Rémi Brague : « Cette pandémie est l’occasion d’un examen de conscience »

Article paru sur le site du journal La croix le 22/04/2020 par Antoine Peillon

Le philosophe Rémi Brague nous invite à l’examen de conscience. Et pose, au-delà de la pandémie du Covid-19, la question : « N’y a-t-il pas des épidémies intellectuelles, morales, spirituelles, certes plus discrètes, mais plus délétères sur le long terme ? »

Je suis, comme tout le monde, confiné chez moi depuis une quinzaine de jours. J’ai la grande chance de l’être dans un appartement parisien calme. J’ai aussi la chance plus grande encore d’être en compagnie de deux des six femmes de ma vie, en l’occurrence mon épouse et ma mère, les quatre autres, fille et petites filles, étant dispersées entre Madrid, Mâcon et Francfort. Nous passons pas mal de temps au téléphone, voire sur Skype avec parents et amis. Nous recevons par WhatsApp des vidéos des études et jeux de nos petits-enfants. Bien entendu, il y a aussi les tâches domestiques, les courses, ce qui occupe et écarte l’ennui.

À part cela, que faire de ses heures libres ? En bon intellectuel un peu snob, j’aurais pu relire ou pour certains – soyons honnêtes – lire, les grands écrivains de la peste, Thucydide, Lucrèce, Boccace, De Foe, Manzoni, Camus, Giono. J’ai préféré profiter de l’occasion pour me ruer sur la rédaction de mes propres livres, qui ne vaudront certainement pas les leurs. Seulement, voilà, j’ai promis, et je suis déjà en retard. Ainsi donc, dès le réveil, et encore en robe de chambre, je suis à l’ordinateur, d’où je réponds à la question : que penser de cette épidémie ?

Contre l’idée d’un châtiment divin

Comme chrétien, et donc ne faisant pas comme si Dieu n’existait pas, quelle peut être la place de Dieu dans cette histoire ? Serait-ce un châtiment ? Certains fondamentalistes américains l’avaient déjà suggéré à l’époque du sida. Ils reprennent du service en ce moment. Des musulmans barbus leur emboîtent le pas. Très peu pour moi. Taper sur un gong en criant : « c’est le châtiment ! », laissons cela à Philippulus. Un dieu qui ricane dans sa barbe : « Bien fait, ça leur apprendra ! », le dieu de Panizza qui leur envoie la vérole, ce dieu-là n’est pas celui des chrétiens, lequel accepte de mourir en croix pour le salut de ses créatures.

Pensons plutôt à la logique interne de nos pratiques. Il en est qui ouvrent sur un surcroît de vie ; d’autres mènent à la mort sans phrase, à plus ou moins long terme. Car la Providence veille sur les vivants, non pas en agissant à leur place, mais en leur donnant de quoi atteindre, par eux-mêmes, le bien qui est le leur. Les animaux reçoivent l’instinct de se nourrir, de se reproduire, d’éviter les dangers.

Dans le cas de cet être vivant que nous sommes, l’homme, donc, la providence prend un tour particulier. L’instinct le cède à l’intelligence, à l’usage rationnel de la liberté. La providence devient, dans un jeu de mots que l’étymologie latine confirme, et qui était d’ailleurs déjà chez les Romains, prudence. Pas seulement la prudence de qui regarde devant soi avant de traverser la rue, mais bien cette sagesse pratique qui choisit les meilleurs moyens d’obtenir une fin bonne, la phronēsis d’Aristote, à laquelle mon bon maître Pierre Aubenque, disparu le mois dernier, avait consacré le meilleur de ses livres.

L’épidémie vue comme une métaphore

J’ai mentionné plus haut les grandes œuvres littéraires, romanesques surtout, qui ont pour sujet intégral ou partiel, ou encore comme cadre narratif, une épidémie. Pourtant, le récit d’épidémie qui me semble le plus parlant pour ce qui nous arrive n’est pas la description clinique d’une maladie réelle et la chronique de son évolution, mais une simple métaphore. C’est le rêve de Raskolnikov dans l’Épilogue du Crime et Châtiment de Dostoïevski (1867). L’étudiant devenu meurtrier par orgueil est en prison, en voie de rédemption. Une forte fièvre lui fait voir en cauchemar une peste inédite. L’originalité de la maladie imaginaire dont il raconte les résultats, et en même temps ce qui la rend si dangereuse, réside en la nature des microbes, des sortes de trichines : ils sont intelligents et empoisonnent plutôt l’âme des hommes qu’ils n’infectent leur corps. Tous ceux qui sont frappés, à savoir la quasi-totalité de l’humanité, combinent une totale démence avec une inébranlable conviction d’être dans le vrai, et même d’être les seuls à posséder la vérité. Pas moyen de s’unir pour une œuvre commune. D’où des conflits sanglants. Seule serait épargnée une petite élite d’élus destinés à produire une nouvelle race et une nouvelle vie, dans une terre régénérée et nettoyée – mais, ces gens-là, ajoute ironiquement le héros, ou le romancier, nul ne les a vus ni entendus.

