Portrait : Pourquoi Zbigniew Brzezinski a été un homme clé de la diplomatie internationale
Article paru sur le site atlantico le 29/05/2017 par Edouard Husson
Zbigniew Brzezinski, conseiller du président Jimmy Carter est mort. Moins connu que Matthew Quirk, il était pourtant une des personnalités les plus influentes de Washington. A la fois russophobe doublé d’un réaliste, il aura marqué l’histoire diplomatie américaine… Et mondiale.
L’un des meilleurs thrillers politiques de ces dernières années est intitulé « Les 500 ». Son auteur, Matthew Quirk, promène le lecteur dans le monde fermé des 500 personnes les plus influentes de Washington. Pour Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller pour la sécurité nationale (NSA) de Jimmy Carter, entre 1977 et 1980, le cercle dont nous parlons est plutôt celui des 50 personnes les plus influentes de la capitale américaine. Peut-être même le cercle doit-il être encore réduit: moins connu que Henry Kissinger, Brzezinski fut pourtant, durant un demi-siècle son égal, son rival secret.
Certes, au début des années 1970, KIssinger devint Secrétaire d’Etat du gouvernment Nixon, un poste que n’obtint jamais Brzezinski: mais on peut considérer que Brzezinski a été plus influent que Kissinger après que les deux hommes eurent quitté, respectivement, le gouvernement. Son ouvrage, Le Grand Echiquier, paru en 1997, fixe la stratégie eurasiatique de l’Empire américain avec une précision et une ampleur de vues que Henry Kissinger n’a jamais atteinte dans aucun de ses ouvrages.
Comme pour Henry Kissinger, la carrière américaine de Brzezinski doit tout à la Seconde Guerre mondiale. Le père de Brzezinski était diplomate et la famille resta au Canada, où elle était installée, après le dépeçage de la Pologne par Hitler et Staline. L’occupation soviétique durable du pays, après la fin de la Guerre, dissuada les Brzezinski de rentrer en Europe. Zbigniew fit alors ses études à McGill (Montréal) puis à Harvard. Une fois installé aux Etats-Unis, il entama une carrière de chercheur.
Harvard, Johns Hopkins, Columbia: ces trois universités américaines de la côte Est parmi les plus célèbres ont accueilli tout à tour le professeur de sciences politiques qu’était devenu Brzezinski. C’est ici l’occasion d’insister sur le rôle des universitaires dans la conception des grandes politiques américaines. Brzezinski ou Kissinger ne sont que deux exemples, pris parmi une multitude d’universitaires qui sont devenus, à un moment de leur carrière, des acteurs de la politique américaine, recrutés par les présidents pour leur capacité à mettre en question les idées reçues. Jimmy Carter considérait que sa politique étrangère tirait sa force des mises en cause régulières par Brzezinski des schémas que lui proposait son Secrétaire d’Etat, Cyrus Vance. Jamais la politique étrangère américaine des cinquante dernières années n’aurait atteint le degré de préparation et de meise en oeuvre qui sont les siens sans les milliers de chercheurs qui circulent, en permanence et dans les deux sens, des universités au State Department ou à la Maison Blanche, en faisant étape, souvent, dans les think tanks ou les autres structures d’influence. La France est trop marquée par la culture des grandes écoles pour se rendre compte de ce qu’elle perd à ne pas faire passer l’esprit de recherche avant les certitudes des hauts fonctionnaires. Nous n’aurons jamais l’initiative dans aucun domaine tant que nous ne nous inspirerons pas plus de la façon de faire américaine.
Dans le cas de Brzezinski, on a affaire cependant à plus qu’un « universitaire d’influence » comme il en existe des milliers aux Etats-Unis. Rarement on aura vu, ces dernières décennies, une telle capacité à être en phase avec « l’air du temps » de Washington; à proposer rapidement mais avec une réelle profondeur d’analyse, des réponses aux questions que se posaient les gouvernants. C’est largement à sa rapidité intellectuelle et sa puissance de formulation que Brzezinski dut de devenir un des acteurs de premier plan de la politique étrangère américaine.
