L’Union européenne entre « hiver démographique » et crise des migrants

Article publié sur le site areion24.news le 20/04/2017 par  Gérard-François Dumont

Alors que l’Europe est à l’origine du principal changement structurel de la géographie des populations dans le monde en quittant le podium démographique où elle restait encore installée dans les années 1980 avec la Chine et l’Inde, l’Union européenne fait aujourd’hui face à de nombreux défis démographiques qui ne sont ou ne seront pas sans effets géopolitiques spécifiques. *Les mots suivis d’un astérisque renvoient à un lexique en bas de page.

Au milieu des années 2010, l’Union européenne a enregistré une rupture démographique étonnamment peu commentée. Pour la première fois depuis le début de la création de cet ensemble dans les années 1950, il est en dépopulation* avec, en 2015, plus de décès que de naissances. C’est la conséquence de son « hiver démographique » qui dure depuis le milieu des années 1970, « hiver » dont il importe de comprendre les raisons et les différences d’intensité selon les pays. La croissance du nombre d’habitants au sein de l’Union européenne en 2015 tient donc, également pour la première fois, exclusivement aux apports migratoires de personnes originaires de pays non membres de l’Union européenne (UE). Cela dénote une attractivité et des politiques migratoires de l’UE qui doivent être décryptées.

Depuis le traité de Rome de 1957, la population de l’ensemble des pays (1) appartenant au périmètre actuel de l’UE à 28 (UE-28) a, chaque année, connu une croissance démographique. Jusqu’au milieu des années 1980, cette dernière est essentiellement due à l’accroissement naturel, donc à un excédent des naissances sur les décès.

La conséquence d’un hiver démographique prolongé

Cet accroissement naturel s’explique par l’héritage du renouveau démographique d’après-guerre, par l’augmentation de l’espérance de vie des personnes âgées et par une baisse plus tardive de la fécondité dans certains pays.

Certes, en 1974, l’UE-28 entre dans l’hiver démographique, c’est-à-dire, selon la formulation que j’ai proposée dans les années 1970 (2), dans une situation où « la fécondité est nettement et durablement au-dessous du seuil de remplacement des générations* » qui est de 2,1 enfants par femme dans les pays à haut niveau sanitaire et hygiénique. Mais la baisse de la fécondité des années 1960 et 1970, qui conduit à cet hiver démographique, n’a d’abord que des effets limités sur le nombre des naissances de cette période, car arrivent à l’âge de fécondité les générations nombreuses nées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ensuite, surtout dans les années 1970, l’espérance de vie des personnes âgées commence à s’allonger de façon significative, ce qui minore chaque année le nombre de décès et majore en conséquence l’excédent des naissances sur les décès. En outre, certains pays européens entrent plus tardivement dans l’hiver démographique. La Pologne, par exemple, ne voit sa fécondité passer au-dessous du seuil de simple remplacement des générations qu’en 1993, soit deux décennies après la France.

Dans les années 1980 et au début des années 1990, l’intensité de l’hiver démographique s’accentue avec la poursuite de la baisse de la fécondité, qui tombe à 1,44 enfant par femme en 1995. Ce faible niveau s’explique notamment parce que, à compter du milieu des années 1990, tous les pays de l’UE-28 sont désormais dans un hiver démographique, même si ce dernier est nettement moins intense en Irlande ou en France. Un double phénomène inverse s’exerce sur le nombre des naissances : d’une part, ce nombre est minoré par l’affaiblissement de la fécondité et, d’autre part, cette minoration se trouve partiellement limitée avec la hausse des immigrants originaires de pays non européens – pays du Maghreb, sous-continent indien, Amérique andine, Afrique subsaharienne – dont la fécondité est beaucoup plus élevée.

Dans le même temps, le solde migratoire commence à devenir une composante significative de l’accroissement démographique total. Puis, dans les années 2000, les apports migratoires expliquent en partie la légère remontée de la fécondité de l’UE-28, soit 1,6 enfant par femme en 2008-2010 contre 1,4 en 1999. Une remontée toutefois trop faible pour échapper à l’hiver démographique.

