Bill Gates: «Il n’y a pas d’effet immédiat de l’aide aux pays pauvres sur les migrations»
Article publié sur le site du journal Le Figaro le 18/09/2018 par Fabrice Nodé-Langlois
Dans un entretien au Figaro, le fondateur de Microsoft devenu philanthrope fait le point sur les défis à relever pour lutter contre la pauvreté et les maladies dans le monde. En marge de l’Assemblée générale des Nations unies, sa fondation publie un rapport d’étape des objectifs du millénaire.
La Fondation Bill et Melinda Gates publie un rapport en préambule de la 73e Assemblée générale des Nations unies qui s’ouvre ce mardi et accueillera les chefs d’État la semaine prochaine. Baptisé «Goalkeepers», littéralement les «gardiens de but» mais plutôt dans le cas présent «les gardiens des objectifs», le document dresse un bilan d’étape des objectifs du millénaire. En 2015, les Nations unies ont fixé 17 objectifs à atteindre en 2030 en matière de lutte contre la pauvreté, les maladies et le changement climatique.
Le FIGARO. – Le rapport de votre Fondation établit qu’après plusieurs décennies de grands progrès dans la lutte contre la pauvreté et la maladie dans le monde, nous sommes au bord d’une période d’arrêt. Pourquoi?
Bill GATES. – Ces efforts ont reposé sur l’aide publique des pays occidentaux. Or avec la tentation actuelle de repli sur soi, et une moindre attention aux problèmes mondiaux, ces budgets pourraient diminuer. Nous avions déjà montré l’an dernier que si nous ne parvenons plus à doter autant le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, l’épidémie de sida pourrait devenir incontrôlable.
À ce sujet, nous nous réjouissons que la France, qui a été particulièrement généreuse pour ce Fonds, en accueille la prochaine réunion (en 2019, en vue du financement de la période 2020-2022, NDLR). Nous espérons qu’elle nous aidera à convaincre qu’il faut continuer de financer la lutte contre le sida et les maladies infectieuses.
Cette année, nous soulignons dans le rapport que, contrairement à ce que l’on croit souvent, le nombre de naissances dans le monde est globalement stable. En revanche, il continue d’augmenter dans les pays les plus pauvres. En d’autres termes, 24% des bébés naissent aujourd’hui en Afrique mais à la fin du siècle, ce sera 50%. Et si l’on regarde le continent plus en détail, c’est dans les pays les plus pauvres que surviendront ces naissances. Assurer une bonne santé et l’éducation aux populations de ces pays sera un grand défi pour les prochaines années.
D’après votre rapport, le nombre de personnes très pauvres (qui vivent avec 1,9 dollar par jour selon la définition de la Banque mondiale) a augmenté en Afrique subsaharienne ces quinze dernières années. N’est-ce pas un échec de vos efforts?
À l’échelle mondiale, les résultats sont très encourageants. L’extrême pauvreté a reculé en termes absolus comme en pourcentage. Les plus pauvres sont passés de 26% à 9% de la population mondiale. Par contre, il est vrai qu’en Afrique, leur nombre a augmenté. Ceci s’explique par la très forte croissance de la population. Et nous n’avons pas réussi à relever le défi.
C’est d’abord sur l’agriculture qu’il faut intervenir pour éradiquer la grande pauvreté, pour en augmenter la productivité de manière très significative. Afin que les enfants puissent profiter pleinement de l’école, il faut déjà qu’ils soient nourris correctement. L’Afrique, notamment avec ses problèmes de gouvernance, représente bien un défi. Mais il y a des raisons d’espérer. Voyez l’Éthiopie ou le Rwanda: ces deux pays très très pauvres, en dessous de la moyenne du continent, ont fait du très bon travail en matière d’alimentation, de santé et d’éducation. Cela fait partie de notre travail, à travers ce rapport Goalkeepers, de diffuser les solutions éprouvées sur le terrain.
L’une des clés pour réduire la grande pauvreté dans le monde passe selon vous par le contrôle des naissances. Comment faire?
