Le monde catholique à l’épreuve de Donald Trump

Article paru sur le site Diploweb le 07/01/2017

En quoi l’entrée de Donald Trump à la Maison Blanche le 20 janvier 2017 montre-t-elle l’émergence de nouveaux équilibres et une réorganisation du monde catholique au défi de la crise actuelle des modèles de mondialisation ? Thomas Tanase présente ici une réflexion solidement argumentée et particulièrement féconde.

Thomas Tanase est diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris, agrégé et docteur en histoire, ancien membre de l’École française de Rome. Spécialiste de l’histoire de la papauté et de ses relations avec l’Asie, il a notamment publié « Jusqu’aux limites du monde. La papauté et la mission franciscaine, de l’Asie de Marco Polo à l’Amérique de Christophe Colomb » (École française de Rome 2013) et une nouvelle biographie de Marco Polo (Éditions Ellipses, 2016).


L’élection de Donald Trump et la défaite d’Hillary Clinton en novembre 2016, intervenus après le Brexit du mois de juin 2016, indiquent sans doute la fin d’un cycle politique qui avait vu son apogée dans les années 1990, sous la présidence du mari d’Hillary, Bill Clinton. La mondialisation reposant sur un libre-échange économique le plus ouvert possible, appuyé sur la libre circulation des personnes et les transformations sociétales, est aujourd’hui largement remise en cause, alors que les crises actuelles semblent confusément indiquer la réémergence des États et des Nations. Or, de manière significative, la question du vote catholique est apparue avec une importance inédite au cours de la campagne électorale américaine. De fait, cette crise remet aussi en cause le rôle d’acteur central de la mondialisation que la papauté a patiemment cherché à construire depuis les années 1960 grâce aux communautés catholiques et aux associations, et que nous avons récemment décrit sur Diploweb. En quoi le test américain de novembre 2016 montre-t-il l’émergence de nouveaux équilibres et une réorganisation du monde catholique au défi de la crise actuelle des modèles de mondialisation ?

Le pape François et l’Amérique de Trump : la fin d’une relation privilégiée ?

La question catholique a d’autant plus occupé le débat public que l’échange de propos critiques entre le pape François et le candidat républicain n’est pas passé inaperçu. De nombreuses raisons expliquent la méfiance du pape, dont les critiques émises le 18 février 2016 à l’endroit de ceux « qui veulent ériger des murs » étaient une réponse directe aux propos de Donald Trump sur un pape jugé trop « politique » et, plus généralement, à une rhétorique perçue comme offensante pour les Hispaniques des États-Unis. Or ces propos ont été tenus dans l’avion qui ramenait le pape d’un important voyage apostolique qui avait commencé le 12 février 2016 par une rencontre inédite dans l’île de Cuba avec le patriarche de Russie, Cyrille. La déclaration commune parle d’une rencontre dans une île entre Nord et Sud, Est et Ouest, alors que « la civilisation humaine est entrée dans un moment de changement d’époque ». Elle célèbre le renouveau des forces chrétiennes en Amérique latine et déplore la restriction des libertés religieuses, en particulier dans les sociétés sécularisées, évoquant dans la foulée une intégration européenne « qui ne serait pas respectueuse des identités religieuses ». Au Mexique, le pape a célébré la messe avec les communautés indigènes du Chiapas avant de passer à Ciudad Juarez, et de célébrer une messe retransmise en simultané de l’autre côté de la frontière, dans la ville texane d’El Paso, acte qui fait pendant à son premier voyage pontifical dans l’île de Lampedusa.