Selon les logiques d’inertie propres à la démographie, cet hiver devait nécessairement déboucher à terme sur une dépopulation, résultat d’un nombre de naissances affaibli par la combinaison, d’une part, d’une fécondité d’hiver démographique et de la diminution du nombre de femmes en âge de procréer et, d’autre part, d’une tendance à l’augmentation des décès liée au vieillissement de la population. Autrement dit, sauf remontée significative de la fécondité, la venue d’une année de dépopulation, donc d’un excédent des décès sur les naissances, était inévitable. Cette venue a eu lieu en 2015.

Une UE coupée en deux à l’analyse du mouvement démographique naturel

Cet ensemble en dépopulation qu’est devenue l’UE-28 appelle des éclairages complémentaires. D’abord, la dépopulation de 2015, soit un excédent de 135 000 décès sur les naissances, est plus élevée si l’on prend en compte le « Brexit » annoncé, puisque l’excédent de décès dans l’UE à 27, donc sans le Royaume-Uni, est égal à 310 000. Un tel chiffre représente une perte de peuplement supérieure à la population de communes comme Nantes, Strasbourg ou Montpellier.

Ensuite, les 28 États de l’UE se répartissent en deux catégories égales en nombre de pays. Parmi celle des quatorze pays en dépopulation en 2015, si nous mettons de côté l’excédent de décès le plus élevé, celui de l’Allemagne, il s’agit exclusivement de pays d’Europe méridionale ou orientale, auxquels s’ajoutent les trois pays baltes. La géographie de la seconde catégorie, celle des quatorze pays à excédent des naissances sur les décès, recouvre donc l’Europe occidentale, hormis l’Allemagne, l’Europe septentrionale, hormis les trois pays baltes, et les deux États îliens méditerranéens de l’UE, Chypre et Malte. La Slovénie fait également partie de la seconde catégorie.

La raison principale de cette distinction entre pays en excédent des naissances sur les décès et pays en dépopulation tient essentiellement aux différences de fécondité qui s’avèrent très élevées au sein de l’UE-28. En effet, l’écart le plus large oppose, en 2015, la France au Portugal, la fécondité de celui-ci étant inférieure de 39 % à celle de la France. Onze pays ont une fécondité égale ou supérieure à la moyenne de l’UE-28, qui est de 1,58 enfant par femme en 2015. Parmi les dix-sept pays à fécondité inférieure à la moyenne, certains enregistrent néanmoins un excédent des naissances sur les décès en raison de la part des femmes en âge de féconder dans leur population, soit sous l’effet d’arrivées migratoires de jeunes femmes (Autriche, Luxembourg), soit parce que l’entrée des pays dans l’hiver démographique a été plus tardive (Malte, Slovaquie et Chypre).

Les différences d’intensité dans l’hiver démographique

Comment expliquer de telles différences de fécondité selon les pays de l’UE-28 ? Le phénomène est, bien entendu, plurifactoriel. Une première raison tient à la politique familiale. En effet, la comparaison entre les niveaux de fécondité et les budgets publics consacrés aux familles et aux enfants met en évidence une incontestable corrélation (3). Les pays dont les politiques familiales sont les mieux adaptées aux besoins des populations, où la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle est socialement acceptée et favorisée par une palette de mesures, connaissent les fécondités les plus élevées, comme la France (4) ou la Suède. À l’inverse, les pays dont la politique familiale est négligeable, voire absente, comptent des fécondités très basses, comme le Portugal, la Grèce ou l’Espagne.

Un deuxième facteur explicatif des différences de fécondité selon les pays de l’UE-28 tient à l’attitude face à la venue de l’enfant. Pour simplifier, il oppose des pays où la naissance d’un enfant est généralement considérée comme un heureux événement, que cet enfant naisse chez un couple marié ou hors mariage – comme la France et l’Europe septentrionale –, à d’autres pays où les mentalités majoritaires considèrent qu’un enfant doit naître dans le mariage – comme en Europe méridionale.

