Pape François : derrière la provocation, une posture prophétique

A l’occasion de son déplacement d’une journée sur l’île de Lesbos, le pape François a ramené au Vatican douze réfugiés musulmans. Pour Jean-François Colosimo, la provocation du Saint-Père n’est pas une concession à l’air du temps.

Sa prédication, le pape François la mène en actes et en personne. Il se rend à Lesbos, au milieu des migrants, et en revient avec douze d’entre eux qui sont des «musulmans» de naissance, de milieu ou d’adhésion. Scandale! Pourquoi aucun chrétien? Cette question même montre l’incompréhension de son magistère qui, comme la crise actuelle, est d’abord d’ordre spirituel.

Le communiqué final, résolument œcuménique, qu’ont cosigné le patriarche Bartholomée de Constantinople, figure tutélaire des chrétiens d’Orient, et l’archevêque Hieronymos d’Athènes, primat d’une Grèce à la souffrance, dément tout angélisme béat ou laxisme bêtifiant. L’impuissance des puissants à imposer la paix par les armes au Levant, à y réprimer les nouveaux esclavagistes qu’ils soient djihadistes, trafiquants, ou les deux, à sécuriser la Méditerranée devenue un cimetière, y est clairement dénoncée. Dans la suite de son discours devant le parlement européen à Strasbourg en novembre 2014, François fustige implicitement le troc entre l’Union de Merkel-Hollande et la Turquie d’Erdoğan: une rançon de milliards d’euros contre un très hypothétique cadenas anti-réfugiés ne relève pas seulement du leurre politique, mais aussi de la faute historique. Plus gravement encore, un tel abandon souligne cette «culture du déchet» que le Vieux Continent substitue toujours plus à sa prétention d’être le «berceau des droits de l’homme».

C’est une thérapie de choc contre le choc des civilisations que ce refus symbolique du moindre particularisme à l’heure de tous les tribalismes.

Partout, la même erreur domine. Les frontières ne sont pas que des murs, car elles établissent aussi une médiation qui est la condition d’un rapport dynamique entre l’identité et l’universalité. Voulant mener son Église «du centre aux périphéries», François n’a cessé de lever les clôtures illusoires qui permettraient le pur entre-soi et qui ne sont jamais qu’une ruse de la mondialisation aveugle, livrée aux jeux de la domination, de l’argent, de la peur, et à son pouvoir destructeur d’une humanité partagée. Ce qui vaut à Lampedusa, Bethléem, Istanbul, Damas, Cuba, Mexico, Kiev, Lesbos, mais aussi à Bruxelles, Berlin et Paris.

C’est une thérapie de choc contre le choc des civilisations que ce refus symbolique du moindre particularisme à l’heure de tous les tribalismes. Qu’avons- nous à opposer de plus fort aux nihilistes de Da’ech qui sont prêts à tuer et à mourir pour leur cause, au nom d’Allah et de leur haine de ce que nous sommes? Et d’ailleurs, qui sommes-nous? Au mal maximal d’une guerre civile planétaire, avons-nous pour seule réponse cet autre visage du nihilisme qu’est l’empire absurde des biens? Ou l’emprise irrésistible du Bien dont la nature transcendante est de contrarier les calculs trop humains?

C’eut été donner raison à l’islamisme que d’exercer un choix préférentiel incluant les chrétiens et excluant les autres, à commencer par les musulmans.

Car on aurait vite vu combien une telle ambition de sauvegarde mène à creuser l’abîme. C’eut été un arrangement profane, mondain, onusien, que de pratiquer un savant panachage des minorités. Car pareille volonté de satisfaire statistiquement les uns et les autres aurait conduit inévitablement à l’indifférence de tous. C’eut été laisser les musulmans otages de la terreur que de ne pas leur adresser un signe d’exception pour mieux les rétablir dans l’ordinaire du commun.

Or ce signe était là, puisque les deux familles chrétiennes pressenties étaient retardées par des formalités administratives auxquelles le Saint-Siège lui- même ne peut se soustraire. La force du pape est de n’avoir pas reculé devant le kaïros qui se présentait à lui. Ce mot précisément grec, désigne, dans le Nouveau Testament, l’intervention de l’Éternel dans l’histoire. Il signifie ce moment unique, cette occasion irréversible où sont offerts le salut ou la perte. Les jésuites, singulièrement, en ont fait le lieu par excellence de leurs exercices au discernement. Dans le langage du pape: «Je privilégie tous les enfants de Dieu».

Quant aux chrétiens d’Orient, François, Bartholomée, Hieronymos œuvrent assez chaque jour à leur survie réelle pour n’avoir pas de leçons à recevoir de ceux qui instrumentalisent leur existence et leur martyre au service de leurs angoisses fondées ou fantasmées. Le Souverain Pontife qui a fait le voyage de Lesbos est le même Souverain Pontife qui réclamait, dès août 2014, une intervention militaire, dans les limites de la guerre juste, contre Da’ech. Il ne fut guère bien entendu alors, comme il risque fort d’être mal entendu aujourd’hui. Se mettre à l’école du réalisme mystique qui est la sienne demande, il est vrai, de renoncer à la surdité volontaire.

Naïveté feinte que celle de ce pape qui voit plus loin que les oracles du déclin! Lors des invasions barbares, au Ve siècle, les politiques romains disparaissaient, engloutis avec l’ancien monde qu’ils pleuraient, tandis que les évêques chrétiens lançaient un vaste mouvement d’évangélisation dont devait surgir le Moyen Age, cette ère d’une circulation philosophique inégalée entre des théologies autrement antagoniques.

La provocation de François n’est pas une concession à l’air du temps.

La provocation de François n’est pas une concession à l’air du temps. Elle est, comme toutes les postures prophétiques, un rappel de l’origine par-delà l’écume des événements. Que ce rappel heurte les chrétiens tentés par le repli, qui cèdent à la confusion en acceptant d’idéologiser la foi, n’est rien que de normal. Le pari du pape vise aussi leur conversion à cet Évangile si contradictoire avec le monde et l’histoire qu’il les a radicalement changés en deux mille ans et sur les cinq continents. À bon entendeur, salut!

Jean-François Colosimo est écrivain et essayiste. Président du Centre national du livre de 2010 à 2013, il dirige désormais les éditions du Cerf. Son dernier livre, Les Hommes en trop, la malédiction des chrétiens d’Orient, est paru en septembre 2014 aux éditions Fayard.

Article paru dans Le Figaro


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