« La plus grande histoire d’horreur humanitaire du XXIe siècle » a actuellement lieu à Idlib, en Syrie
Article paru sur le site du journal Le Monde le 28/02/2020 par Benjamin Barthe
Le nombre d’habitants de la province déplacés par les combats depuis le mois de décembre 2019 atteint désormais 900 000, dont 80 % de femmes et d’enfants.
Huit mois de fuite éperdue sous les bombes, une chute libre que rien ne semble pouvoir arrêter. Le calvaire de la famille Hallak, des fermiers de la région d’Idlib, est emblématique du supplice enduré par les civils de cette province du nord-ouest de la Syrie.
Au printemps 2019, les forces pro-Assad partent à l’assaut de la région, le dernier bastion de la rébellion, dominée par le groupe djihadiste Hayat Tahrir Al-Cham. Les raids de l’aviation russe et syrienne se rapprochant, les parents affrètent des camions et transfèrent tout le contenu de leur grande maison de Kafr Sijnah, dans le sud de la région, à Jinderes, 150 km plus au nord. « On a même emporté les portes et les fenêtres », témoigne Ahmed, le fils aîné, joint sur WhatsApp.
Après quelques mois, ses économies fondant à vue d’œil, la famille quitte l’appartement où elle avait trouvé refuge pour un logement plus modeste, dans la campagne de l’ouest d’Alep. Le répit est de courte durée. L’avancée des troupes progouvernementales dans cette zone oblige les Hallak à abandonner de nouveau leur domicile. Une troisième fois en huit mois. « Plus question cette fois-ci de prendre les meubles, l’essence est devenue trop chère, raconte Ahmed. On est parti avec nos couvertures, nos vêtements et quelques ustensiles de cuisine seulement. »
La famille s’entasse aujourd’hui à quinze dans un minuscule deux-pièces, sans fenêtres, sans eau et sans électricité, dans le village de Deir Hassan – une localité des environs de la frontière turque, région où des centaines de milliers d’autres Syriens ont échoué ces dernières semaines. « Le régime est en train de pousser toute la population d’Idlib le long de la frontière, comme s’il voulait créer une bande de Gaza syrienne, s’inquiète Ahmed. On a le sentiment de basculer dans l’inconnu. »
L’ONU parle de « la plus grande histoire d’horreur humanitaire du XXIe siècle ». Le nombre d’habitants de la province d’Idlib déplacés par les combats depuis le mois de décembre 2019 atteint désormais 900 000, dont 80 % de femmes et d’enfants. Cette population s’agglutine entre Darkoch, Al-Dana, Afrin et Azaz, des territoires contigus de la Turquie, relativement épargnés par les bombardements.
Une nasse à ciel ouvert
Les plus chanceux ont trouvé une tente dans l’un des immenses camps, fouettés par les vents et la neige, qui jalonnent ces collines des confins de la Syrie. Les autres dorment en plein air, dans leur véhicule ou dans des bâtiments inachevés. Tous les abris collectifs, comme les mosquées et les écoles, ont été réquisitionnés lors de la précédente vague de déplacement, au printemps et à l’été 2019, qui avait concerné 300 000 personnes.
Les naufragés d’Idlib sont pris au piège, dans une nasse à ciel ouvert. La Turquie, qui abrite sur son sol 3,5 millions de Syriens, mais se refuse à accueillir une nouvelle arrivée de réfugiés, a bouclé sa frontière à triple tour. De l’autre côté, les corridors ouverts par l’armée syrienne pour faciliter le passage en territoire gouvernemental, à l’abri théoriquement du danger, n’ont vu passer qu’un millier de personnes depuis décembre 2019, selon l’ONU. « C’est bien la preuve, s’il en fallait une, que les gens d’Idlib ne veulent pas vivre sous le régime Assad », observe Ossama Shorbaji, le directeur de l’ONG syrienne Afaq.