Cette question des mentalités est par ailleurs un élément essentiel de compréhension de la faible fécondité de l’Allemagne, qui déconsidère les femmes reprenant une activité professionnelle après la naissance d’un enfant en les traitant de « Rabenmutter », c’est-à-dire de mères indignes (mot à mot : « mère corbeau »). En conséquence, nombre d’Allemandes préfèrent carrément privilégier leur vie professionnelle et le pourcentage des femmes sans enfant est donc particulièrement élevé (5).

Enfin, le niveau de fécondité et le nombre de naissances dépendent du système migratoire du pays. Dans les pays qui accueillent des immigrants à plus forte fécondité comme l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Autriche, la Belgique, les Pays-Bas ou la France, le niveau de fécondité constaté est supérieur à ce qu’il serait sans cette immigration. Dans les pays dont le solde migratoire est négatif, comme la Roumanie, la Pologne ou l’Espagne, le nombre de naissances se trouve minoré car la composition des émigrants est jeune, ce qui réduit le nombre de femmes en âge de procréer.

Pays attractifs et pays répulsifs

Or, sur cette question migratoire, deux Europes s’opposent également. En 2015, dix-sept pays de l’UE-28 ont enregistré un solde migratoire positif et onze un solde migratoire négatif. Parmi ces onze, à part l’Irlande, ce sont tous des pays d’Europe méridionale ou orientale. Pour les pays concernés d’Europe méridionale, comme l’Espagne, le Portugal ou la Grèce, il faut considérer les effets directs de la détérioration de leur situation économique depuis 2008. D’une part, ces pays ont perdu leur attractivité migratoire des années 2000 à 2007, comme l’Espagne avec, alors, une importante immigration d’Amérique andine et du Maroc, si forte que l’Espagne a régularisé 700 000 travailleurs en situation irrégulière en 2005. D’autre part, face à l’important taux de chômage, nombre de jeunes actifs de ces pays vont chercher des emplois à l’étranger, tout particulièrement en Allemagne.

À l’inverse, dix pays d’Europe occidentale (Allemagne, Autriche, Belgique, France, Luxembourg et Pays-Bas) ou septentrionale (Danemark, Finlande, Royaume-Uni et Suède) ont un solde migratoire nettement positif. Les chiffres les plus élevés concernent, au regard de leur nombre d’habitants, non ces dix pays cités, mais seulement neuf à l’exception de la France qui compte une forte émigration (6) de ses ressortissants. L’accroissement migratoire du Royaume-Uni tient notamment à sa dynamique économique, qui le conduit à voir s’installer d’une part des personnes qualifiées issues de pays du Nord comme la France et, d’autre part, des personnes quittant des pays du Sud à développement insuffisant ou en difficulté du fait de guerres ou de gouvernances inefficaces. L’attractivité britannique s’exerce tout particulièrement auprès de certains pays du Commonwealth où la langue anglaise conserve une place essentielle. Mais le solde migratoire le plus élevé en 2015 est celui de l’Allemagne – 1,151 million –, qui mérite en conséquence un examen particulier.

L’Allemagne, pivot de la crise des migrants

Dans son périmètre réunifié depuis le 3 octobre 1990, l’Allemagne n’a jamais connu depuis 1960 un solde migratoire supérieur à 1 million. Ce pays a même enregistré certaines années un solde migratoire négatif. Ses soldes migratoires n’ont dépassé 700 000 que deux années : 1989, avec l’arrivée des Spätaussiedler, des « rapatriés tardifs », c’est-à-dire des personnes de souche allemande quittant l’URSS après la fin du rideau de fer et bénéficiant d’un droit d’immigration au titre de la Loi fondamentale de 1949 ; 1992, sous l’effet principal des exodes fuyant les guerres de l’ex-Yougoslavie. Mais l’ex-Allemagne de l’Ouest a dépassé une année le million de solde migratoire, précisément en 1990 sous l’effet des rapatriés tardifs.