Les propos du pape sur Donald Trump dans l’avion du retour ne sont donc pas des propos isolés, mais traduisent une véritable cohérence de la géopolitique pontificale. Il s’agit bien de renoncer à une inscription occidentaliste de la papauté, choix doublé de la critique d’un modèle de sécularisation des sociétés occidentales perçu comme agressif, destructeur sur le long terme. Il s’agit de l’élargissement d’une politique dont on peut faire remonter le fil déjà aux années 1960, dans le sillage du concile de Vatican II, politique qui consiste à vouloir s’ouvrir aux pays du Sud pour faire du catholicisme une réalité véritablement globalisée, universelle (sens même du mot catholique). Le pape argentin ne peut dès lors que redouter le retour des États-Unis à une tradition nationale fermée, dont une des premières conséquences serait de mettre le catholicisme en porte-à-faux. En effet, on oublie parfois à quel point la culture puritaine et républicaine des États-Unis était initialement hostile au catholicisme. Il a fallu la lente montée en puissance des Américains d’origine irlandaise, italienne, longtemps objet de préjugés particulièrement lourds associés à leur religion, pour que le catholicisme soit mieux accepté. Historiquement, c’est le parti démocrate qui les a le mieux intégré : les succès de ce parti au XXe siècle ont justement été bâtis sur sa capacité à intégrer un peuple américain plus large que le seul noyau blanc et protestant du Nord industriel.

Quant au retour de la papauté au centre de la scène internationale après 1945, il s’est fait en synchronie avec la politique américaine, dans le cadre de l’alliance nouée au temps de la guerre froide. L’ouverture du concile de Vatican II s’est faite en une époque de détente et d’ouverture sociétale, des États-Unis à l’Europe. La relation privilégiée entre Washington et le Vatican atteint son apogée dans les années 1980, aux temps de Ronald Reagan et de Jean-Paul II. De manière significative, ce n’est qu’à cette date, en 1984, que les relations diplomatiques entre les deux États ont été formellement rétablies. Mais parallèlement, face aux mouvements de libéralisation sociétale, la hiérarchie catholique américaine a également commencé à cette date à se rapprocher des républicains, qui combinaient l’ultralibéralisme économique avec un discours sur les valeurs inspiré des mouvements religieux protestants. C’est toujours au cours des années Reagan que s’accélère le mouvement qui voit le vote catholique, jusque là tendanciellement démocrate, glisser progressivement vers les républicains. Dès cette époque, le groupe catholique, dont le poids ne cesse de gonfler, ne peut déjà plus être décrit comme un ensemble cohérent, mais reflète de plus en plus les orientations générales de l’électorat dans son ensemble ; les « white catholics » commencent à voter en majorité pour les républicains, les hispaniques restent du côté des démocrates.

En 2005, la présence aux funérailles de Jean-Paul II du Président G.W. Bush, qui plus est accompagné de deux ex-présidents (Bush père et Bill Clinton), semble même montrer une proximité jamais connue auparavant. Toutefois, le contraste est clair entre un Bush soulignant son émotion lors de la cérémonie, et les propos de Bill Clinton, parlant d’une « mixed legacy ». C’est que malgré cette relation privilégiée, États-Unis et papauté ont chacun leur vision du monde, qui ne sauraient se confondre. Les années 1990 ont d’ailleurs vu se creuser les différences entre la papauté et la présidence démocrate de Bill Clinton, de plus en plus tournée vers les questions sociétales et le libre échange, ce qui entraîne des affrontements sur le thème de la famille notamment à l’ONU. La papauté elle-même adopte une position de plus en plus critique envers la libéralisation consumériste, doublée de prises de position hostiles à l’interventionnisme américain, déjà visibles lors du bombardement de la Serbie en 1999, au temps de Bill Clinton – mais plus encore lors de l’invasion de l’Irak en 2003 sous la présidence de G.W. Bush. Cela n’empêche d’ailleurs pas les électeurs catholiques américains, qui avaient encore voté à une faible majorité en faveur d’Al Gore en 2000, de préférer en 2004 G.W. Bush plutôt que J. Kerry, qui s’affiche pourtant comme un catholique pratiquant. Des chambres vaticanes à l’épiscopat américain, on se félicite des succès d’une vision conservatrice, à même de bloquer l’ouverture sociétale dont les démocrates se sont fait les promoteurs au niveau mondial. Toutefois le décalage reste patent entre la papauté et l’occidentalisme armé des États-Unis de G.W. Bush.

