Le silence assourdissant du droit humanitaire
Article paru sur le site Le Devoir le 19/05/2017 par Éric Marclay
Les conflits contemporains ont une spécificité trop souvent édulcorée : les civils en sont les principales victimes, mutilés par les mines, raflés par les bombes à sous-munitions, étouffés aux gaz chimiques. Ils sont pris au piège de belligérants qui ont perdu toute humanité ou sont les victimes « collatérales » que l’Occident justifie sur l’autel de la guerre contre le terrorisme. À cette guerre asymétrique se superpose un discours tout aussi asymétrique du Bien contre le Mal, du brave soldat contre le barbare terroriste, hors des principes, hors du droit.
S’il y a bel et bien un déséquilibre des forces et des moyens, le droit de la guerre se veut simple : vous êtes combattant ou hors de combat, civil ou militaire, cible légitime à certaines conditions ou personne ayant droit à une protection à d’autres. Or, en ce XXIe siècle, l’Humanité n’a jamais eu autant de conventions et de traités internationaux régulant la guerre et ses moyens, de résolutions onusiennes, de principes directeurs pour toutes les catégories de personnes et situations, tous ces textes devant de bonne foi protéger les populations et biens civils. Une véritable cacophonie juridique qui est bruyamment débattue dans des conférences internationales et argumentée par des juristes-humanistes bienveillants. Pourtant, sur le terrain, le silence du droit humanitaire est assourdissant. De la Syrie au Soudan du Sud, de l’Afghanistan au Nigeria, la guerre ne cesse d’être accompagnée d’images d’horreur, de milliers de déplacés, de blessés, de femmes éplorées, d’enfants apeurés. Ces cris, ces souffrances, plus personne ne semble les entendre.
La sacro-sainte souveraineté nationale
Les Conventions de Genève de 1949 sont le socle du droit de la guerre, sur lequel s’empilent moult traités et résolutions. Pourquoi ce vaste cadre juridique n’est-il pas respecté, et les civils épargnés ? Les dogmatiques ont une réponse (très) juste mais (trop) simple : le respect du droit international humanitaire est une question de volonté politique. Il faut toutefois y ajouter un élément de réponse supplémentaire : la sacro-sainte souveraineté nationale. Elle est certes formellement contournable en activant le chapitre vii de la Charte des Nations unies, mais les intérêts supérieurs des États s’affrontent dans l’hémicycle du Conseil de sécurité, et le droit de veto n’aura jamais autant desservi les populations, sacrifiées au nom d’intérêts géo-politiques et géo-économiques peu humanistes.
En 2005, la responsabilité de protéger (R2P) devait — espérait-on — permettre de dépasser le débat urticant de l’ingérence humanitaire, finir par placer l’être humain au centre des considérations sécuritaires des États, non plus ce dernier, et mettre les civils à l’abri du besoin et de la peur. Quasi mort-née durant le conflit du Darfour, fort malmenée en Libye en 2011, la R2P semble cliniquement morte dans le désastre en Syrie.
Que reste-t-il donc : les yeux pour pleurer et l’espoir pour vivre ? Les enfants syriens et somaliens, afghans et maliens méritent mieux. En droit national, un criminel est jugé par un tribunal et emprisonné. La justice internationale est en marche, 124 pays ont signé (mais n’ont pas tous ratifié) le traité de Rome instituant la Cour pénale internationale. Mais à la guerre et à la rhétorique asymétriques s’ajoute encore une asymétrie dans la justice, qui, envisagée universelle, n’en a que le nom. Car, au fond, l’universalisme des principes humanitaires, du droit humanitaire, de la justice internationale pour les victimes ne seraient-ils pas que des vues de l’esprit nord-occidental, le Saint-Graal pour certains, une chimère pour les autres ?
Pour dépasser ces asymétries et blocages, il est urgent d’adapter l’architecture internationale et de décrasser les mécanismes multilatéraux de sécurité. La réforme du Conseil de sécurité et de son suranné droit de veto constitue la priorité afin que la volonté politique ne soit plus l’otage d’un club de privilégiés. Elle redonnerait ainsi du mordant à une diplomatie multilatérale prospective et constructive devant à nouveau peser matériellement sur les crises. De là, il faut activer de manière neutre, impartiale et indépendante les mécanismes juridiques internationaux, autant pour juger, le cas échéant, les dommages collatéraux que les crimes de guerre avérés. Comme le soulignait Blaise Pascal au XVIIe siècle : « La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique […] il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela, faire que ce qui est juste soit fort ou ce qui est fort soit juste. » Ce n’est qu’en mettant à profit un système international robuste et équilibré, juste et fort, que le volume du droit international humanitaire sera à nouveau audible.
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