Rony Brauman : «La raison humanitaire n’est pas la raison politique»

Article paru sur le site du Figaro le 11/07/2018 par Rony Brauman

Pour l’ex-président de Médecins sans frontières, on ne peut pas faire des ONG les complices des passeurs de migrants en Méditerranée.

Les associations humanitaires venant au secours des migrants en Méditerranée sont priées de les regarder se noyer, ou bien de les remettre à des trafiquants et tortionnaires. On ne compte plus les déclarations politiques, sondages, éditoriaux manifestant le durcissement général vis-à-vis des migrants africains et faisant des ONG de secours les complices objectifs des «passeurs». Ceux-ci organiseraient, a-t-on entendu, le départ des candidats à la migration en fonction de la présence des navires de secours, faisant des humanitaires les relais plus ou moins conscients d’une entreprise criminelle.

Reconnaissons d’abord qu’une telle accusation n’est pas en elle-même un scandale, cette configuration s’étant produite dans d’autres circonstances à plusieurs reprises au cours des dernières décennies. Pour les avoir alors dénoncées, l’auteur de ces lignes serait bien le dernier à en contester l’existence. Oui, il arrive que l’humanitaire soit mis au service de la violence et d’ailleurs, parmi d’autres, la France en sait quelque chose, qui a semé le chaos en Libye, résultat de sa désastreuse «guerre humanitaire».

Mais c’est ici à front renversé que se présente la situation, car les criminels sont ceux à qui les gouvernements européens veulent remettre les migrants, ceux avec qui les humanitaires sont sommés aujourd’hui de collaborer. Et les humanitaires sont ceux qui s’efforcent d’aider les proies à échapper aux griffes de leurs prédateurs. Car pour la plupart, les gardes-côtes libyens n’ont rien de gardes-côtes et les appeler ainsi est une insulte au véritable métier que désigne ce mot. De nombreux témoignages et enquêtes l’attestent, ils sont les véritables relais et prolongements des groupes armés qui font régner leur loi en Libye: torture, extorsion, esclavage sexuel, main-d’œuvre servile, voilà à quoi ressemble le sort des migrants remis auxdits «gardes-côtes» et qui explique pourquoi certains préfèrent mourir en mer plutôt que retourner vers cet enfer. Voilà ce à quoi aucune association humanitaire ne peut donc se résoudre, fût-ce au nom de la raison d’État. Le président Macron ne devrait pas attendre d’Antigone qu’elle prenne place aux côtés de Créon.

«L’hospitalité inconditionnelle n’est pas de ce monde»

Pour autant, la raison humanitairese distinguant de la raison politique, les secouristes humanitaires ne peuvent pas, ne doivent pas, prétendre à la définition d’une politique migratoire. Leurs organisations ne le font d’ailleurs pas, contrairement à ce qui est parfois affirmé pour mieux les condamner. Mais elles s’inquiètent, et avec elles ceux qui les soutiennent, de l’envahissement de l’espace public par un discours désormais palpable d’hostilité aux étrangers.

Cette inquiétude est le reflet d’une autre inquiétude, non moins légitime bien que d’un ordre différent, celle de vagues migratoires vues comme ingérables dans un contexte de chômage de masse et de raidissement nationaliste. Il serait insultant pour beaucoup de faire tomber sur elle le couperet de l’accusation de racisme car ces craintes ne se réduisent pas à la haine des autres. L’hospitalité inconditionnelle n’est pas de ce monde, les cultures – individuelles et collectives – ne se mêlent pas facilement, leurs relations ne sont pas spontanément harmonieuses et, même s’il est utilisé par de dangereux démagogues, il n’y a rien de raciste à reconnaître et enregistrer ce fait. Pas plus, au demeurant, que ne serait irénique ou narcissique le constat que de profonds mélanges de populations se sont produits en Europe tout au long du XXe siècle et plus encore depuis la fin de la guerre, sans heurts majeurs.

S’il faut reconnaître ses droits à la peur, c’est parce qu’il est stérile de lui opposer une pure pose morale et qu’il est avant tout nécessaire de lui offrir une perspective.

«La situation actuelle est intenable»

Le durcissement politique de l’Europe sous la forme de discours et de pratiques de rejet a d’ores et déjà produit des effets, le rythme des départs ayant considérablement ralenti en même temps que se multipliaient les interceptions par les «gardes-côtes» libyens (10.000 en 2018). Néanmoins, la question migratoire n’est pas derrière nous pour autant et la répression n’est pas une réponse indéfiniment soutenable. De même, la disparition d’une jeunesse active et audacieuse est une perte aux lourdes conséquences pour l’Afrique. C’est pourquoi la situation actuelle est intenable. Il est urgent d’associer gouvernements et organisations de la société civile des pays de départ et pays de destination afin d’organiser la mobilité internationale. Nombre de ceux qui laissent tout derrière eux souhaitent retrouver leur pays mais ne le peuvent pas, sous peine de retomber dans les griffes de groupes criminels, de régimes policiers ou totalitaires ou simplement d’être coupés de toute possibilité de revenir. Ils sont pourtant les vecteurs du renouveau, les acteurs d’un développement à venir, bien plus que les experts et institutions voués à cet objectif.

Cette possibilité d’aller et venir n’est pas sans limites, elle supposera des restrictions et donc des déceptions. Mais elle réduira le rôle des trafiquants d’êtres humains, rouvrira des espoirs en Afrique et contiendra, pour partie au moins, des peurs en Europe, au vu d’une volonté politique et d’une capacité collective de maîtrise de ce phénomène.


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