Dès 1956, Brzezinski se fait remarquer en publiant, avec un autre spécialiste de sciences politiques (Carl Friedrich), une analyse du totalitarisme soviétique. Brzezinski n’est pas le premier, tant s’en faut, à publier sur le sujet, mais la clarté de l’analyse, l’efficacité des formulations font immédiatement de ce livre une référence. Dès cette époque on peut se demander si le sentiment qui animera toute sa vie professionnelle – la russophobie d’un émigré polonais – n’est pas pour beaucoup dans la passion intellectuelle que dévoile le livre. Le jeune professeur associé de Harvard vient de signaler son entrée sur la scène des débats académiques, à l’interface avec la politique étrangère américaine. Il n’a pas trente ans et il vient de rattraper les débats en cours; en quelques années, bien qu’échouant à obtenir un poste de professeur permanent à Harvard du fait de la candidature de Henry Kissinger, Brzezinski impose de plus en plus une marque originale sur les débats.
Après les crises de Berlin (édification du mur en août 1961) et de Cuba (retrait des missiles soviétiques en octobre 1962), Brzezinski se fait le théoricien de la détente. Tout au long de ses ouvrages il ne cesse jamais d’imaginer les moyens de détruire la puissance russe – soviétique en l’occurrence. Mais sa monomanie n’empêche pas la subtilité. Brzezinski ne cesse d’expliquer à des milieux dirigeants américains imbibés de la propagande de la Guerre froide que le régime soviétique est plus fragile qu’il n’y paraît et que la détente est le meilleur moyen de détacher l’Europe centrale et orientale dominée de son oppresseur. Brzezinski est l’un des seuls analystes dont on peut dire qu’il a anticipé, dès les années 1960, sur l’éclatement de l’empire soviétique.
En 1966, il devient conseiller politique au Département d’Etat. Il tisse aussi ses réseaux au sein du parti démocrate. Tandis que Henry Kissinger installe momentanément auprès de Richard Nixon, sa vision d’une politique étrangère réaliste (accords de désarmement avec l’URSS; désengagement du Vietnam; rapprochement avec Mao), Brzezinski creuse son sillon au sein du parti démocrate. Au fond, il n’est pas très loin des options du réaliste Kissinger: mais la russophobie qui l’anime ne lui fait jamais perdre de vue le souci américain de principes sur lesquels appuyer la politique étrangère. Le trop ouvertement cynique Nixon ne survit pas au scandale du Watergate. Et Henry Kissinger ne réussira jamais, de ce fait,; à réaliser son rêve, « européaniser » la politique étrangère américaine, c’est-à-dire la convertir à la pratique de « l’équilibre des puissances ».
Brzezinski veut la détente mais dans un cadre qui impose aux Soviétiques le respect, au moins formel, des droits de l’homme. Avant même l’élection de Carter, il a joué un rôle décisif en étant l’un des concepteurs des Accords d’Helsinki (août 1975), dont l’une des caractéristiques est de conditionner le désarmement ou l’aide économique à l’Union Soviétique au respect des droits de l’homme par cette dernière. Une fois devenu Conseiller à la Sécurité Nationale du président Carter, Brzezinski plaide pour l’utilisation systématique de la cause des droits de l’homme dans les négociations avec les Soviétiques. Il est pour beaucoup dans l’interruption des négociations sur le désarmement. Surtout, il saisit rapidement l’occasion de la crise d’Afghanistan (renversement d’un régime proche de Moscou; invasion du pays par l’Armée Rouge) pour tenter de faire de ce pays le « Vietnam des Soviétiques ». Après la défaite et le retrait soviétique, Brzezinski laissera volontiers commenter sa « préscience ». Mais beaucoup font remarquer qu’il est aussi celui qui a couvert, depuis la Maison Blanche, le recrutement et l’équipment des guerriers d’un « djihad antisoviétique » – avec parmi eux Oussama Ben Laden. Au fur et à mesure de sa carrière, Brzezinski s’est laissé régulièrement aller à sa passion russophobe – au risque, comme dans le cas de l’Afghanistan, de préparer des bombes à retardement pour la politique étrangère américaine – ce « blowback », effet boomerang, dont a parlé Chalmers Johnson dans un livre de 1997, dont la préface anticipait sur le 11 septembre 2001.