L’élection du pape François (2013) est aussi la conséquence de l’échec de cette politique. Échec aux États-Unis, avec l’arrivée au pouvoir d’un Barack Obama capable de faire revenir l’électorat catholique dans le camp démocrate, et de donner un nouvel élan à un modèle ouvert sur le plan sociétal. Si le Vatican a été d’emblée méfiant, ce sont surtout les évêques américains qui n’ont cessé de mener une véritable guérilla, notamment autour de l’Obamacare et de la contraception. Toutefois, cette ligne « pro-life » très conservatrice aboutit aussi au large échec électoral en 2012 du ticket républicain conduit par le mormon Mitt Romney et le catholique très conservateur Paul Ryan. Sur les rives du Tibre, c’est toute la stratégie du militantisme des « minorités créatrices » qui montre son échec avec le climat délétère qui a entraîné la renonciation de Benoît XVI en février 2013, un climat qui devait d’ailleurs beaucoup à la vague de scandales pédophiles partie du monde anglo-saxon avant de gagner l’Allemagne, et dont l’épicentre a été la ville de Boston.

L’élection d’un pape argentin a donc rebattu les cartes, en même temps qu’elle n’a fait qu’accroître la distance culturelle entre Washington et le Vatican. Après tout, José Bergoglio est issu d’un continent latino-américain pour lequel les années 1980 furent une période de dictatures et de guerres civiles impitoyables, dans lesquelles les États-Unis et la partie conservatrice de l’Église catholique ont joué leur rôle. Les jésuites, ordre dont est issu François, eurent bien des difficultés avec Jean-Paul II, qui les soupçonnait d’être trop poreux au marxisme, notamment en Amérique latine. Mais le décalage culturel entre le nouveau pape et les États-Unis n’est pas seulement sensible avec les démocrates de Barack Obama. Après tout, malgré l’éloignement culturel, l’ouverture du nouveau pape et la souplesse du Président américain ont aussi permis des convergences sur les thèmes de l’écologie, de la solidarité ou des réfugiés. Le rapprochement de Cuba et des États-Unis à partir de 2014, soutenu par la médiation pontificale, est un des symboles les plus spectaculaires de cette possibilité de nouer un dialogue, qui s’est en particulier exprimée lors de la visite du pape François aux États-Unis de 2015.

C’est en fait avec les catholiques américains que les oppositions les plus franches s’expriment très rapidement autour des thèmes de solidarité économique, tandis que commence à se développer en milieu conservateur l’idée que le pape n’aimerait pas les États-Unis. A vrai dire, les nominations cardinalices effectuées par François (dont il faut rappeler qu’elles déterminent l’élection du prochain pape) ont été un signal. Pour commencer, aucun cardinal issu des États-Unis n’a été nommé au cours des deux premières vagues de 2014 et 2015. Comme cela était prévisible, François a nommé des cardinaux originaires des États-Unis au cours de la troisième vague, annoncée le 9 octobre 2016, alors que la campagne électorale battait son plein. Toutefois, les trois nouveaux cardinaux originaires des États-Unis sont clairement des avocats de la vision du pape François. A titre d’exemple, Joseph Tobin, archevêque d’Indianapolis, s’était heurté (et l’avait emporté) au sujet des réfugiés syriens avec le gouverneur de son État, Mike Pence, un ancien catholique d’origine irlandaise converti à l’évangélisme, choisi par la suite pour devenir le colistier de Donald Trump. La nomination de Tobin comme cardinal a surpris, dans la mesure où le siège d’Indianapolis, considéré comme trop modeste, n’avait jamais octroyé le titre cardinalice à son titulaire, ce qui montre qu’il s’agit bien d’un choix personnel du pape. En échange, à la surprise de beaucoup, l’archevêque latino-américain de Los Angeles, José Gómez, membre de l’Opus Dei, n’a lui pas obtenu la nomination cardinalice, tout au moins pas pour cette fois.

