« Les crises humanitaires dont les médias ne parlent pas va durer plus longtemps », selon Philippe Lévêque, directeur de l’association CARE France
Article paru sur le site du journal 20 minutes le 28/01/2020 par Mathilde Loire
Pour la quatrième année consécutive, l’association humanitaire CARE a publié ce mardi son rapport «Suffering in Silence», un baromètre qui recense les dix crises humanitaires « oubliées » par les médias en 2019.
Pour établir cette liste, l’ONG, avec l’aide d’un cabinet extérieur, a examiné les mentions de 40 crises humanitaires recensées par l’ONU dans des médias en anglais, en français, en allemand, et depuis cette année en espagnol et en arabe. Deux millions et demi d’articles ont été pris en compte sur des crises concernant au moins un million de personnes.
Sur les dix crises humanitaires « oubliées » de 2019, neuf ont lieu sur le continent africain : sécheresse et sous-alimentation à Madagascar, en Zambie, en Erythrée et au Kenya; conflit et crise sécuritaire en République centrafricaine et au Burkina Faso; pauvreté extrême au Burundi; crise environnementale et violences sexuelles en Ethiopie; insécurité alimentaire et déplacements dans le bassin du lac Tchad… La dixième est la crise nord-coréenne, qui fait son retour dans le rapport après avoir été très traitée en 2018. La plupart de ces crises durent depuis longtemps, et sont au carrefour de problématiques politiques, conflictuelles, économiques et surtout environnementales. Elles sont pourtant toutes sous-traitées par les médias pris en compte dans l’étude, avec des variations selon la langue. Philippe Levêque, directeur général de l’ONG CARE France, analyse les raisons de cet « oubli » pour 20 Minutes.
Pourquoi l’association CARE a-t-elle réalisé ce rapport sur les crises humanitaires « oubliées » ?
Avec ce rapport, nous essayons de faire changer le regard que les médias vont porter sur ces crises oubliées. Nous voyons sur le terrain qu’il y a une corrélation très forte entre ce que les médias rapportent et l’intérêt que la communauté internationale porte à une crise. Une crise dont les médias ne parlent pas va durer plus longtemps et les pays, les institutions, les acteurs privés, et même les ONG lui apporteront moins d’aide.
La communauté internationale bouge moins, mais les acteurs locaux aussi. Dans certains pays, si les médias ne couvrent pas les problèmes de minorités ou de provinces éloignées, les gouvernements centraux s’y intéressent encore moins. Et quand une crise est liée à un conflit, la répression est souvent d’autant plus violente qu’il n’y a pas d’yeux pour en rendre compte.
Qu’est-ce qui explique que ces crises ne soient pas ou peu couvertes par les médias ?
Nous sommes extrêmement centrés sur nos problèmes à nous. Par exemple, sur le changement climatique, les médias vont rendre compte du mouvement de la jeunesse, de la pression chez nous. Mais très peu s’intéresseront aux conséquences du changement climatique que des gens vivent déjà ailleurs. Or, ce qui arrive en Afrique par exemple nous touchera un jour.
Le contexte politique peut également jouer sur la médiatisation d’une crise. L’étude de cette année porte sur la période de janvier à novembre 2019. Dans celle de 2018, la Corée du Nord ne faisait pas partie du baromètre. Donald Trump et Kim Jong-un ont échangé des amabilités, se sont rencontrés, et les médias se sont intéressés plus largement à la Corée du Nord [où environ 10,9 millions de gens ont besoin d’une assistance humanitaire selon l’ONU]. On s’y intéresse quand il y a un risque nucléaire, pourquoi pas le reste du temps ? Parce que ça ne fait pas vendre, ça ne fait pas d’audimat, sans doute…
Les médias français emploient de moins en moins de correspondants fixes à l’étranger. Les difficultés économiques que subissent les médias depuis plusieurs années peuvent-elles expliquer que certaines crises soient sous-couvertes ?
Oui, je le vois bien quand on s’approche des médias. On nous répond qu’il n’y a pas de budget pour envoyer des journalistes sur place. La révolution que connaissent les médias a un vrai impact sur les moyens alloués pour envoyer les gens sur place. En 2019, notre étude a trouvé 612 occurrences pour Madagascar, contre 2,7 millions pour le PSG ou 3,1 millions pour le Real Madrid. Bien sûr, il faut aussi suivre les clubs de foot à l’étranger ou l’Eurovision en Israël, mais c’est frappant.
Parmi les dix crises que vous avez recensées, l’impact de la crise écologique est très important. Pensez-vous que certains sujets ne sont pas traités car peuvent être considérés comme « décourageants » ?
Je ne pense pas. Bien sûr, on peut parler d’une crise en disant « c’est la catastrophe, c’est foutu ». Mais quand on va sur place, on voit aussi des solutions, des initiatives, de la résilience chez les populations concernées. Par exemple, nous voyons sur le terrain de belles histoires sur le courage des femmes qui changent les pratiques agricoles ou sur la manière de régénérer les mangroves. On peut apprendre beaucoup des populations qui subissent déjà la crise écologique de plein fouet.
J’aimerais que les médias regardent aussi le verre à moitié plein. Il y a des réponses à ces crises, mais ces réponses des gens du Sud ne dureront que si nous, dans les pays du Nord, changeons notre modèle économique et notre mode de consommation.
La crise migratoire dont on parle en Europe peut-elle être l’occasion d’aborder les raisons de l’exil ?
D’abord, rappelons que les crises migratoires concernent d’abord les pays du Sud. Les médias parlent beaucoup du nombre de migrants qui arrivent en Europe, alors qu’il y en a trois fois plus qui arrivent dans les pays voisins des zones en crise, ou à l’intérieur des pays.
Par ailleurs, on s’intéresse très peu aux causes des déplacements. Les médias, et les politiques encore plus, s’intéressent aux migrations d’abord sous l’angle « ça fait peur ». On ferait mieux de travailler sur les causes sous-jacentes à l’exil. Personne ne part le sourire aux lèvres.
Il faut mettre l’accent sur ces crises, et il faut le faire dans la durée, pas juste quand nous publions ce baromètre. Il faut aussi se focaliser sur les solutions plus que sur les catastrophes, et faire témoigner ceux qui n’ont pas la voix, donner la parole aux gens présents sur le terrain. On peut considérer que le reportage est une forme d’aide, comme l’aide internationale, comme l’humanitaire.
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