Les migrants coincés dans le bourbier maltais

Article paru sur le site du journal Libération le 14/04/2019 par Pierre Alonso

Depuis que l’Italie a fermé ses ports aux bateaux des ONG, Malte a vu le nombre d’exilés exploser. L’absence de cadre européen contraint l’île à utiliser la manière forte pour obliger l’UE à respecter ses engagements d’accueil.

Il faut laisser les immeubles ocre de la capitale maltaise. Quitter La Valette pour s’enfoncer dans les docks, là où les touristes qui font vivre l’île n’ont aucune raison de se rendre. Au port de plaisance et ses élégants voiliers succèdent des chalutiers et des hangars industriels dans lesquels miaulent des chats maigrelets. A Marsa, à peine une demi-douzaine de kilomètres au sud, les casquettes des Anglais en goguette ont disparu. Trois vieux rafiots rouillent au fond d’un bassin : le Lebda, le Misrata et l’Hephaestus. Sur ce dernier, des mains militantes ont tagué «Open the ports !» et «Free the ships» («Ouvrez les ports !» et «Libérez les bateaux»), allusions à l’action des ONG de sauvetage en mer et à la réaction sévère des autorités maltaises.

Depuis presque un an, le plus petit Etat membre de l’UE à l’économie prospère redécouvre sa géographie : un morceau de terre à peine trois fois plus grand que Paris, situé tout au sud de l’Europe, entre la Sicile et l’île de Lampedusa. Donc sur la route de l’exil de ceux qui fuient les conflits ou des vies impossibles (1 314 sont morts dans cette zone de la Méditerranée en 2018 selon l’Organisation internationale des migrations). La tectonique des plaques politiques a secoué Malte l’an dernier, avec l’arrivée au pouvoir en Italie de la coalition de l’extrême droite et des populistes. En juillet 2018, le gouvernement Conte-Salvini a fermé ses ports aux bateaux de sauvetage des ONG. «Malte a longtemps été à l’abri du flux de migrants grâce à un accord secret avec l’Italie», raconte le chercheur associé à l’European Council on Foreign Relations Daniel Mainwaring, qui s’est récemment engagé comme volontaire auprès de Sea-Watch, organisation allemande de sauvetage en mer. Le gouvernement n’a jamais officiellement reconnu une telle entente, dont aucune preuve n’a été produite, mais les chiffres sont plus qu’évocateurs.

Selon les données du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), 2 008 personnes sont arrivées par bateau à Malte en 2013, puis 568 en 2014, 104 en 2015, et seulement 25 et 23 en 2016 et 2017. La tendance s’est radicalement inversée en 2018 : 1 445 personnes ont débarqué. Face à cette nouvelle donne, le gouvernement de centre gauche de Joseph Muscat s’est cabré. «Depuis juillet 2018, le Premier ministre lie le débarquement aux relocalisations [des migrants ailleurs en Europe]. Malte utilise cet argument pour traiter la question des bateaux d’ONG», décrit Neil Falzon, de l’organisation maltaise de défense des droits humains Aditus.

Chantage au débarquement

Ce week-end, le navire de Sea-Watch a enfin pu accoster dans un port maltais uniquement parce que des Etats du continent, dont la France, ont accepté d’accueillir les 64 migrants à bord. «Aucun ne restera à Malte, qui ne peut pas porter ce fardeau tout seul», a répété Muscat. En l’absence du cadre institutionnel, La Valette a mis au point un système pour forcer la solidarité européenne : le chantage au débarquement.

Bakayoko l’a vécu. Cet homme de 23 ans a quitté la Côte-d’Ivoire en 2015. Suit un long périple qui se termine dans les prisons libyennes. Un passeur paie pour l’en faire sortir, Bakayoko travaille huit mois pour rembourser sa dette. L’été dernier, il est monté à bord d’un navire pour traverser la Méditerranée. Une première tentative manque de virer à la catastrophe, la seconde est la bonne. «On était 25 sur le bateau. Le deuxième jour, on s’est retrouvé près d’une plateforme pétrolière, mais les ouvriers chinois nous ont dit qu’ils ne pouvaient rien faire pour nous. Le troisième jour, des pêcheurs égyptiens nous ont vus, ils nous ont lancé de l’eau et du pain plat. Ils avaient aperçu l’Aquarius le jour même.» L’ONG parviendra à les localiser grâce aux pêcheurs. «L’Aquarius nous a dit qu’ils voyaient un petit bout de papier sur un grand radar. Voilà la chance qu’on a eue.» Une fois à bord du navire de sauvetage, surprise : il n’a nulle part où débarquer. L’Italie refuse. Malte aussi, du moins tant que des accords de relocalisation ne sont pas conclus avec des Etats membres de l’UE. Les exilés patienteront une semaine en mer, ballottés par les négociations entre capitales. Le 15 août 2018, Bakayoko touche enfin le sol européen. Il est immédiatement placé en détention.

