« La menace terroriste actuelle ne cessera pas avant une dizaine d’années »

Article paru sur le site du journal Le Point le 23/03/2017 par Jean Guisnel

Le patron de la Direction du renseignement militaire français depuis 2013 fête les 25 ans de son service. Et dresse son bilan. Entretien.

Le Point : Vous célébrez, jeudi 23 mars, sur la base de Creil, le vingt-cinquième anniversaire de la DRM. Quels changements cette création avait-elle apportés en 1992 ?

Christophe Gomart : La grande innovation fut la mise en place d’une organisation interarmées.

Jusqu’en 1992, chaque armée disposait de son propre service de renseignements, qui collectait des informations relatives aux théâtres maritimes, aériens ou terrestres, sans vision coordonnée.

Désormais, la mission de la Direction du renseignement militaire est de fournir du renseignement aux trois armées et aux forces déployées en s’appuyant sur leurs moyens, comme sur nos moyens propres.

Peut-on dire que l’accélérateur de cette réforme fut la première guerre du Golfe, qui commença à l’été 1990 ?

Oui. Quand Pierre Joxe se rend en Arabie saoudite après sa nomination au ministère de la Défense, fin janvier 1991, il prend la pleine mesure des aptitudes américaines en matière de renseignement, qu’il s’agisse d’imagerie satellitaire ou de leur capacité autonome d’appréciation de la situation.

Il décide alors la création de la DRM. À mes yeux, deux éléments essentiels apportent alors une transformation profonde : des personnels des trois armées vont travailler ensemble, et la France relance dès cette époque son projet de satellite militaire d’observation de la Terre. Ce sera le satellite Helios 1A, opérationnel à la fin de l’année 1995 et qui, pour nous, change tout en matière d’indépendance !

Un quart de siècle plus tard, où en êtes-vous ? Comment votre service s’intègre-t-il à l’ensemble des moyens de renseignements de l’État ?

Le renseignement d’intérêt militaire est entré dans les mœurs. Les armées ont bien compris qu’elles disposent d’un service de renseignements qui leur apporte ce qu’il manquait cruellement. D’abord, l’appréciation autonome de situation. Ensuite, une vraie capacité d’appui aux opérations militaires.

Le texte qui a créé la DRM en 1992 précise deux points importants : le directeur du renseignement militaire conseille et assiste le ministre de la Défense pour ce qui concerne ce sujet ; d’autre part, la Direction du renseignement militaire dans son ensemble relève du chef d’état-major des armées (Cema). Je me trouve donc placé sous une double tutelle, sachant que ma direction doit répondre en priorité aux besoins des armées. Le Cema doit quant à lui, à partir des informations de la DRM et des autres sources dont il dispose, apporter au président de la République, chef des armées, les éléments nécessaires à sa prise de décision.

On a cru percevoir de petites tensions dans la communauté du renseignement, notamment entre la DRM et le renseignement extérieur (la DGSE). Est-ce toujours d’actualité ?

Trois services de renseignements dépendent du ministère de la Défense. Deux répondent directement aux besoins du ministre : la DRM et la DGSE, sachant qu’il se peut que cette dernière, dans la conjoncture, traite directement avec le président de la République. Le troisième service, la DRSD (Direction du renseignement et de la sécurité de défense), fait de la contre-ingérence au profit de l’ensemble du ministère. Du fait de leur tutelle commune, la DRM et la DGSE sont-elles deux services de renseignements militaires ? Je ne le pense pas. Chacun joue son rôle, dans des périmètres bien définis et cadrés par le PNOR (plan national d’orientation du renseignement), rédigé par le coordonnateur national du renseignement installé à l’Élysée. Des frictions pourraient se produire, c’est exact, s’il advenait que nos deux services travaillent sur le même sujet. Mais, personnellement, je préfère que ces chevauchements surviennent et qu’il n’y ait pas de trou dans la raquette. C’est pourquoi j’ai une prédilection pour la création de cellules « inter-agences » qui permettent de partager nos renseignements sur les menaces transverses auxquelles notre pays est confronté. Comme Nicolas Sarkozy, François Hollande a accru les moyens humains et budgétaires des services.

Confirmez-vous cet intérêt nouveau de l’État pour le renseignement ?