Cela ressemble assez à notre situation d’aujourd’hui : un individualisme forcené, un refus de croire qu’il puisse y avoir un bien commun, qu’il puisse y avoir un jeu dans lequel les deux gagnent, et donc la conviction qu’il faut absolument vaincre, voire détruire, celui dont les intérêts ne coïncident pas avec les vôtres, voire celui qui, simplement, n’est pas de votre avis. Regardez la façon dont on se renvoie les accusations : c’est la faute aux Chinois, dit M. Trump. Et M. Xi commence à lancer sa vérité officielle : ce sont les Européens qui nous ont infectés. Regardez aussi la façon dont les partis se divisent, les groupuscules se déchirant de l’intérieur. Et surtout, regardez, chez nous, la façon dont on rejette la responsabilité sur… eh bien, un peu tout le monde : le gouvernement actuel, les gouvernements précédents, la globalisation, l’incurie de celui-ci, l’imprévoyance de celui-là, etc., sans parler de complots toujours faciles à démasquer. Ce que je trouve abject. Il n’est pas jusqu’à cette élite d’introuvables sauvés et sauveurs qui n’ait des parallèles dans notre actualité. Se croire appelé à faire redémarrer l’humanité à partir de zéro, une fois que quelque catastrophe aura nettoyé la Terre des méchants, beau programme. Mais ces méchants, ce sont toujours les autres.

Pour moi, cette pandémie est au contraire l’occasion d’un examen de conscience, individuel, comme citoyen et universitaire, mais aussi collectif, comme compagnon dans la corporation des philosophes dont ma retraite ne m’a pas exclu, voire comme bénéficiaire de cette civilisation qui, partie d’Europe, a gagné une bonne partie du monde. Je me demande donc : cette épidémie est-elle la plus grave qui soit ? N’y a-t-il pas des épidémies intellectuelles, morales, spirituelles, certes plus discrètes, mais plus délétères sur le long terme ? Toutes ne viennent pas de l’Orient. La plupart ont pour épicentre l’Occident, voire la France. Ai-je fait tout ce qu’il fallait pour en atténuer les effets ?

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Ce que je (re) découvre

À franchement parler, pas grand-chose que je ne savais déjà, ou, en tout cas, m’imaginais savoir. Ce confinement m’a empêché de partir pour Madrid, puis de là pour la côte Est des États-Unis, où je devais passer dix jours à donner des conférences. Je me sens à la fois frustré de n’avoir pu honorer mes engagements, et soulagé, ne serait-ce que parce que nous avons pu ainsi, Françoise et moi, célébrer nos cinquante ans de mariage. « Car enfin, tout cela est l’œuvre de la Providence. C’est elle qui arrange tout, on la paye pour cela ! », dis-je, en bombant le torse. Fort bien. Mais qui sait comment je réagirais si j’étais touché en mon corps, ou en celui de mes proches ? C’est la question que Satan pose à Dieu à propos de Job qui, lui, n’a pas craqué.

En ce qui me concerne, tout porte à croire que je serais moins faraud. Tant que tout va bien à bord, jouer à se remettre entre les mains du Père ne mange pas de pain. Moi, je suis claustré dans ma bibliothèque, avec des personnes que j’aime et qui s’entendent entre elles à merveille. Mais je pense à ceux qui vivent seuls dans une chambre de bonne, comme un de mes anciens étudiants, ou à ma marraine en Ehpad : ses repas sont déposés devant sa porte par une soignante qui se retire ensuite. Comparée à leur sort, ma déréliction est confortable et prêcher l’abandon à la volonté divine ne me coûte guère. Mais, comme saint Pierre le dit à Dante, au purgatoire, qui vient de faire un « sans faute » en récitation de Credo : ta monnaie est sonnante et trébuchante, mais l’as-tu dans ta bourse ?

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Repères

Né en 1947, Rémi Brague est ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de philosophie, docteur ès lettres, professeur émérite à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à la Ludwig Maximilian Universität de Munich.

Depuis 2009, il est membre de l’Académie des sciences morales et politiques.

2009. Grand prix de philosophie de l’Académie française.

2012. Prix de la fondation Joseph Ratzinger. Il est aussi membre fondateur de l’édition francophone de la revue catholique internationale Communio.

Derniers ouvrages parus : Sur la religion, Flammarion, 2018 ; Des vérités devenues folles, Salvator, 2019 ; La Controverse. Dialogue sur l’islam (avec Souleymane Bachir Diagne) Stock et Philosophie Magazine, 2019.


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