Le relatif déclin de Daech est loin d’annoncer la victoire contre l’islamisme radical
En recul sur le terrain militaire, Daech multiplie les attentats, notamment à Istabul, Médine ou Bagdad. Pour Caroline Galactéros, une défaite de l’EI est un leurre tant le terreau de l’islamisme est enrichi par les erreurs et les faiblesses occidentales.
Docteur en Science politique et Colonel au sein de la réserve opérationnelle des Armées, Caroline Galactéros est directrice du cabinet d’intelligence stratégique «Planeting». Chroniqueuse sur le site du magazine Le Point et auteur du blog Bouger Les Lignes, elle a publié Manières du monde. Manières de guerre (Nuvis, 2013) et Guerre, Technologie et société (Nuvis, 2014).
Depuis les succès militaires des forces syriennes et irakiennes de ces dernières semaines, notamment à Faloudja ou à Alep (point encore tombée pourtant), le manichéisme a repris ses droits.
L’on entend déjà les augures se réjouir bruyamment d’un Etat islamique qui serait en recul et quasi défait. L’effet de loupe joue à plein, augmenté de nos utopies et fantasmes de reconquête sur la terreur répandue en nos contrées par les séides lointains de l’affreux Calife al Baghdadi, dont on veut oublier les racines ou les parrains. Commode réduction du spectre…
C’est aller un peu vite en besogne, comme viennent tragiquement de le rappeler les attentats de l’aéroport d’Istanbul, de Médine ou le carnage de Bagdad. En fait, l’Occident dans son ensemble s’est à ce point intriqué dans les conflits du Levant que nos Etats paraissent chaque jour davantage les jouets impuissants d’une terreur résiliente qui n’a pas dit son dernier mot et annonce une lame de fond.
Nous (ie. les Occidentaux, en postulant une identité discutable entre les intérêts nationaux respectifs despuissances européennes et ceux de Washington) faisons face désormais aux soubresauts de moins en moins contrôlables d’une mouvance islamiste mondiale, dont l’EI n’est que le surgeon spectaculaire et Al Qaida le rhizome vivace et intact.
Cette mosaïque prospère toujours sur nos inconséquences et notre cynisme mâtiné d’idéalisme. Et évidemment, devant concéder du terrain en Irak et en Syrie, craignant désormais pour «ses capitales» de Mossoul et de Raqqa, l’Etat islamique redouble de férocité, lançant ses kamikazes dans tous les pays musulmans cibles de son offensive de déstabilisation. Sans parler de nos contrées européennes, dont la crise des migrants révèle la grande vulnérabilité sur fond de communautarisme invasif et d’Etat inhibé. La violence sectaire se répand comme une trainée de poudre, menaçant désormais la stabilité du Liban, de la Jordanie et même de la Turquie que l’on a trop longtemps, à Washington ou à Berlin, laissé jouer avec son fantasme d’une renaissance ottomane et son obsession anti-Kurdes.
Les milices irakiennes chiites qui accompagnent l’armée de Bagdad dans ses reconquêtes sous tutelle américaine ne sont pas en reste, qui assassinent sans pitié hommes et enfants sunnites coupables d’avoir (sur)vécu sous la férule de Daech. Et le Hezbollah lui-même, affaibli financièrement et militairement, rappelle à Beyrouth sa capacité de nuisance régionale et son rôle central pour la stabilité du fragile Liban.
Bref, «nous» avons cru pouvoir mener des guerres «par proxys» pour déstabiliser ou reconfigurer la région à notre main alors que c’est en fait nous qui sommes instrumentalisés par les puissances régionales et surtout les prétendus «islamistes modérés» – irénique oxymore – que nous avons imprudemment appuyés et qui ont éclaté en une myriade de groupuscules inclassables autrement que sous la commune bannière d’un radicalisme sanglant dont nous sommes les fourriers inconscients et les cibles ultimes. Un subtil camaïeu de vert foncé a fondu sur la Syrie déstabilisée en 2011 mais aussi sur l’Irak et la Lybie morcelés. Sans parler du reste de l’Afrique ni du Sahel.
Après avoir toléré l’expansion de l’EI puis l’avoir assez mollement combattu en renforçant sans états d’âme sa source même, Al Qaida, l’ancien «démon» pourtant d’une Amérique vengeresse, nous persistons à refuser d’unir véritablement nos forces avec celles de Moscou pour en finir avec cette Gorgone. Mais voilà: depuis 2003 et plus encore depuis la forfaiture des «printemps arabes», un nouveau «Grand jeu» à multiples entrées s’est développé sur plusieurs théâtres, à la fois au Moyen-Orient et sur notre Vieux continent, sur fond de guerre pour le contrôle des routes du gaz et du pétrole vers l’Europe et pour l’influence régionale. Au Moyen-Orient, la rivalité confessionnelle entre sunnites – toutes obédiences confondues – et chiites, nourrie par l’implosion de l’Irak, les ambitions d’un Iran convoité pour son marché et décidé à jouer de nouveau dans la cour des grands et une Arabie saoudite politiquement instable, s’exaspère en soubresauts sanglants. Les Etats-Unis, certes, entendent concentrer leur puissance vers l’est et la Chine stratégiquement conquérante. Leur fameux Shift towards Asia. Sans pour autant renoncer à contrer la Russie, elle aussi renaissante, ni à empêcher son rapprochement avec l’UE qui donnerait corps à une puissance politique et stratégique concurrente de poids.