À partir de 2008, comme adjoint au coordonnateur du renseignement, et aujourd’hui en tant que DRM, j’ai constaté une véritable prise en compte des problématiques du renseignement de la part des dirigeants politiques français. Chacun est bien conscient de la nécessité d’être éclairé, de chercher à anticiper les menaces auxquelles nous sommes confrontés. Et, en ce qui me concerne personnellement, je ne peux que constater que le cabinet du ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian possède un vrai intérêt pour le renseignement. Il a bien conscience de la nécessité de disposer d’un renseignement autonome et indépendant, pour se faire sa propre idée d’une situation donnée. Et aujourd’hui, quand j’entends s’exprimer les candidats à la présidence de la République, je constate que tous évoquent la nécessité de disposer d’un renseignement précis, fiable et surtout indépendant.

Et pourtant, vous n’avez pas toujours vu se préparer des affaires importantes : la Géorgie, l’Ukraine, la Crimée, les Printemps arabes et la crise migratoire…

Je ne suis pas d’accord sur l’Ukraine ! La DRM a vu les Russes masser des troupes aux frontières. Et aussi qu’ils n’envahiraient pas l’Ukraine, tout en cherchant à la déstabiliser face à l’Otan qu’ils jugeaient trop allant. Vous avez raison s’agissant des Printemps arabes, mais nous sommes dans ce cas davantage dans une problématique relevant du renseignement politique, qui n’est pas le domaine de spécialité de la DRM. Cela étant dit, je ne jette la pierre à personne : il est difficile de savoir ce que veulent les peuples et le prix qu’ils sont prêts à payer pour y parvenir. Mon métier de directeur du renseignement militaire consiste à donner aux décideurs les moyens de connaître et d’apprécier les intentions des armées ou des groupes armés adverses, ou potentiellement adverses.

Avez-vous préparé pour le prochain président une liste de besoins et de priorités concernant votre service ?

Les priorités, ce sont l’Internet et l’immense quantité de données à analyser, les vraies gageures de l’avenir. La confrontation à ce mur de données qu’est le big data représente un sérieux défi pour tout le monde. Il faut imaginer et inventer les algorithmes qui permettront d’extirper de milliards de données celles qui sont pertinentes pour la sécurité de la France et des Français. D’où la création de cet Intelligence Campus que je souhaite implanter à Creil, et que le ministre de la Défense lancera jeudi. Il s’agit d’un écosystème dédié au renseignement. L’idée est d’associer des chercheurs, des PME et start-up françaises, voire européennes, avec des opérationnels de la DRM pour former les générations à venir en développant une vraie culture du renseignement, qui demeure largement méconnu. Les menaces se développent. Du côté étatique, elles continuent d’exister et on voit bien qu’un certain nombre de pays sont en train de se réarmer. Et on est très loin d’en avoir fini avec la menace terroriste actuelle, qui ne cessera pas, je le crains, avant une dizaine d’années. De nouveaux États puissances se développent, en même temps qu’émergent des menaces transverses. On le voit en Ukraine, déstabilisée à partir de la zone séparatiste orientale…

Vos outils de renseignement sont par définition intrusifs. Comment est-il possible d’améliorer notre sécurité collective, tout en préservant nos libertés ?

Il faut d’abord rappeler que la DRM n’agit pas sur le terrain national. Nos concitoyens n’ont pas nécessairement conscience des menaces pesant sur eux. Et, pour moi qui dirige un service davantage tourné vers les menaces extérieures que vers les menaces intérieures, je n’ai pas le sentiment d’attenter aux libertés de mes compatriotes. C’est même tout l’inverse ! La vocation première de la DRM, c’est justement d’obtenir le renseignement nécessaire aux décisions politiques et militaires éclairées visant in fine à protéger nos concitoyens. Je travaille, avec ceux dont je suis responsable, pour une meilleure sécurité collective. Et les outils de cette sécurité que la DRM met en œuvre préservent nos libertés. Les interceptions, l’imagerie spatiale et les autres moyens de surveillance ne sont nullement utilisés contre les citoyens, mais contre nos adversaires potentiels.

Enfin, quand je constate le temps de travail nécessaire pour analyser les données que nous recueillons sur les menaces visant la France, nous sommes très loin d’avoir la capacité de les détourner pour surveiller nos concitoyens.


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