Ainsi, au moment où le siège de saint Pierre est occupé par un pape venu du monde des mégalopoles sud-américaines, les États-Unis choisissent-ils d’élire un Président qui renvoie presque de manière caricaturale à l’image du héros capitaliste, et qui s’appuie en bonne partie sur la réaffirmation de l’Amérique traditionnelle face à l’Amérique des minorités. A cet égard on notera le décalage avec la situation même au temps d’un Georges W. Bush, qui avait intégré le catholicisme dans sa synthèse conservatrice chrétienne – et dont le frère, auquel il doit en bonne partie son élection, était le gouverneur catholique de Floride, marié à une épouse d’origine mexicaine : ce même Jeb Bush, ridiculisé par Donald Trump. Il est dès lors facile d’imaginer comment ce retour identitaire pourrait se combiner, sur le modèle évangéliste, avec des valeurs chrétiennes étroites et très conservatrices, « autoréférentielles », pour reprendre le vocabulaire du pape François. La question est d’autant plus épineuse qu’elle se croise avec les nombreux débats engendrés par la volonté du pape François d’avoir une pratique plus ouverte sur le thème de la famille – débats qui ont évidemment agité l’Église américaine. Le risque, vu du Vatican, est donc que le monde catholique américain et Washington se réconcilient autour de cet occidentalisme combattu par le pape, une crainte d’ailleurs partagée en Europe. De fait, au Vatican, le cardinal secrétaire d’État Pietro Parolin s’est contenté d’espérer au lendemain de la victoire de Trump que le Seigneur éclaire le Président élu, déclarant attendre voir comme il allait évoluer : par sa réticence, l’administration pontificale a fini par rejoindre l’attitude de François Hollande.II.

Le pape François : une vision alternative des États-Unis

Et pourtant, le moins que l’on puisse dire est que le Vatican n’était guère enthousiasmé par la candidature d’Hillary Clinton. Si le pape François avait pu voter aux États-Unis, peut-être aurait-il voté Bill Sanders : le candidat aux primaires démocrates a pu en tout cas brièvement rencontrer personnellement le pape le 16 avril 2016, officiellement de manière fortuite à l’occasion d’un congrès organisé l’Académie pontificale des sciences sociales dans la Résidence Sainte-Marthe. Les proches du pape François se sont d’ailleurs inquiétés des représailles d’une Hillary Clinton présidente. Il est vrai que lors de la visite du pape aux États-Unis en septembre 2015, la sénatrice démocrate a brillé par son absence, tandis qu’en sens inverse, l’administration pontificale à refusé à plusieurs reprises à Bill Clinton une rencontre avec le pape. Pourtant, on ne peut pas dire que François n’ait pas une vision du rôle des États-Unis dans le monde à venir. Il l’a même exprimée très clairement lors de sa visite de 2015 à l’occasion du grand discours tenu pour la première fois par un pape devant le Congrès, avec à son dos le vice-président Joe Biden et le Président la Chambre des Représentants John Boehmer, tous deux catholiques.

François n’a pas hésité à comparer les législateurs américains à Moïse, en leur rappelant la nécessité de faire justice, tout en protégeant, « à travers la loi, l’image et la ressemblance de Dieu façonnées en chaque visage humain ». A partir de cette prémisse, François parle des valeurs de justice et de liberté au cœur de l’histoire américaine et d’un grand héritage commun de l’Argentine aux États-Unis : le fait d’être des descendants d’immigrés et de ne pas avoir peur des étrangers. Le pape peut ensuite développer ses idées de solidarité, de refus de l’exclusion – les observateurs ont toutefois relevé que le pape avait « oublié » de lire dans son texte la phrase rappelant que « si la politique doit vraiment être au service de la personne humaine, il en découle qu’elle ne peut être asservie à l’économie et aux finances ». L’aide aux réfugiés, la lutte contre la peine de mort sont évoquées, avant, pour finir, de parler la nécessité de protéger le mariage, les familles et les plus jeunes. Mais surtout, dans un contexte de guerres et de désordres internationaux, le pape rappelle la nécessité de refuser le recours à la violence et la haine, avant d’ajouter : « C’est quelque chose qu’en tant que peuple vous rejetez».

Dans le fond, il ne s’agit que de l’application américaine de ce qui a été théorisé comme une « géopolitique de la miséricorde ». Si l’on reprend la vision d’ensemble du pape François, on voit une volonté très forte de refuser les alignements, de choisir un camp, pour au contraire préférer le pragmatisme, au cas par cas, de la Russie à la Chine. C’est dans ce cadre que vient prendre place la volonté d’unir Amérique du Nord et Amérique du Sud.