L’important solde migratoire de l’Allemagne de 2015 apparaît donc historique. Il explique que ce pays, dont la population diminuait à nouveau depuis 1995 en raison de l’intensité de son hiver démographique et avait atteint un bas niveau de 80,2 millions d’habitants en 2011, a presque retrouvé en 2016 (82,162 millions) un nombre d’habitants semblable à 2007 (82,3 millions).

Il est le résultat de toute une combinaison de facteurs : la guerre au Moyen-Orient, le comportement de la Turquie, la gestion des frontières extérieures de l’espace Schengen, les décisions des pays de transit entre la Méditerranée et l’Europe continentale, l’attractivité de l’Allemagne et la décision unilatérale de la chancelière Angela Merkel en août 2015.

La première raison est donc géopolitique, avec les exodes déclenchés, surtout à compter de 2011, par les guerres en Syrie et en Irak et l’aveuglement des pays européens sur la nature de ces conflits (7). En conséquence, une partie de ces exodes, d’abord de proximité, vers la Jordanie, le Liban et la Turquie, se sont déployés plus loin au milieu des années 2010 du fait de la poursuite particulièrement violente des conflits et de leur résolution apparaissant de plus en plus lointaine.

Deuxième raison : la Turquie, surtout en 2015, utilisant l’arme de la migration comme moyen de pression sur l’Union européenne, devient, selon la formulation ensuite utilisée par le directeur de Frontex, une « autoroute à migrants » (8), laissant les passeurs agir à leur guise, en plein jour, et amasser des milliards d’euros. La meilleure preuve de ce rôle de la Turquie s’est confirmée avec la mise en œuvre des accords du 18 mars 2016 entre l’UE et la Turquie. Ce dernier pays, ayant obtenu de l’UE ce qu’il demandait, a enfin décidé de limiter l’action des passeurs et même accepté le retour depuis la Grèce vers la Turquie d’un nombre maximum de Syriens, fixé à quelques dizaines de milliers selon un principe du « un pour un » : un migrant repris par la Turquie déclenchant la réinstallation dans l’Union européenne d’un migrant présent en Turquie. [Sur ce sujet, voir également p. 74 de ces Grands Dossiers, NdlR.]

Parallèlement, et contrairement à la quasi-totalité des pays du monde, ceux de l’UE, et plus précisément de l’espace Schengen, n’appliquent pas leurs propres règles de contrôle aux frontières extérieures communes, c’est-à-dire le Code frontières Schengen, règlement (9) établissant un code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières extérieures de l’UE par des personnes (et relatif à la réintroduction temporaire du contrôle aux frontières intérieures). En effet, ce code précise que les frontières extérieures ne peuvent être franchies qu’aux points de passage frontaliers et durant les heures d’ouverture fixées. Les ressortissants des pays ne faisant pas partie de l’UE doivent être soumis à une vérification approfondie qui comporte la vérification des conditions d’entrée, notamment une vérification dans le système d’information sur les visas (VIS), le cas échéant. Pour un séjour n’excédant pas 90 jours sur une période de 180 jours, un ressortissant d’un pays ne faisant pas partie de l’UE doit : être en possession d’un document de voyage ; être en possession d’un visa si celui-ci est requis ; justifier l’objet du séjour envisagé et disposer des moyens de subsistance suffisants ; ne pas être signalé aux fins de non-admission dans le système d’information Schengen (SIS) ; ne pas être considéré comme constituant une menace pour l’ordre public, la sécurité intérieure, la santé publique et les relations internationales des pays de l’UE. En outre, aux frontières extérieures de l’espace Schengen, un cachet sur le document de voyage des ressortissants de pays ne faisant pas partie de l’UE à l’entrée (et à la sortie) doit être systématiquement apposé pour savoir par quelle frontière la personne est entrée.

