Sabine Jansen : « L’Ifri a développé en France une diplomatie d’influence »
Article paru sur le site du journal Les Echos le 10/04/2019 par Virginie ROBERT
Historienne, Sabine Jansen a publié en 2017 « Les boîtes à idées de Marianne » relatant la montée en puissance des think tanks français et en particulier celle de l’Institut français des relations internationales. L’ouverture des relations internationales au monde de l’entreprise, la recherche du pluralisme et une approche innovante ont permis à l’institut de se tailler une place de tout premier rang.
Quelle a été l’influence du politique dans la création et le développement de l’Ifri ?
En 1978, Thierry de Montbrial, depuis cinq ans co-fondateur -avec Jean-Louis Gergorin- et directeur du Centre d’Analyse et de Prévision (CAP) du ministère des Affaires étrangères, cherche à reprendre la vieille structure du Centre d’études de politique étrangère (CEPE) pour en faire un vrai think tank. Le projet est soutenu par l’Elysée, notamment par son secrétaire général Jean François-Poncet qui confiera à Jean-Louis Gergorin, plus politique, sa succession à la tête du CAP. Thierry de Montbrial est aussi encouragé par Jean-Marie Soutou, secrétaire général du Quai, dont l’Ifri obtiendra des contrats, une aide précieuse mais, disons-le, modeste.
L’élection de François Mitterrand a-t-elle eu un impact ?
En 1981, il y a eu du tangage. Régis Debray et Hubert Védrine sont venus à l’Ifri demander une « contribution au changement ». Il y avait aussi en coulisse Jacques Attali, conseiller de Mitterrand. Mais Thierry de Montbrial a obtenu l’appui du ministre Claude Cheysson, polytechnicien également, qu’il avait bien connu comme commissaire européen chargé des pays en voie de développement. Il a aussi pu compter sur Jean Peyrelevade, alors directeur adjoint de cabinet de Pierre Mauroy mais aussi maître de conférences à l’X dans l’équipe du professeur… de Montbrial. Du coup, ce dernier a même obtenu une ligne de crédit pérenne sur le budget de Matignon, ce qui aurait été inconcevable sous Giscard ! Il a donc su transcender les appartenances partisanes, et c’est l’une des raisons de sa survie. Le fait qu’il ait accueilli au CAP, sous la présidence Giscard, des personnalités comme Jean-Pierre Chevènement ou Michel Rocard, et que le socialiste Jean-Pierre Cot ait été administrateur de l’Ifri, prouvaient son pluralisme.
Les relations avec le Quai d’Orsay ont-elles toujours eu des hauts et des bas ?
La politique étrangère relève du régalien et l’exécutif n’est pas très partageur. D’où des relations parfois difficiles, comme avec Dominique de Villepin en 2003 sur la position française au moment de la guerre en Irak. Cela varie en fonction des personnalités à la tête des Affaires étrangères. Mais le Quai a aussi compris que l’Ifri est une organisation indépendante, qui a son utilité, surtout dans un monde où les Etats n’ont plus le monopole des relations internationales. C’est un endroit où l’on peut échanger de façon officieuse, recevoir un leader étranger contesté sans engager la France et préparer des solutions alternatives. L’Ifri a développé en France une diplomatie d’influence.
En quoi est-ce que ce think tank a été innovant ?
La grande innovation de l’Ifri est de comprendre la demande des grands groupes, dont les directions internationales manquent de compétences, et à qui il va offrir des services alors que l’économie est en voie de mondialisation. Mais le démarchage n’est pas si facile. En tant qu’X-Mines, et comme chef du CAP, Thierry de Montbrial a tissé des relations dans l’establishment des affaires et dans la haute administration. Ambroise Roux -le très influent patron de la CGE-, Bernard Hanon, celui de Renault et Olivier Lecerf, PDG de Lafarge, l’ont soutenu parmi bien d’autres. Les Américains sont aussi de la partie : sur dix ans la Fondation Ford va investir plus d’1,5 million de dollars.
Et à part cette ouverture au monde économique ?
Une autre innovation, par rapport au CEPE, était l’organisation d’événements qui réunissent monde économique et politique autour de grandes personnalités comme Henry Kissinger ou le prince Norodom Sihanouk. A côté de la recherche, l’aspect relations publiques va être considérablement développé. Enfin, Thierry de Montbrial, âgé de 36 ans en 1979, a dynamisé les équipes en s’entourant de jeunes comme Pierre Lellouche, fin connaisseur des Etats-Unis et des problèmes de sécurité, ainsi que Dominique Moïsi. Ils vont contribuer à la notoriété de l’institution à l’étranger.
Pourquoi l’Ifri a-t-il atteint une telle reconnaissance internationale alors que sa structure reste modeste ?
L’Ifri développe une diplomatie qui n’est pas étatique. Elle est privée et repose sur la capacité à nouer des contacts et à tirer de l’information d’autres milieux que les milieux officiels que sont les ambassades, les experts du Quai ou ses chargés de mission. Il faut noter qu’en France, il y a peu de think tanks de relations internationales. L’Institut Montaigne commence à s’y intéresser et l’Iris a une approche davantage tournée vers le marché français et vers l’académique. L’Ifri a su s’insérer dans le réseau international des think tanks, en travaillant avec le CFR, Chatham House , la DGAP etc. Par exemple, ils ont syndiqué leur notoriété et leurs plumes pour mettre en avant le problème des questions transatlantiques ou relatives à l’Europe. Le rayonnement de l’Ifri tient aussi à ce que ses nombreux chercheurs se déplacent, sont actifs dans les colloques internationaux. Ils forment un vrai collectif permanent qui aide à la visibilité de l’institution. Ils produisent aussi beaucoup. La sortie du premier Ramses, en 1981, a fait sensation : il offrait enfin des données et des analyses économiques claires -il ne faut pas oublier que Montbrial a fait son doctorat d’économie à Berkeley-, et s’intéressait à la stratégie.
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