L’OTAN est le véhicule idéal de cette offensive camouflée en résistance, l’Ukraine et la Géorgie ses cibles d’opportunité, les pays baltes ou la Pologne des pions utiles, l’Allemagne et la Grande-Bretagne, des alliés historiques précieux. Mais Washington n’a pas non plus renoncé à «contrôler» les puissances pétrolières du Moyen-Orient en nourrissant la rivalité saoudo-iranienne pour faire durer l’instabilité régionale dans un chaos jugé globalement stabilisant pour les intérêts américains.
Moscou est soudainement venu perturber ce savant jeu d’apprenti sorcier, faisant brutalement tomber le masque de l’hypocrisie occidentale vis-à-vis de l’islamisme radical. L’occasion pour Vladimir Poutine de s’imposer de nouveau à la table des Grands dont il s’est toujours considéré comme une pièce maîtresse provisoirement marginalisée.
La Turquie quant à elle, après avoir grandement appuyé la dispersion de la terreur des hommes de Daech, voit leur férocité se retourner contre elle via une terrible campagne d’attentats. Pays du «flanc sud de l’OTAN», elle sert les intérêts de Washington, quelle que soit la mégalomanie de son sultan, et fluctue au gré de ses injonctions. Après une phase de provocations envers Moscou, elle s’en rapproche opportunément de nouveau, via Israël. Washington la laisse faire, l’encourage peut-être même, conscient qu’il lui faut coordonner a minima ses actions militaires en Syrie avec celles de Moscou pour éviter un dérapage ou une escalade dont nul ne sortirait vainqueur. Ce condominium américano-russe ne fait pas l’affaire de Téhéran qui doit poursuivre sa prise d’influence régionale pour consolider son «arc chiite» et l’étendre à la Syrie tout en limitant ses pertes et sans faire les frais de sa coopération militaire avec les Russes au profit du régime syrien. Des Russes qui n’appuient d’ailleurs pas l’armée iranienne ou le régime syrien sur toutes les opérations car leurs limites militaires et la coopération au niveau militaro-politique avec Washington requiert davantage qu’une coordination. Des compromis.
Cet imbroglio paraît inextricable. L’on peut toutefois gager sans grand risque que rien ne se dénouera diplomatiquement, à Genève ou ailleurs, tant que les présidents américain et russe n’y trouveront pas un intérêt convergent. Le sort du clan Assad ne sera que le témoin de ce compromis. Un compromis qui lui-même dépendde la capacité de l’Administration américaine à faire taire ses «faucons», à l’Otan et ailleurs, et à respecter les «lignes rouges» russes concernant l’Ukraine, la Géorgie, l’Arménie et à détendre la pression économique et financière sur Moscou via les sanctions. La démission du général Breedlove, SACEUR va-t-en guerre, peut sembler de ce point de vue une bonne nouvelle, mais on est encore loin d’une véritable réforme de la posture américaine. L’activation du bouclier anti-missiles de l’OTAN en Europe traduit la permanence d’une «guerre» d’usure et d’une profonde défiance envers Moscou.
Au-delà, cette situation tragique révèle surtout, bien tristement, combien le sort des populations civiles de ces Etats martyrs est finalement secondaire dans les calculs des puissances intervenantes. Le discours sur les «droits de l’homme», «la responsabilité de protéger les populations» et l‘idéalisme politique ne passe décidément plus la rampe du réel.
Assad ou pas Assad, telle n’est donc pas la question. Pour faire un pas véritable vers l’apaisement, il faudrait paradoxalement, comme en bien des domaines, accepter «d’aller au choc» et remettre en cohérence nos principes et nos actes sur une base strictement réaliste et pragmatique. Il faudrait en premier lieu cesser d’armer et de soutenir des factions qui ont juré la perte de la Syrie et se rient de toute démocratie même formelle. Il faut aussi savoir si l’on veut en finir avec la terreur islamiste qui cible les communautés musulmanes d’Europe, mais aussi nos Etats où l’autorité politique et le contrôle social reculent sous les yeux du monde … et de «l’ennemi», et enfin notre modèle de civilisation tout entier. Les marionnettes veulent couper leurs fils et nous les laissons faire pour d’introuvables bénéfices. La paix sociale dans nos banlieues? Nous savons désormais dans notre chair que c’est un leurre. Tout au contraire, la gangrène islamiste dévore le tissu national affaibli, s’appuie sur la pusillanimité de nos gouvernants et notre renoncement à démanteler fermement le communautarisme que nous avons naïvement encouragé.
Il faut agir maintenant, enfin, avant qu’il ne soit trop tard. Il faut cesser de croire que les ventes d’armements nous imposent silence et alignement sur un camp et retrouver notre autonomie de jugement et de décision.
La France, par son histoire, sa culture et sa tradition diplomatique, a tous les atouts pour reprendre une place à sa mesure, celle d’une puissance médiatrice lucide qui mette ses alliés comme les protagonistes de ce capharnaüm sanglant devant l’urgence d’une véritable négociation qui favorise le rapprochement des acteurs locaux sélectionnés sur la base d’un seul principe: l’engagement à restaurer sur une base réaliste et équilibrée les Etats multiconfessionnels mis en danger par nos utopies délétères.
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