Dans les années 1960, on ne s’attendait pas à ce que le taux de natalité baisse autant, même lorsque les pays atteindraient un revenu par habitant plus élevé. Hormis la Chine et l’Inde qui ont utilisé la contrainte pour contrôler les naissances, regardez à quel point le taux de fécondité a baissé dans des pays comme l’Italie, le Mexique ou même le Bangladesh. De nombreuses études ont démontré que lorsque vous avez de la croissance économique, une meilleure alimentation, que les enfants vont à l’école, les femmes finissent par choisir d’espacer les naissances de leurs enfants, et contrôlent la taille de leur famille. Ceci confirme ce que nous préconisons depuis le début, pour aider les pays pauvres, il faut investir prioritairement dans le capital humain: la santé et l’éducation.
L’immigration est un sujet politique très sensible en Europe, et ailleurs. Pensez-vous que réduire la pauvreté de l’Afrique aura un impact direct sur les migrations?
Regardez la Syrie. Combien de migrants venant de ce pays y avait-il avant la guerre? Il est évident que les guerres et l’instabilité politique sont les premières causes de migrations. Par conséquent, l’Europe doit encourager la stabilité en Afrique, afin que des guerres y soient, à moyen terme, de moins en moins fréquentes. À cet effet, il faut contribuer à l’amélioration des conditions de vie, à la suffisance alimentaire, au développement économique. Mais attention, il n’y a pas d’effet immédiat de l’aide aux pays pauvres sur les migrations. Les bienfaits de l’aide au développement centrée sur le capital humain apparaissent au bout de vingt ans au moins, soit d’une génération.
Sur tous les sujets où agit que votre Fondation – la malnutrition, la santé, l’éducation, le développement économique – donner plus de responsabilités aux femmes semble essentiel pour progresser. Quelles actions menez-vous sur ce point?
De nombreux travaux ont montré – et nous recueillons nous-mêmes beaucoup d’observations – que si l’on donne aux mères l’accès aux ressources, elles les utilisent de manière très fructueuse. Nous avons constitué un groupe de travail il y a quelques années qui évalue toutes les solutions mises en œuvre, à la lumière de la question du genre, autrement dit du rôle des femmes. Nous étudions l’accès au financement, les questions agricoles. C’est ainsi que par exemple, nous avons été amenés à insister sur la distribution de poules au plus grand nombre de foyers pauvres possibles. Des poules, cela veut dire des œufs, donc plus de protéines. Cela peut faire une différence importante dans la lutte contre la malnutrition. On en revient à la notion de capital humain. Si vous formez les mères, elles font en sorte que leurs enfants aillent à l’école et y restent plus longtemps.
Vous êtes optimiste sur le rôle que la technologie, l’intelligence artificielle par exemple, peut avoir dans la lutte contre l’extrême pauvreté dans le monde. N’est-ce pas une approche exagérément «geek»?
Non, c’est important que l’innovation intervienne dans ce domaine. Les personnes qui conçoivent de nouvelles semences plus résistantes à la sécheresse causée par le changement climatique ou qui mettent au point de nouveaux vaccins emploient des technologies numériques avancées et recourent à l’intelligence artificielle. Il faut parvenir à orienter les progrès technologiques au service des plus démunis.
Nous y arrivons, par exemple avec la monnaie électronique qui permet à des familles très modestes d’emprunter, d’épargner, avec des coûts extrêmement faibles, ceci même dans les zones rurales. Le programme M-Pesa au Kenya profite à des ménages très modestes. Dans tous les pays où nous intervenons, nous développons la monnaie électronique.
Malgré les difficultés, vous semblez rester optimiste sur la poursuite des «objectifs du millénaire» définis par l’ONU.
Nous n’atteindrons pas tous les objectifs, c’est certain. Certains sont très précis et peuvent être atteints en étant méthodiques. D’autres relèvent plus d’un but vers lequel il faut tendre. Bien sûr, nous essuyons des revers: l’épidémie d’Ebola, des résistances aux moustiquaires antipaludiques, sans parler des guerres et des catastrophes naturelles. Mais le recul de la grande pauvreté dans le monde a été phénoménal. Et à mesure qu’un pays se développe, on peut consacrer des ressources à une population dans le besoin, de moins en moins nombreuse, donc être plus efficace. Lorsqu’une erreur est commise dans un programme d’aide, on a tendance à la claironner comme si l’ensemble de la lutte contre la pauvreté était en échec. Moi je garde de l’espoir en regardant les chiffres, en découvrant les innovations, et en admirant tous ces héros sur le terrain que nous présentons dans notre rapport.
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