Brzezinski fait partie de ceux, aux Etats-Unis, qui ont posé le cadre du monde d’après la chute de l’Union Soviétique. Au début des années 1970, il fait partie des fondateurs de la Trilatérale, auprès de David Rockefeller, cette organisation qui réunit Américains, Européens et Japonais pour penser la solidarité du monde occidental. C’est largement dans ce cadre que sont posés les cadres de la mondialisation à l’américaine qui suivra la chute de l’Union Soviétique.
Brzezinski avait imaginé plus tôt que d’autres la chute de l’URSS mais pas avec la rapidité déconcertante qu’elle eut sous Gorbatchev. C’est sans aucun doute l’euphorie qui a suivi une victoire à l’ampleur inattendue que Brzezinski a laissé mûrir ce qui reste son plus grand livre, le plus fascinant par son ampleur de vues et sa franchise: Le Grand Echiquier, paru en 1997. Il s’agit d’une analyse pratique des conditions de la domination américaine dans le monde. La clé, pour Brzezinski, qui connaît ses classiques géopolitiques, c’est d’empêcher que la grande puissance maritime (les Etats-Unis) voient émerger une puissance continentale rivale, capable de dominer l’Eurasie. Bien loin de la rhétorique de défense des droits de l’homme qu’il employait sous Carter, Brzezinski tombe le masque de la domination impériale américaine. Il dit sans hésiter que c’est par égard pour l’Europe que l’on parle d’une « alliée »: en fait elle est une vassale de l’empire washingtonien. Les dangers pour la domination américaine se trouvent plus à l’Est: Russie et Chine, essentiellement. La seconde est l’adversaire ultime. Pour mettre de leur côté toutes leurs chances de vaincre un jour la Chine, les Etats-Unis doivent s’attacher à détruire la Russie. Et dès 1997, Brzezinski assignait comme tâche à la politique américaine de faire basculer l’Ukraine du côté occidentale; il estimait, avec une précision terrifiante, que ce basculement pourrait démarrer au milieu des années 2000 (la révolution orange date de 2004).
Même s’il a critiqué, dans les années 2000, les méthodes de George W. Bush – et se sentait plus proche de la politique étrangère d’Obama – Brzezinski avait posé les cadres de la politique étrangère américaine d’après la chute de l’Union Soviétique. La manière de s’y prendre dans les Balkans (contre la Serbie), au Proche-Orient (à balkaniser, expliquait-il en 1997) n’est pas qu’une question de style. DAns Le Grand Echiquer, Brzezinski s’était fait le théoricien de l’empire américain et son analyse n’a pas pris une ride. Sa passion russophobe ne le quitta jamais. C’est bien la destruction de la Russie qui est au coeur du livre.
Brzezinski a continué à être très influent jusqu’à la fin de sa vie. Et sa lucidité ne le quitta jamais. Au coeur du Grand Echiquier, la possibilité d’un échec de l’Empire américain n’est pas exclue. C’est la dernière anticipation de celui qui aura pu être témoin, quelques jours avant sa mort, du sommet eurasiatique organisé par la Chine pour structurer son projet transcontinental de « Nouvelle Route de la Soie ». Brzezinski quitte la scène au moment où le projet de domination américaine en Eurasie est peut-être mortellement atteint par la nouvelle alliance russo-chinoise.
Edouard Husson est historien. Ancien vice-chancelier des universités de Paris, ancien directeur général d’Escp Europe, il a fait ses études à l’Ecole normale supérieure et à Paris Sorbonne, dont il est docteur en Histoire. Edouard Husson a été chercheur à l’Institut für Zeitgeschichte de Munich (1999-2001) et chercheur invité au Center For Advanced Holocaust Studies de Washington (en 2005 et 2006). Il a également été fait docteur honoris causa de l’Académie de Philosophie du Brésil (Rio de Janeiro) pour l’ensemble de ses travaux sur l’histoire de la Shoah. Il est aussi vice-président de l’université Paris Sciences et Lettres (www.univ-psl.fr)
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