Ce matin à Lausanne, j’ai décidé de fuir les bombes

Article publié sur le site du journal Le Temps le 30/05/2017 par Camille Destraz

Devoir fuir son pays est, pour beaucoup, une réalité impossible à palper. Le jeu de rôle «Passages», conçu par l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés, propulse ses participants dans la peau d’un réfugié de guerre. Eprouvant et bouleversant

Ce mardi matin de mai, je suis censée endosser le rôle d’un réfugié. Me mettre dans la peau de l’une de ces personnes qui, la plupart du temps, font partie d’une masse informe. Sept mille réfugiés bloqués en Serbie… 3800 migrants morts en Méditerranée en 2016… Le HCR recense à ce jour plus de 5 millions de réfugiés syriens dans le monde, dont certains vivent encore dans des camps… Ils font les titres, plus ou moins gros, des journaux. Parfois on s’émeut, on partage frénétiquement des images bouleversantes sur les réseaux sociaux. Parfois aussi, on n’y fait même plus attention.

Ce que vit concrètement chacune de ces personnes dans ses tripes, nous ne le saurons jamais. Mais ressentir la peur lors d’un bombardement, la panique, la crainte de perdre sa famille, la contrainte de la fuite, puis être confronté au business sans scrupule des passeurs, à l’humiliation, aux barbelés ou à la rudesse des camps, c’est en partie possible en participant au jeu «Passages» organisé par l’OSAR (Organisation suisse d’aide aux réfugiés).

Vivre pleinement l’expérience

«Passages» n’est pas jouable sur PlayStation 4, comme se l’imaginait mon fils de 11 ans. Mais un jeu de rôle créé par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, et qui tourne en Suisse dans les écoles et les entreprises depuis 1997, lorsque affluaient les réfugiés d’ex-Yougoslavie. Une animation frontale, poignante, pour saisir les mécanismes de l’exode et comprendre que la fuite réelle n’a rien d’un jeu.

Mais attention, si vous pensez avoir l’occasion de participer à l’une de ces journées de sensibilisation, mieux vaut éviter de lire la suite de ce reportage, afin de vivre pleinement l’expérience.

Famille fictive

Neuf heures, abri antiatomique de Vennes, dans les hauts de Lausanne. Les cinq animateurs et animatrices de l’OSAR nous accueillent. Ce matin, nous sommes treize participants. Un groupe restreint, puisque ces ateliers peuvent prendre en charge jusqu’à soixante personnes. Avant toute chose, les animateurs s’assurent qu’aucun d’entre nous n’a vécu la migration forcée. «Si tel est le cas, nous leur expliquons le déroulement du jeu. Car cela peut être très choquant, et faire remonter des traumatismes», explique Andres Guarin, formateur et responsable de projet.

Première étape: une distribution de foulards par groupes de couleurs, qui nous aidera à constituer notre «famille» fictive. La nôtre compte plusieurs médecins et avocats. Amadou, Esther, Karin et Sandra (tous fonctionnaires à l’Etat de Vaud dans la vie) seront pour une poignée d’heures mon beau-frère, ma sœur, ma nièce de 19 ans, et ma voisine orpheline de 13 ans. C’est cette dernière que j’aurai l’irrépressible impulsion de protéger contre les dangers rencontrés pendant la fuite. Un dernier détail: on nous donne une carte SOS, à brandir en cas de besoin urgent de sortir du jeu. Personne ne choisira de s’en servir, malgré les sanglots étouffés de certains participants.

Un passeport ou un doudou?

On nous déplace dans la pièce, les yeux bandés. Nous sommes désorientés. Une voix nous explique que depuis peu, dans notre pays, les menaces d’arrestation et d’exécution des intellectuels se font plus précises, et qu’une rafle est imminente. Tout à coup, les sirènes se mettent à hurler. Coups de feu, bruits de rafales de mitrailleuses, cris de détresse, pleurs, gémissements de douleur. Je suis tétanisée, plaquée contre un mur. Andres me racontera plus tard que pendant cette étape, «certaines personnes sont bloquées, d’autres se mettent à terre, ou courent dans tous les sens». Instantanément, la peur nous tenaille.

