« Les migrants sont pour François ce que le mur de Berlin a été pour Jean-Paul II »
Entretien avec Enrico Letta, ancien président du Conseil italien, directeur de l’Ecole des affaires internationales de Sciences-Po Paris.
Comment résumer le regard que le pape François porte sur l’Europe ?
Enrico Letta : La synthèse la plus efficace est cette expression d’« Europe grand-mère » qu’il a prononcée au Parlement de Strasbourg, en novembre 2014. Elle est lourde de sens, car elle évoque un continent vieillissant, d’un point de vue démographique mais aussi culturel. Elle souligne aussi le fait que l’Europe manque de dynamisme et n’est pas en mesure d’être un point de référence dans le monde. La question de la démographie renvoie aussi tout naturellement à celle de la migration. Ce message cinglant d’une « Europe grand-mère » constitue la base sur laquelle se développe la vision du pape François au sujet de l’Europe.
Jean-Paul II avait beaucoup œuvré contre le clivage Est-Ouest en Europe et Benoît XVI contre sa sécularisation. Quel est le grand chantier européen de François ?
E. L. : La question des migrants en Méditerranée est pour François ce que l’Europe de l’Est et le mur de Berlin ont été pour Jean-Paul II. Qu’il ait réalisé la première visite de son pontificat à Lampedusa (en juillet 2013, NDLR) a constitué un message à la fois très fort et universel sur le sujet.
La situation des migrants en Europe s’est aggravée depuis cette visite. Ne faudrait-il pas que François renouvelle son message ?
E. L. : À Lampedusa, il a été prophétique, mais au fond, il n’a jamais été entendu sur la question des migrants. Il faut que cette idée de la nécessité de la solidarité soit plus forte et, pour cela, il serait très important que le pape adresse un nouveau message cinglant aux Européens. La question des migrants est un banc d’essai pour l’Église, qui permet de voir si elle est en mesure de passer des paroles aux actes en matière de solidarité. Ce serait très utile pour placer le reste du système politique et institutionnel européen devant ses responsabilités.
Le Royaume-Uni s’apprête à voter sur son maintien au sein de l’Union européenne (UE). François devrait-il lancer un appel à l’unité ?
E. L. : D’une certaine manière, il s’est déjà exprimé sur le sujet en nommant un Britannique (Paul Richard Gallagher, NDLR) au poste de secrétaire pour les relations avec les États. C’est un choix très inattendu et très fort, assez bouleversant pour les équilibres du Vatican. À mon sens, il constitue un message très clair sur la nécessité du maintien du Royaume-Uni au sein de l’UE.
Au-delà des messages, le pape peut-il accomplir en Europe une action diplomatique de la même envergure que celle qu’il a par exemple menée en Amérique, en contribuant au dégel entre Cuba et les États-Unis ?
E. L. : L’action du pape à Cuba est exceptionnelle et ne peut être un étalon de mesure. Sur l’Europe, en lançant les messages que j’ai évoqués et d’autres sur la jeunesse et l’environnement, il est entré au cœur des grandes questions qui traversent le continent, divisé voire déchiré par un clivage Est-Ouest de nature politique et un clivage Nord Sud de nature économique.
À mon sens, en Europe, l’enjeu pour le pape est moins de s’adresser aux dirigeants qu’aux opinions publiques, sur lesquelles il peut avoir une grande influence. Si des dirigeants d’Europe centrale comme Viktor Orban et Robert Fico (1) ont exprimé des positions hostiles à l’accueil des migrants, c’est parce qu’ils s’y sont sentis contraints par leurs opinions publiques. Or, par la pédagogie, le pape et l’Église peuvent jouer un rôle décisif sur ces opinions.
Article paru sur le site de La Croix
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