Mais le faible respect du Code frontières Schengen, lié notamment à l’élargissement quasi systématique de l’espace Schengen sans tenir compte des spécificités géographiques des pays et de leur capacité administrative à appliquer ledit code, est apparu au grand jour en 2015, bien qu’il soit nettement antérieur.

Quatrième facteur : en 2015, des pays européens facilitent le transit depuis les pays méditerranéens vers le Nord. Par exemple, en juin 2015, les autorités macédoniennes décident de délivrer des documents de circulation valables soixante-douze heures permettant aux migrants de rejoindre la frontière hongroise et, donc, l’espace Schengen, depuis la Grèce.

La facilité de transit des migrants ne sera limitée qu’avec la décision de l’Autriche d’obtenir la fermeture de la route des Balkans. En effet, le 24 février 2016, sans en informer l’UE, l’Autriche réunit les ministres de l’Intérieur des pays des Balkans (Serbie, Macédoine, Slovénie, Albanie, Bosnie, Bulgarie, Croatie, Monténégro et Kosovo) qui se situent sur la route des migrants afin de décider des solutions à apporter à la crise migratoire que ces pays estiment ne plus pouvoir juguler en suivant les injonctions de Bruxelles. Ces pays conviennent d’améliorer leur coopération et de ne pas accepter « les migrants qui n’ont pas besoin d’une protection internationale ». L’Autriche décide de restreindre l’entrée des migrants sur son territoire à quatre-vingts demandeurs d’asile par jour, et à trois mille deux cents personnes en déplacement. La Slovénie et la Croatie, membres de l’Union européenne, ainsi que la Serbie et la Macédoine annoncent également des limites quantitatives.

Mais, en 2015 et au début de 2016, avant la décision de fin février 2016, un enchaînement de facteurs et d’événements répulsifs partant de Syrie et d’Irak et se prolongeant en Turquie, en Grèce, en Italie et sur d’autres routes migratoires comme celle des Balkans, stimule la migration irrégulière et l’action des passeurs. Et l’existence des possibilités de migrations clandestines conduit des personnes non originaires de Syrie ou d’Irak, mais d’autres pays en difficulté, à emprunter ces routes.

En outre, ces effets répulsifs se combinent à des effets attractifs, particulièrement élevés en Allemagne, même s’ils sont également significatifs en Autriche ou en Suède (10). L’Allemagne est singulièrement attractive en raison de sa dynamique économique d’abord, de son manque de main-d’œuvre dû à l’hiver démographique et des conditions d’accueil faites aux immigrés en situation irrégulière, comme la possibilité de travailler pour les demandeurs d’asile qui peut s’ouvrir au bout de trois mois de présence, contre une durée allant du triple au sextuple pour la France.
Or, le 25 août 2015, l’Allemagne prend une nouvelle décision qui accroît son attraction. Face au flux important de migrants et escomptant plus de 800 000 demandes d’asile pour l’ensemble de l’année 2015 (11), l’Office allemand fédéral des migrations et des réfugiés annonce la suspension de la convention de Dublin, en précisant dans un communiqué de presse que tous les demandeurs d’asile syriens sur le territoire allemand seront pris en charge, quel que soit le pays par lequel ils sont entrés au sein de l’Union européenne. L’Allemagne fait ainsi valoir une clause de souveraineté prévue dans le texte du règlement « Dublin II ». Et le gouvernement informe que tous les ordres d’expulsions en vigueur contre les demandeurs d’asile syriens sont révoqués.