Dans le noir, à tâtons, nous devons rassembler les membres de notre famille. Puis tout s’enchaîne en quelques minutes. Les foulards sont retirés, nous devons «porter secours aux blessés» et inscrire très vite sur une feuille une liste de cinq objets (un par personne) à emporter dans notre fuite. Nous décidons d’embarquer nos passeports, de l’argent, des bijoux, un téléphone, et de la nourriture. Dans l’urgence, personne n’a pensé à prendre une trousse de secours, ou de l’eau. D’autres familles ont jugé essentiel d’emporter un doudou. Cruels choix sans retour.

Sentiment d’impuissance totale

Il est l’heure de fuir le village. La boule au ventre, notre groupe suit une animatrice dans un couloir sombre, au bout duquel des rebelles cagoulés et armés nous arrêtent. Ordres hurlés, menaces de viol et de mort, sentiment d’impuissance totale. A côté de moi, une participante pleure. Pour jouer la comédie, ou «pour de vrai»? J’ai moi-même les larmes aux yeux.

«Le chef veut une fille, jeune! Qui parmi vous a entre 12 et 16 ans?» Ma protégée de 13 ans lève la main, mais je m’interpose. Par des paroles oppressantes, ce commando monté de toutes pièces démontre que nous sommes à sa merci. Appelés pour une mission plus intéressante, nos tortionnaires finissent par s’en aller.

Passeurs et champ de mines

Challenge suivant: chercher une solution pour sortir de cette situation. Deux possibilités s’offrent à nous: rester au péril de notre vie, ou faire appel à des passeurs… Autant dire que notre décision est prise en un quart de seconde. Une décision qui nous pousse à donner tous nos objets de valeur aux passeurs en question. Ces derniers, évidemment, n’ont aucune pitié. «Mais qu’aurions-nous fait sans eux?» constatera un participant lors du débriefing.

La suite du parcours nous fait traverser un «champ de mines». L’une d’entre nous, en tête de cortège, y laissera sa jambe. A la frontière, notre passeur négocie dans une langue inconnue avec un garde armé. La barrière commence à se refermer, et la réaction du groupe est immédiate: on force le passage! Et l’on repense furtivement à ces images de réfugiés bloqués derrière des barbelés, ou forçant des barrages de police au risque de se faire tirer dessus…

La délivrance avant la désillusion

Dernière étape: l’arrivée au camp. Pas d’eau, pas de toilettes. Une visite glaciale de la police locale nous confirme que nous ne sommes pas les bienvenus. Nous devons remplir des formulaires impossibles à décrypter, alors que ceux-ci sont cruciaux pour la suite de notre exil. Enfin, une fonctionnaire de l’UNHCR arrive, comme une délivrance qui tourne à la désillusion. Deux d’entre nous seulement peuvent partir.

Que faire? Séparer les familles est inévitable, et plusieurs enfants en bas âge risquent de ne pas survivre dans des conditions si rudes. «J’étais une petite fille de 9 ans, accrochée à ma mère, c’était très angoissant», confiera plus tard Muriel, conseillère en orientation.

Retour à la réalité

Fin du jeu, et étrange retour à notre confortable réalité romande. Echange de ressentis avant d’écouter le témoignage de Najat, l’un des animateurs de l’OSAR. Kurde d’Irak, il a vécu les bombes, les arrestations, la torture, la fuite loin de sa famille, la faim, la maladie, les abus des passeurs (15 000 dollars pour sauver sa peau), et l’arrivée en Suisse en 1998.

«Le stress, l’angoisse et la panique que vous avez ressentis ce matin, imaginez que c’est pareil, mais pendant des mois.» Chamboulés, on digère. Et l’on se dit que ce jeu baptisé «Passages» devrait être obligatoire. Histoire de saisir un minimum le drame humain de ceux que l’on nomme parfois de manière superficielle «les migrants».


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