Alors que les protestants prennent de plus en plus de place en Amérique latine, la papauté soutient le catholicisme hispanique au nord. En sanctifiant au cours de sa visite, à Washington même, Junipero Serra, le personnage emblématique des missions californiennes de la seconde moitié du XVIIIe siècle, François rappelle qu’il a existé une Amérique du Nord catholique (et hispanique) parallèlement à celle des Pilgrim Fathers. Ce n’est donc pas un hasard si la papauté apparaît de plus en plus comme un médiateur dans les processus de paix du continent américain (Colombie, Venezuela, Cuba), tandis que François semble vouloir traiter les États-Unis comme une puissance à la population plurielle, presque un pays américain comme un autre, quoiqu’avec un groupe protestant plus consistant, à insérer dans une mondialisation ouverte – vision dont on voit à quel point elle peut être éloignée de l’exceptionnalisme américain.

Mais c’est dire aussi à quel point la candidate démocrate, souvent vue comme un « faucon » était elle aussi aux antipodes du pape François. Son interventionnisme affiché, à l’image de sa politique en Lybie, était pour le moins en contradiction avec l’intervention du pape en 2013 afin d’empêcher France, Grande-Bretagne et États-Unis de bombarder le régime de Damas, option d’ailleurs finalement rejetée par le Parlement anglais et Barack Obama. La place anormale prise par la Russie au cours de la campagne électorale américaine, où Hillary Clinton a essayé de ressouder son électorat autour de la menace russe, était pour le moins un signe révélateur de cette distance.

Les catholiques des États-Unis, des Américains comme les autres

Le fait qu’Hillary Clinton fasse figure de personnalité particulièrement engagée dans la promotion des thèmes sociétaux a aussi incontestablement joué. Les milieux Lesbiennes, gays, bisexuels et trans (LGBT) ont été ses soutiens les plus fervents, dans un contexte où beaucoup d’électeurs, mêmes démocrates, la soutenaient plus par rejet de Donald Trump que par réel enthousiasme. Vu du Vatican, Hillary Clinton aurait très bien pu devenir une Présidente engagée à exporter, si nécessaire par la force, un modèle américain de démocratie sociétale aux antipodes de la géopolitique pontificale. La défaite aux primaires républicaines d’un Ted Cruz, voire de la candidature plus institutionnelle d’un Jeb Bush, marquent certes l’échec d’un conservatisme plus traditionnel, religieux. Toutefois, la campagne électorale américaine a aussi vu ressurgir des lignes de division très profondes qui s’étaient déjà montrées au grand jour au sein du catholicisme américain, notamment lors du débat sur l’Obamacare. Une partie du monde associatif catholique a en effet soutenu Hillary Clinton, expliquant que la lutte contre la pauvreté et la valeur de solidarité devaient être les priorités. Avec les polémiques autour des Hispaniques, le vote catholique était dès lors certainement un vote sur lequel comptait la candidate démocrate, ce qui explique également son choix d’un colistier, Tim Kaine, ancien missionnaire au Honduras, lui-même proche de ce milieu associatif catholique. Kaine a sans doute été un peu vite présenté comme un « Pope Francis’ Catholic» ; mais il a bien fait en 2013 au Sénat américain le premier discours entièrement en espagnol tenu dans cette assemblée.

Toutefois, la campagne et la personnalité d’Hillary Clinton n’ont fait que marginaliser cette ligne. Les questions sociétales sont restées importantes, notamment avec la question des nominations à la Cour Suprême, qui peuvent orienter la politique américaine pour des années voire des décennies. Le fait pour Hillary Clinton d’être rapidement qualifiée de « candidate de Wall Street », y compris par les partisans de Bernie Sanders, n’a pu qu’aggraver la difficulté. Le 20 octobre 2016, à l’occasion du dîner annuel de charité Alfred Smith organisé au profit des associations catholiques new-yorkaises de bienfaisance, Donald Trump, hué par l’assistance, n’a pas hésité à accuser la candidate d’être venu à ce gala faire semblant « de ne pas détester les catholiques ». Les soutiens catholiques de la candidate démocrate ont vite répliqué sur le Huffington Post, appelant à faire le choix du pape François, c’est-à-dire voter Hillary.

