«Ne pas occulter la dimension religieuse de l’attentat de Berlin»

Article paru sur le site du Figaro le 28/12/2016

Stéphane Ratti, professeur d’histoire de l’Antiquité tardive à l’université de Bourgogne-Franche-Comté s’interroge sur le déni du facteur religieux dans notre société postmoderne.

Le futur président des États-Unis, Donald Trump, a affirmé, à la suite de l’attentat de Berlin du 19 décembre 2016, que «l’État islamique et d’autres terroristes islamistes attaquent continuellement les chrétiens au sein de leurs communautés et lieux de culte». On ne prononcera pas ici sur le point de savoir si cette nouvelle tuerie ou bien si les attentats commis en France depuis plus d’un an ont réellement ou non une dimension religieuse, mais plutôt sur les raisons qui sous-tendent un certain consensus pour soutenir la réponse négative. Au sein de la vulgate européenne, les propos de Donald Trump détonnent. L’assassinat du père Hamel à Saint-Étienne-du-Rouvray en juillet 2016 se semble pas, en effet, avoir infléchi le discours ambiant ni incité les commentateurs à penserqu’un conflit de nature religieuse se serait installé en Europe.

Que des crimes soient commis au nom d’une religion semble un type d’explication admis dans certains cas, mais pas dans tous. Que le christianisme, par exemple, ait été, à certains moments de son histoire, responsable d’actes de violence et le message évangélique détourné de sa vraie signification ne fait apparemment de doute pour personne, surtout pas pour les chrétiens eux-mêmes. Comment expliquer dès lors que l’on puisse dénier aux événements récents en Europe toute dimension religieuse? Pourquoi le facteur religieux est-il souvent minimisé voire nié par ceux-là mêmes qui se prétendent les héritiers de Voltaire? Il n’est pas possible pour comprendre ce type de réaction d’invoquer simplement des motifs eux-mêmes religieux. Le problème est plus complexe: pourquoi cherche-t-onà enfouir inconsciemment les motivations religieuses dans le non-dit?

L’explication réside dans le refus de voir les choses en face. La mort est le vrai visage de la guerre. Et notre civilisation de l’euphémisme et du lexicalement correct ne peut plus dire le tragique et ne veut plus voir le malheur.

L’Homo festivus cher à Philippe Muray n’aime pas qu’on lui chante une autre chanson que celle du «vivre ensemble» et de la convivialité. Or la guerre n’est pas consensuelle – pardon pour ce truisme. Seul un historien allemand comme J. G. Droysen (1808-1884) pouvait encore, au XIXe siècle, sincèrement croire qu’Alexandre le Grand cherchait, par ses conquêtes, à diffuser la civilisation hellénique pour l’amélioration de l’humanité. La France, comme l’Allemagne, sonten paix depuis très longtemps et quand on évoquait encore, ces derniers mois, l’idée d’un conflit dans notre pays, on pensait uniquement à celui que suscitait la loi El Khomri. La seule guerre identifiée chez nous est celle qui oppose des acteurs qui ont beaucoup plus en commun que de différences fondamentales. Nous comprenons encore le monde selon la grille marxiste, mais nous ne sommes plus capables de le penser à travers la pensée religieuse de l’autre.
La situation en Europe aujourd’hui me fait, plus précisément, penser à celle de l’Antiquité tardive. Un vaste et complexe débat divise aujourd’hui les spécialistes sur le point de savoir si cette époque – le IVe siècle après J.-C., disons de Constantin à Théodose le Grand, l’empereur romain qui officialisa le christianisme a réellement vu un conflit entre le paganisme moribond et le pouvoir chrétien désormais dominateur. Pour de nombreux universitaires contemporains, nulle guerre, nulle polémique idéologique ni nul meurtre ne peut être recensé à cette période dont on puisse dire qu’il ait été motivé par la question religieuse.

La place manque ici pour trancher le débat, mais ce qui est révélateur pour notre propos, c’est moins le rapport de force et les tensions politico-religieuses dans l’Empire romain du IVe siècle que la capacité que la mauvaise foi a toujours de trouver des explications aux actes les plus sanguinaires en passant sous silence l’essentiel.
Je pense pour ma part, au contraire, que l’Antiquité tardive fut une période marquée par un long et vivace conflit religieux entre païens et chrétiens, un conflit dont on cherche parfois, à tort, à minimiser la virulence et la persistance sous diverses formes. On peut se demander, par conséquent, si le même aveuglement, le même déni, la même «déréalisation», ne frappe pas l’idée même de guerre – en l’espèce de guerre de religion – dans nos sociétés postmodernes. Des historiens prennent aujourd’hui le contrepied de ce que disaient les premiers témoins dans l’Antiquité au sujet de la bataille de la Rivière Froide qui opposa en 394 les derniers païens, sous la conduite de l’usurpateur Eugène, au camp chrétien conduit par Théodose. Les sources anciennes se seraient trompées et auraient pris pour un conflit religieux ce qui ne fut qu’un épisode de guerre civile.

Rufin d’Aquilée, le premier en date, rapporta en détail ce qu’il vit et entendit en personne au passage des troupes de Théodose descendant, victorieuses, du col alpin où eut lieu la bataille. Il décrit avec de nombreuse précisions les sacrifices que les païens accomplirent avant le combat parce que, pour lui et pour son public chrétien, cette guerre fut bien religieuse et que l’échec d’Eugène fit avant tout la preuve de l’impuissance des dieux du paganisme. Rufin avait de peu été précédé dans son interprétation par saint Ambroise, évêque de Milan, et, fut suivi, quelques années plus tard, en Afrique, par saint Augustin dans La Cité de Dieu.

Las, une certaine historiographie anglo-saxonne contemporaine ne voit là qu’un habillage rhétorique et partisan de ce qui ne fut, à ses yeux, qu’une guerre civile comme Rome en connut tant au cours de son histoire. Comment comprendre cet affadissement dans l’interprétation d’un épisode crucial qui marqua en réalité la dernière tentative militaire du paganisme de s’opposer au christianisme? C’est une énigme psychologique, historique et idéologique de même nature qui se pose à nous quand nous cherchons à comprendre le déni que nous constatons aujourd’hui en face de qui pourrait être un conflit religieux naissant.

Les guerres commencent plus tôt qu’on ne le croit et durent plus longtemps qu’on ne le pense. Elles naissent forcément en temps de paix. La paix ne serait-elle qu’un état transitoire? Ernst Jünger – qui savait ce qu’est la guerre – semblait le penser lorsqu’il écrivait dans Jardins et Routes que «ce n’était point par hasard que les Anciens, à la signature des traités de paix, convoquaient les dieux nationaux de la guerre» (Journaux de guerre II 1939-1948, éd. J. Hervier, «Pléiade», 2008, p. 11).

Se dissimuler cette réalité ou bien encore minimiser à l’excès la notion de conflit ou la réalité d’une guerre n’est au mieux qu’un masque d’optimisme, au pire une forme de cynisme.


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