouclage en temps et en heure du premier budget annuel de l’ONU, jusqu’ici négocié sur un mode bisannuel.
Cette réforme éminemment technique, réclamée de longue date par le secrétariat de l’organisation, visait à rationaliser les dépenses de fonctionnement. Elle s’est, hélas, heurtée à la pire crise financière de l’organisation. La Russie, éternel trublion, est rejointe par les États-Unis, resquilleurs assumés depuis l’ère Reagan et désormais réticents à assumer les 28% du budget des opérations de maintien de la paix, outre les 22% statutaires du budget régulier.
L’insurrection a pris du coffre. Les mauvais payeurs assument, persistent et signent. Au 19 décembre, 38 États membres sur 193 n’avaient toujours pas réglé leur dû pour 2019, le déficit s’élevant officiellement à 231 millions de dollars. Deux mois plus tôt, 1,38 milliard de dollars manquait à l’appel, du fait des retards de paiement de 62 États membres. Sept pays débiteurs représentaient à eux seuls 90% de ce trou béant dans les caisses: États-Unis, Brésil, Argentine, Mexique, Iran, Israël et Venezuela.
132 millions de dollars de réserves
Si le Mexique a fini par payer ses 36 millions de dollars, le Brésil, lui, refuse d’obtempérer. L’Argentine, désargentée, traîne la patte. L’Iran fait remarquer qu’il lui est difficile de payer quand ses banques, ciblées par les sanctions internationales, se voient interdire les transactions en dollars. Avec ses 11 millions de dollars en souffrance, Israël renâcle, excédé de «servir de punching-ball», selon les termes de l’ambassadrice américaine Kelly Knight Craft, dans les travées onusiennes très largement acquises à la cause palestinienne.
À force de vivre au-dessus de ses moyens, d’attendre le versement de contributions au budget régulier comme un Téléthon attendant que soient honorées les promesses de dons, «la crise budgétaire s’est muée en crise de liquidités», précise le contrôleur de gestion Chandramouli Ramanathan, qui ajoute, lugubre: «Dans le meilleur des cas, ce sera pire en 2020».
Ce vendredi, il ne restait plus que 132 millions de dollars de réserves dans les caisses des Nations unies, et 13 millions à peine immédiatement disponibles en cash pour régler les dépenses courantes. De la roupie de sansonnet pour une organisation impliquée simultanément dans une bonne vingtaine de crises internationales, à commencer par le Mali, le Yémen, la République démocratique du Congo, le Soudan du Sud. Ses 37.000 employés, désormais et pour la première fois depuis bien longtemps, s’inquiètent pour leur avenir. L’ONU, à l’orée de son soixante-quinzième anniversaire attendu le 26 juin prochain, pourrait-elle mettre la clé sous la porte, comme une simple entreprise en faillite?
Des restrictions pour économiser
Un silence pesant planait le 4 décembre dans une vaste salle de conférence de Turtle Bay, le siège de l’ONU à Manhattan. «Ne craignez rien pour vos salaires», lance en guise d’introduction le contrôleur Ramanathan, chargé d’expliquer au personnel la disparition progressive des fonds de réserve jadis bien pourvus, grignotés par les dépenses imposées par la création de nouvelles missions de médiation politique (Yémen, Syrie) et jamais renfloués par les grands donateurs. «Vos salaires sont notre priorité, ainsi que votre sécurité», martèle Ramanathan. Avant d’ajouter une précision troublante, quelques minutes plus tard: «Pour les sept prochains mois, vous n’avez pas à vous en faire, mais si nous ne parvenons pas à rétablir la situation, aucun salaire ne sera payé en juillet». Chaque chef de service, en outre, est ardemment «incité» à geler toute embauche jusqu’à nouvel ordre.
Les premières mesures d’austérité symboliques avaient fait sourire, au début. L’escalator desservant les étages supérieurs au Conseil de sécurité était en dérangement, pour économiser quelques milliers de dollars. Le fameux Delegate’s Lounge, salon au design seventies, agrémenté d’une immense tapisserie représentant la muraille de Chine et immortalisé dans La Mort aux trousses d’Alfred Hitchcock, ferme ses portes à 17 heures, au grand dam des diplomates qui aiment y échanger confidentiellement.
Désormais, plus personne n’a le cœur à rire. Les fournisseurs new-yorkais voient le paiement de leurs factures remisé aux calendes grecques. Les rapports des experts sur le terrain sont réduits d’un tiers pour économiser des frais de traduction. Leurs voyages sont également restreints, ce qui complique singulièrement la tâche de ceux chargés de faire respecter les régimes de sanctions à l’égard de l’Iran, de la Corée du Nord, du Soudan du Sud et de la Libye.
À Manhattan, les employés ont reçu pour consigne d’enfiler un col roulé et d’emprunter les escaliers, pour cause d’escalators arrêtés, thermostat baissé, air conditionné interrompu. Les heures supplémentaires sont bannies, y compris chez les gardes assurant la sécurité des lieux. Conséquence? Le personnel qui, contrairement à l’image d’Épinal du fonctionnaire international privilégié, ne compte pas ses heures, se rue vers la sortie avant l’heure fatidique à laquelle sera bouclée la sortie principale de la 42e Rue.
Quant aux mauvais payeurs, États-Unis en tête, les sanctions à leur encontre paraissent peu probables. «Nous n’avons pas de bâton» qui autorise de quelconques représailles, élude Stéphane Dujarric, le porte-parole du secrétaire général Antonio Guterres, sauf à retirer aux délinquants financiers le droit de vote à l’Assemblée générale. Une menace désormais très réelle pour le Brésil.
Relents de guerre froide autour du budget
La Russie a payé rubis sur l’ongle ses 67 millions de dollars au budget régulier de l’ONU, depuis le 12 février 2019. La somme paraît dérisoire, comparée au 1,3 milliard dû par les États-Unis à l’organisation la même année, et dont Washington s’acquitte au compte-gouttes, excédé d’avoir à financer seul un quart de l’organisation internationale (l’UE, elle, assure 30% du total). Mais c’est un air de guerre froide qui plane sur Manhattan, le régime poutinien bloquant l’adoption du budget régulier, soutenu en coulisses par Pékin et les pays non-alignés du groupe «G77».
Toutes les occasions sont bonnes pour pinailler, contester, objecter, marchander. «Les Russes emploient tous les instruments à leur disposition pour ralentir les discussions», confie un diplomate occidental sous couvert de l’anonymat, et ce pour remettre en cause les fondements d’un système jugé trop favorable aux intérêts occidentaux. S’il s’agit pour Pékin de placer ses pions, à l’aune d’ambitions mondiales renouvelées, Moscou défend ses intérêts géostratégiques. Point d’orgue de cette lutte d’arrière-garde qui devait connaître un dénouement vendredi après-midi, en séance plénière de la cinquième commission (5C) consacrée aux affaires administratives et budgétaires, l’adjonction contestée du Mécanisme international, impartial et indépendant (IIIM, ou «triple IM», sur les crimes commis en Syrie) au budget régulier.
La Russie refuse une telle inscription, au motif qu’une telle mission jugée hostile à Damas, doit rester financée par des contributions volontaires, et veut rogner de moitié son budget de 18 millions de dollars. «J’ai peur qu’il n’y ait pas de concessions, cette fois», redoutait un responsable onusien, écartelé par ce nouvel affrontement bipolaire.
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