La défaite d’Hillary Clinton est donc d’autant plus significative qu’elle ne s’est jouée finalement qu’à peu de choses, puisqu’elle a été majoritaire en voix. Or une des raisons de la défaite est certainement son échec auprès de l’électorat catholique. La désaffection des «  white catholics  » était d’autant plus prévisible que ce vote n’a cessé de devenir de plus en plus républicain depuis les années 1980. Toutefois, là aussi le processus est arrivé à un point maximal, dans la mesure où l’électorat blanc catholique a finit par voter très majoritairement Trump, malgré les prises de position du pape. Or cette composante de l’électorat catholique est malgré tout encore suffisamment importante numériquement pour pouvoir, lorsque son vote est massif, dessiner une voie majoritaire. Il est encore significatif, compte tenu de la tournure de la campagne, que même l’électorat hispanique ait tout de même voté à 26% en faveur de Donald Trump : non seulement Hillary Clinton fait moins bien auprès de cet électorat qu’Obama, mais elle fait à peine mieux qu’Al Gore en 2000.

L’élection est donc un échec pour la vision de la mondialisation portée par Hillary Clinton. Les catholiques américains ont eux aussi montré, à leur manière, que les États-Unis ne peuvent pas devenir, électoralement parlant, une constellation de minorités diverses uniquement coalisées, le temps d’une élection, par un parti – ou du moins que cela ne suffit pas à remporter une élection et, sans doute, à mener une politique. La défaite électorale d’Hillary Clinton est justement due à son incapacité à créer un rassemblement large, en particulier vers les catholiques, chose qu’avait su faire Barack Obama, porté par une vague d’enthousiasme, même si l’élection de 2016 montre aussi ce qu’a pu avoir d’instable ce mouvement. C’est certainement aussi une défaite pour un catholicisme américain liberal qui avait choisi Hillary Clinton, désavoué par les électeurs.

Mais c’est aussi un échec pour le pape François et sa vision alternative des États-Unis. Un symbole le montre peut-être encore plus que tout le reste. Le point culminant de la grande tournée de François aux États-Unis de 2015 a été son grand discours de Philadelphie, dans le hall des Pères fondateurs, où le pape avait choisi de rencontrer la communauté hispanique et « d’autres immigrés ». Encore plus clairement qu’ailleurs, le pape y proclamait que « la globalisation n’est pas mauvaise. Au contraire, la tendance à la globalisation est bonne, elle nous unit », remerciait le peuple américain « d’ouvrir les portes », y faisait l’apologie d’une globalisation des cultures et des religions, des catholiques jusqu’aux Quakers fondateurs de la Pennsylvanie, à opposer à la « à la globalisation du paradigme technocratique », qui cherche à uniformiser et supprimer les libertés religieuses. Or si Philadelphie a bien voté en majorité pour les démocrates, la Pennsylvanie est l’État par excellence où Hillary Clinton a perdu de justesse, parce qu’en dehors Philadelphie, la grande majorité des catholiques, blancs et issus du monde ouvrier, qui historiquement ont été au cœur des succès démocrates du XXe siècle, ont déserté le parti. Au total, les catholiques américains se sont montrés bien éloignés du pape qui citait Michel de Certeau dans l’Independence Mall, et ont préféré un candidat antisystème mais qui parle de protectionnisme, d’identité et qui, malgré sa vie personnelle bien peu dévote, n’a pas fait des questions sociétales son marqueur principal : les catholiques des États-Unis ont finalement été des Américains comme les autres, et leur attitude marque les limites des différents modèles de globalisation actuelles, ceux du Vatican comme ceux de Wall Street.

La papauté et la présidence américaine face aux recompositions mondiales

De fait, les affrontements au sein du catholicisme américain se sont poursuivis avec peut-être encore plus de passion au lendemain de l’élection. L’ancien ambassadeur de la présidence Obama auprès du Vatican, Miguel Diaz, n’a pas manqué d’appeler à résister au nom des principes du pape François, en parlant d’un pays gagné la peur. Les milieux les plus libéraux du catholicisme américain s’en sont pris aux évêques, accusés d’avoir été trop mous dans leurs condamnations, voire à l’ensemble des catholiques américains, jugés trop conformistes, appelés à se remobiliser dans leurs paroisses autour des véritables valeurs chrétiennes qui auraient dû les amener à dénoncer Donald Trump. En échange, Francis Rooney, ambassadeur après du Vatican au temps de George W. Bush, a réagi pour se féliciter de la victoire de Trump, plus proche des choix sociétaux catholiques – et davantage susceptible, par ses prises de position économiques, de mener une politique favorable à l’emploi.