Les autorités maltaises ont renoué avec leur ancienne et sale habitude consistant à enfermer et détenir les exilés avant toute chose. La pratique, condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme, avait été abandonnée en 2015. Face à la nouvelle donne italo-européenne, La Valette y revient officieusement. Le centre dans lequel s’est retrouvé Bakayoko, et tous ceux qui arrivent par la mer, est désigné par l’administration comme un Centre de réception initiale. «Ce centre ne devait pas être un établissement de détention, les arrivants devaient y passer une semaine maximum pour des examens médicaux, une évaluation de l’âge s’agissant des enfants, puis ils devaient être placés dans un centre ouvert. A cause du système de relocalisation mis en place, le gouvernement estime qu’il doit maintenir les personnes enfermées pour être sûr qu’ils monteront dans l’avion», explique Neil Falzon.

«Nous avons relevé que les gens y restent trop longtemps, particulièrement avec le système ad hoc [de relocalisation], assure de son côté le porte-parole du HCR à Malte, Fabrizio Ellul. Les conditions sont acceptables en raison de sa nature très temporaire. Personne ne devrait y rester trois mois.» C’est précisément le temps qu’y a passé Bakayoko. Il n’en garde qu’un souvenir. L’ennui terrible. Il dort, mange, redort dans le dortoir qu’il partage avec 25 ou 30 autres exilés. La télévision, seule distraction, diffuse uniquement des programmes en maltais. Dans la cour du bâtiment austère en béton, qui aurait jadis abrité une école, le terrain de foot leur restera interdit. L’envoi direct dans ce centre dès son débarquement ne lui a pas permis de se procurer un téléphone, ce fil d’ariane sur le chemin de l’exil. «Il n’y a rien dans le « campo » [le nom utilisé pour le centre de réception initiale, ndlr]. A Marsa, on n’était pas encore libre, on ne sortait pas.»

Ni réfugiés ni déboutés

Pendant ces trois mois, Bakayoko et ses comparses ne sont nulle part administrativement. Ils ne sont pas autorisés à déposer leur demande d’asile, car les autorités maltaises espèrent bien les transférer ailleurs. Ni réfugiés ni déboutés, ils attendent. Bakayoko devait partir en Espagne, il avait passé des entretiens. Un jour, un représentant de l’agence chargée des demandeurs d’asile à Malte (Awas) l’a informé qu’il n’irait pas sur la péninsule ibérique. Madrid avait choisi d’autres migrants. L’absence de recours dans ce que le HCR qualifie de «zone grise» est un autre sujet de préoccupation pour les défenseurs des droits humains. Une autre limite d’un système bricolé en dehors des institutions européennes, faute d’accord en leur sein. Pas de choix, pas d’appel. Et pas de moyens pour Malte, sinon la diplomatie, de forcer les capitales du continent à respecter les engagements pris à chaud, quand les médias du monde entier parlent des navires pleins à craquer en attente de débarquement…

C’est pourtant bien l’objectif de La Valette : faire que le maximum d’exilés quittent l’île le plus vite possible (423 ont été relocalisés en 2018, selon le HCR). Le centre de Hal Far, sur la route d’un parc d’attractions Playmobil, derrière l’aéroport, témoigne de cette volonté. «Il rend visible la manière dont Malte a toujours géré les réfugiés : vous n’êtes pas les bienvenus et vous ne devez pas rester ici», résume Neil Falzon. D’où les conteneurs et les conditions des plus rustiques. Au moins, à Hal Far, les exilés peuvent aller et venir la journée, donc travailler.

Cet accueil a minima se double d’une hostilité des autorités maltaises à l’égard des ONG de sauvetage. Avec des conséquences très concrètes. Coque rouge et bleu portant l’inscription «mission-lifeline.de», un bateau de 32 mètres est solidement arrimé à un quai d’Isla, une presqu’île qui observe le sud de La Valette. Sur le pont, un homme lit paisiblement un livre. Le navire ne risque pas de bouger, il est placé sous séquestre. En juin, alors qu’il a sauvé 234 personnes au large de la Libye, le bateau se voit refuser l’accès aux ports italiens et maltais. Après une semaine de négociations, Malte accepte qu’il débarque sur son territoire, et le saisit dès l’arrivée. «L’équipage a été informé qu’il était détenu le temps de l’enquête», raconte Mark Tellier, représentant local de l’ONG allemande. Les poursuites ne visent pas des faits liés à l’immigration illégale – une accusation récurrente contre ces organisations – mais des infractions liées à l’immatriculation du navire. Malte affirme que le bateau était enregistré comme un navire de plaisance au Pays-Bas, ce qui ne l’autorisait pas à naviguer dans les eaux internationales. «Sur le papier, les accusations portent sur le certificat, mais c’est en réalité le reflet de la guerre menée par de nombreux Etat membres [de l’UE] contre les ONG», dénonce Neil Falzon, qui fait partie de l’équipe de défense. Une «criminalisation de l’action humanitaire», renchérit Tellier, qui se dit optimiste sur l’issue de la procédure. Contactés, ni le bureau du Premier ministre ni l’agence chargée des demandeurs d’asile n’ont répondu à nos questions.

Même dans le port, le Lifeline reste occupé par des volontaires, comme Floki, un marin allemand de 24 ans aux cheveux violets rasés sur les côtés. Il aurait préféré aller en mer, poursuivre les sauvetages. Surtout quand les messages de détresse arrivent. «On a reçu une alerte pour une embarcation avec 70 personnes à bord, mais on ne peut rien faire.» Le Lifeline est resté à quai.


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