Cette décision favorable exclusivement aux Syriens a souvent été présentée comme humanitaire. Il est vrai que Mme Merkel, qui a vécu derrière le rideau de fer et le mur de Berlin, ne veut pas que des peuples reviennent à une telle situation. Mais sa décision tient également à deux autres éléments. Comme précisé ci-dessus, l’Allemagne fait partie des pays de l’UE aux intensité et durée de l’hiver démographique les plus longues, d’où des générations de jeunes nettement moins nombreuses qu’auparavant. Ainsi, l’Allemagne du milieu du début des années 1990 pouvait voir entrer dans la population active plus d’un million de jeunes, correspondant au nombre de naissances des années 1960 plus les actifs apportés par les rapatriés tardifs. En revanche, l’Allemagne du milieu des années 2010 ne voit entrer dans la population active que les naissances des années 1980, toujours inférieures à 800 000. Il en résulte une baisse de la population active que, ceteris paribus, seuls des apports migratoires peuvent combler. Les entreprises allemandes et le gouvernement du pays ont donc considéré que les apports migratoires étaient économiquement nécessaires, ceux venus des pays d’Europe en difficulté économique étant insuffisants.

Deuxième élément : face à l’afflux de migrants en Allemagne, Mme Merkel réalise que la mise en œuvre par l’administration allemande de l’application des règles de Dublin, selon lesquelles le demandeur d’asile doit être renvoyé dans le premier pays de l’UE dans lequel il a pénétré, est impraticable. Cette décision donnant la certitude de ne pas être renvoyé à ceux qui peuvent présenter un passeport syrien, elle accroît le flux non seulement de Syriens, mais aussi de ressortissants d’autres pays, des passeurs ou des officines délivrant de faux passeports syriens, soit à partir de vrais passeports vierges volés en Syrie, soit en imprimant de faux documents.
Les analyses ci-dessus montrent toute l’importance des impacts des politiques publiques sur le mouvement naturel comme sur le mouvement migratoire et combien ces mouvements peuvent à leur tour influer sur les décisions géopolitiques. D’où l’importance de prendre en compte les interrelations entre le démographique et le géopolitique (12), qu’il soit interne ou externe.


Notes


(1) Un référendum britannique se concluant par un vote en faveur du « Brexit » s’est tenu le 23 juin 2016. Mais, au moment de rédaction de cet article, la mise en œuvre envisagée du « Brexit » est loin d’être achevée ; cf. Gérard-François Dumont et Pierre Verluise, Géopolitique de l’Europe : de l’Atlantique à l’Oural, Paris, PUF, 2016.
(2) Formulation ensuite utilisée par exemple dans : Gérard-François Dumont et alii, La France ridée, Paris, Hachette, seconde édition, 1986.
(3) Gérard-François Dumont, « La fécondité en Europe : quelle influence de la politique familiale ? », Population & Avenir, n° 716, janvier-février 2014.
(4) En France, la baisse de la fécondité 2015 et 2016 s’explique d’ailleurs par un rabotage de la politique familiale ; cf. Gérard-François Dumont, « Démographie de la France : la double alerte », Population & Avenir, n° 727, mars-avril 2016.
(5) Les derniers chiffres d’Eurostat (2000) indiquent 22 % d’Allemandes sans enfant à 45 ans contre 8 % en France.
(6) Gérard-François Dumont, « La France, pays d’immigration et… d’émigration », Population & Avenir, n° 730, novembre-décembre 2016.
(7) Gérard-François Dumont, « Syrie et Irak : une migration sans précédent historique ? », Diploweb.com, 12 décembre 2015.
(8) Le Monde, 11 mars 2016.
(9) N° 562/2006 du Parlement européen et du Conseil du 15 mars 2006.
(10) Un double contrôle frontalier entre le Danemark et la Suède a été introduit le 4 janvier 2016.
(11) En réalité, l’Allemagne a enregistré 441 800 demandeurs d’asile en 2015, sur un total de 1 255 640 pour l’UE-28 ; cf. Eurostat 44/2016, 4 mars 2016.
(12) Cf. également Gérard-François Dumont, « Perspectives démographiques et prospective géopolitique », Les Grands Dossiers de Diplomatie, n° 28, août-septembre 2015 ; Gérard-François Dumont, Démographie politique : les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007.


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