Le champ des possibles reste ouvert. Et en même temps, compte tenu à la fois de la place du catholicisme dans la société américaine, et de l’importance internationale de la papauté, une véritable rupture est difficilement envisageable, à moins qu’effectivement Trump ne mène une politique du pire, rendant le monde encore plus instable. En effet, une politique qui s’en prendrait aux traités sur le réchauffement climatique, à la réconciliation avec Cuba ou l’Iran, qui tenterait effectivement de verrouiller la frontière avec le Mexique et créerait un climat de conflit avec les pays hispaniques verrait vite également monter un affrontement avec les évêques américains comme avec la papauté. Une telle évolution, et ses échecs à venir, ne pourraient d’ailleurs qu’accélérer encore davantage la décomposition du sentiment de solidarité nationale au sein même des États-Unis. Or la dégénérescence de la plus grande démocratie au monde, accompagnée d’une décrédibilisation de l’institution présidentielle, finirait justement aussi par accélérer, certes dans une situation de chaos mondial, une mondialisation de l’individualisme, des grandes entreprises et des réseaux, devenus les seuls valeurs de refuge, c’est-à-dire précisément ce que dénoncent les pontifes romains : le scénario du pire n’est pas non plus dans leur intérêt.

Or, s’il est facile de tirer des conclusions radicales sur le papier, la réalité est que les appareils d’État demeurent. De plus, les catholiques ont justement montré qu’ils étaient une composante centrale d’un peuple américain qui ne peut pas être réduit à sa seule composante blanche protestante et fondamentaliste. L’épiscopat américain a donné un premier signal avec l’élection le 14 novembre 2016, de son nouveau président, le cardinal-archevêque de Galveston-Houston, Daniel DiNardo, et, surtout (dans la mesure où il est habituel que le vice-président devienne président) avec l’élection de son vice-président, José Gómez, l’archevêque d’origine mexicaine de Los Angeles, qui a été nommé quelques semaines après avoir été laissé de côté dans la liste cardinalice du pape François. Le choix ne doit pas être surestimé : il est habituel que les évêques désignent un responsable attaché aux thèmes qui risquent de faire débat, pour faire contrepoids à la politique de la Maison Blanche. Il n’en reste pas moins que ces deux nominations montrent le glissement du catholicisme américain vers les États du Sud, et la montée du catholicisme latino-américain, certes porté par l’archevêque conservateur de Los Angeles. De la sorte, on voit aussi comment l’Église américaine, tout en gardant sa spécificité, commence à s’inscrire dans l’Amérique de Trump.

Le temps de la relation spéciale est donc bel et bien achevé, alors que le décalage culturel entre la papauté et la présidence américaine est devenu maximal. La différence de réaction entre Donald Trump (qui n’a pas forcément été en dissonance avec la plus grande part des catholiques américains) et le pape François (ou, dans le fond, Barack Obama) lors de la mort de Fidel Castro en est un échantillon très révélateur. Et pourtant, on peut aussi concevoir des convergences sur le plan international, pour l’instant très floues compte tenu du programme du candidat républicain. Par exemple, une évolution de la politique américaine en Syrie combinée avec un rapprochement avec la Russie pourrait aller dans le sens du pape François. Sauf que les sujets de tension demeurent et qu’une telle politique serait difficilement conciliable avec les promesses du candidat Trump de revenir sur le traité avec l’Iran, protecteur du régime syrien, le tout dans un rapprochement marqué avec la droite israélienne (autre pays dans lequel les dirigeants se sont publiquement réjouis de la victoire de Trump).

Les premiers heurts du Président Trump avec la Chine, ce qui sera peut-être l’enjeu principal de son mandat, compte tenu de ses promesses de protection de l’économie, sont eux aussi en opposition avec la ligne pontificale de dialogue – mais peuvent avoir l’effet paradoxal de rapprocher la Chine du Vatican, qui lui semblera un interlocuteur occidental plus crédible.