Mais la menace se rapproche. Les forces loyalistes, qui avaient piétiné durant la première phase de l’offensive, l’année dernière, se sont emparées en quelques semaines de plus de trois cents localités, soit environ la moitié de la poche d’Idlib. Mercredi 26 février, les combattants de Hayat Tahrir Al-Cham, avec l’aide d’autres factions non djihadistes, ont certes réussi à reconquérir Saraqeb, un carrefour autoroutier, qu’ils avaient perdu au début du mois. Cette opération a été menée avec le soutien de l’armée turque, qui dispose de plusieurs milliers d’hommes sur le terrain. Une trentaine d’entre eux ont d’ailleurs été tués, jeudi, dans un bombardement attribué à l’aviation syrienne.
Gigantesque exode
Mais au même moment, les rebelles étaient boutés hors des régions montagneuses du djebel Al-Zawiya et du djebel Shashabo, fiefs historiques de l’insurrection, dans le sud de la province d’Idlib. Les pro-Assad ont notamment pénétré dans Kafr-Nabel, une bourgade rendue célèbre par la créativité et l’endurance de ses habitants. Pendant des années, ceux-ci ont manifesté tous les vendredis, narguant le pouvoir avec des slogans percutants et pleins d’humour.
Le début de déroute des groupes anti-Assad est le résultat logique de leur épuisement, après des mois de pilonnage, qui ont progressivement érodé leurs lignes de défense. Le gigantesque exode déclenché par le blitz russo-syrien, qui a anéanti des dizaines d’infrastructures civiles, dont des écoles et des hôpitaux, a accentué la désorganisation du camp rebelle. Selon le bureau du haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, ces frappes ont causé la mort de plus de 1 700 civils, dont 337 femmes et 503 enfants, en dix mois.
Le recul des insurgés résulte aussi de l’introduction dans les rangs loyalistes de drones et d’instruments de vision nocturne, en nombre plus important que par le passé. Du matériel qui a accru la supériorité militaire des assaillants, déjà écrasante. De nombreux véhicules blindés rebelles, certains livrés par la Turquie, ont été touchés par un tir de missile, peu après avoir été localisés par l’un de ces avions espions.
Le retour sur le champ de bataille des milices pro-iraniennes, composées de combattants chiites afghans et irakiens, a eu aussi un effet. « La République islamique était restée à l’écart des combats de l’année dernière pour ne pas abîmer sa relation avec la Turquie, explique Nawar Oliver, analyste du centre d’études syrien Omran, proche de l’opposition. Téhéran espérait qu’Ankara continuerait à lui acheter son pétrole, en dépit des menaces de sanctions de Washington. »
Coût humanitaire « dément »
Un calcul infructueux : en dépit de relations compliquées avec l’administration américaine, la Turquie s’est rangée à son embargo anti-Iran. Les troupes à la solde de Téhéran ont fait leur réapparition sur le terrain syrien, notamment à l’ouest d’Alep, une zone qu’elles ont contribué à reprendre au début du mois. Cette avancée à permis aux autorités syriennes de rouvrir l’aéroport d’Alep, fermé il y a presque huit ans, sous la pression de la rébellion.
Le désenclavement de la grande métropole du Nord syrien a fait la joie de sa population. Ses quartiers ouest étaient régulièrement pris pour cibles par les groupes armés implantés en périphérie. Selon l’ONU, les tirs rebelles sur les zones sous contrôle gouvernemental, à Alep et dans le nord de la province de Hama, ont tué 93 civils depuis avril 2019, dont 23 femmes et 28 enfants.
Le régime Assad, qui ne cesse de répéter son intention de rétablir son autorité sur l’intégralité de la Syrie, entend mener cette offensive à son terme : la reconquête de la ville d’Idlib et des deux postes-frontières, Bab Al-Hawa et Atmé, par où transitent des armes et de l’aide humanitaire. « Si Idlib tombe, 600 000 personnes supplémentaires seront jetées sur les routes, prévient Assaad Al-Achi, le directeur d’une ONG syrienne, basée dans le sud de la Turquie. Le coût humanitaire sera dément. La Russie est-elle prête à laisser faire cela ? »
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