La difficulté vient surtout du fait que la puissance américaine annonce désormais sa volonté de faire primer ses intérêts au cas par cas. Même si cette attitude de refus des règles et des contraintes est sans doute aussi un effet d’affichage, et qu’il ne faut pas s’imaginer que les États-Unis vont rompre avec l’OTAN ou leurs systèmes d’alliance traditionnels, notamment au Moyen-Orient, il s’agit aussi d’une logique qui semble rapprocher D. Trump de ceux qui, très différents entre eux, se sont réjouis de sa victoire à travers le monde, V. Poutine, V. Orban, R. Erdoğan ou B. Netanyahu. A une mondialisation construite autour d’un positivisme juridique global, érigeant des normes internationales qui reviendraient à imposer en fait à tous une mondialisation de libre-échange absolu, soutenue par les droits des individus-consommateurs et des minorités, semble se substituer une réémergence brouillonne des peuples, des États, aux relations fluctuantes. Mais dans le fond, il s’agit aussi de l’échec d’une mondialisation qui aurait mis par définition en porte-à-faux un catholicisme malgré tout attaché à des formes de transcendance, organisé autour d’une hiérarchie incarnée par le pape. Et paradoxalement, même en partant d’un pôle culturellement à l’opposé, l’idée de ne pas se laisser pas enfermer dans des catégories simplistes et de faire du cas par cas est aussi au cœur de la doctrine la géopolitique du pape François – la question étant évidemment que la politique étrangère d’un Donald Trump évite de devenir trop erratique ou trop fermée sur un nationalisme étroit.

L’élection de Trump est sans doute un signe supplémentaire des difficultés de la mondialisation occidentaliste à créer un ordre hégémonique, et ce sous les différentes formes qui se sont alternées depuis une vingtaine d’années. L’élection de novembre 2016 aux Etats-Unis a montré l’incapacité du modèle de mondialisation libérale à entraîner durablement même le peuple américain, catholiques inclus. Avant cela, l’alliance conservatrice avait elle aussi échoué en même temps que la présidence de George W. Bush. Cette dernière vision semble arrivée en bout de course électoralement : écrasée en 2012, elle n’a même pas pu passer le cap des primaires républicaines en 2016. Elle a également mené l’Église catholique à une crise profonde, que ce soit au sein de l’Église américaine, profondément divisée, comme au Vatican, avec la démission du pape Benoît XVI. Mais l’autre mondialisation portée par l’Église catholique, et en particulier par le pape François, celle construite, du Nord au Sud, autour des métropoles, des ONG, parfois méfiante envers les États, montre elle aussi ses limites, en même temps d’ailleurs que la présidence si séduisante de Barack Obama.

Tous ces modèles n’ont évidemment pas disparus, ils continueront à alimenter les relations internationales et ils peuvent encore remporter des succès ponctuels importants. Mais ils ont montré qu’aucun d’entre eux n’était véritablement capable d’entraîner la planète dans un ordre global, de créer un système de normes appuyé sur une vision du monde hégémonique. C’est donc une ère de turbulences qui s’annonce, dans laquelle le continent européen est d’ailleurs un acteur à part entière, du Brexit aux crises de gouvernement espagnole, italienne et même française : les années à venir pourraient aussi marquer l’entrée progressive dans un régime de diplomatie flottante, au sens où l’on a pu parler de taux de changes flottants. La relation entre la papauté et les États-Unis, si elle ne peut plus avoir le statut privilégié d’autrefois, n’en gardera pas moins une place particulière. Non seulement le système international aura besoin de savoir gérer une complexité sans cesse croissante, mais un système flottant est aussi toujours la marque d’une transition, de la réinvention d’un autre système et de la réadaptation des acteurs à travers les fluctuations et les crises. Or les États-Unis comme la papauté continuent de garder, chacun à sa manière, une vision et une diplomatie mondiales. Leur interaction, même conflictuelle, dans un système de plus en plus ouvert contribuera sans doute à faire émerger de nouvelles formes de globalisation, qui risquent de réserver bien des surprises : faire vivre dans un ensemble commun la pluralité des peuples et des cultures ne peut se faire selon des schémas prévus à l’avance. Dans le cas contraire, une crise ouverte des relations entre papauté et les États-Unis pourrait bien être le signe annonciateur de graves difficultés, bien au-delà de ces deux acteurs.


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