La diplomatie de l’urgence : entretien avec Patrice Paoli
Article paru sur le site Défis Humanitaires le 09/07/2018 par Alain Boinet
Entretien avec Patrice Paoli, directeur du Centre de Crise et de Soutien du Ministère de l’Europe et des Affaires Etrangères. Patrice Paoli, qui était précédemment Ambassadeur de France au Liban et qui sera bientôt Ambassadeur à Cuba, a dirigé le CDCS durant 3 ans. Durant cette période, beaucoup de crises et de changements se sont produits. Avant son départ, Défis Humanitaires lui a proposé de faire un point sur cette période et sur les perspectives qui s’ouvrent avec la nouvelle Stratégie Humanitaire de la République Française.
Bonjour et merci de nous recevoir pour cette interview pour le site Défis Humanitaires. En guise d’introduction, le Centre de Crise et de Soutien (CDCS) a beaucoup évolué ces dernières années. Peux-tu nous présenter ses missions, son organisation, ses services, ses moyens d’action aujourd’hui et les changements qui se sont produits depuis trois ans que tu diriges le CDCS ?
En deux mots, le CDCS a été créé il y a presque dix ans jour pour jour, puisqu’on arrive à notre dixième anniversaire que nous allons célébrer dans quelques jours avec la présence du Ministre et bien entendu tous nos partenaires, dont les ONG pour tout ce qui concerne l’action humanitaire. Le Centre de crise a été créé à l’initiative de Bernard Kouchner, pour – initialement – professionnaliser des tâches de protection consulaire, de réponse à la crise concernant nos ressortissants. C’était la première responsabilité du CDCS : organiser la veille, qui est la première ligne de défense de nos ressortissants puisque que c’est à travers elle que l’information remonte et est collationnée ; organiser la réponse à la crise avec un Centre de Crise – à l’époque, il ne s’appelait que le Centre de Crise – destiné à répondre à toutes les crises affectant la sécurité de nos ressortissants à l’étranger, qu’il s’agisse de cas individuels ou de situations collectives, que ce soit une situation politique, un phénomène naturel, etc.
Très peu de temps après a été ajoutée la mission pour l’action humanitaire. Tout cela existait dans le Ministère mais au sein de différents services, il s’agissait donc de les rassembler dans une mission de gestion de crise qu’est la crise humanitaire. C’est en quelque sorte l’empathie appliquée cette fois-ci non plus à nos ressortissants mais à des ressortissants de pays tiers en difficulté ou dans le besoin. Là aussi pour des situations qui peuvent être très diverses : tremblements de terre comme en Haïti, séisme au Népal, éruption volcanique, ouragans, crises politiques aussi, etc.
Ce sont les deux missions d’origine du CDCS, créé pour répondre à l’urgence, ce qui correspond bien au profil de son concepteur Bernard Kouchner.
Plus tard est arrivée l’idée qu’il fallait traiter la crise dans toutes ses dimensions. Qu’est-ce que ça veut dire ? On a eu droit à tout un florilège de nouveaux mots : le continuum, le contiguum, bref, il fallait traiter la crise dans sa durée, dans toutes ses dimensions : avant, pendant, après.
Cela veut dire faire en amont de l’anticipation. On a donc ajouté au CDCS, il y a maintenant quatre ans, une mission d’anticipation. Il ne s’agit pas de faire Madame Irma avec sa boule de cristal qui va prédire l’avenir, mais plutôt d’objectiver l’analyse du risque afin de mieux se préparer à la gestion de ce risque et de ses conséquences pour nos ressortissants et pour les populations concernées. L’anticipation c’est un moyen de mettre en abscisse et en ordonnée nos intérêts et les risques, objectiver l’analyse et ainsi avoir un outil qui nous permette d’y faire face. Pour le CDCS, cela signifie affecter des moyens, des missions de formation, voir si tel ou tel poste – dans une zone à risques – est bien prêt à réagir. Comme exemple on peut citer la carte électorale de l’Afrique, qui a été notre premier document de travail. Il s’agissait de voir dans quelle mesure les différentes échéances électorales avaient une influence grave, pas grave, selon l’échelle de Richter du risque, pour nos ressortissants et nos ambassades. On voit bien la finalité de l’anticipation. On peut imaginer qu’à la fin, on arrivera à une anticipation qui intègre toutes les dimensions, y compris la dimension politique en formulant des préconisations politiques (qui ne relèveraient plus du CDCS mais qui seraient une mise en commun de l’expertise que nous avons rassemblée pour procéder à ces études de cas).
En aval, il y a l’action humanitaire, qui par définition relève de l’urgence même si aujourd’hui l’actualité nous apprend que – malheureusement – l’urgence dure. Ce n’est pas un phénomène très nouveau, mais la crise syrienne en particulier, le Sahel, nous montrent à quel point l’humanitaire peut s’inscrire dans la durée. Il y a une autre dimension de l’action d’urgence, qui est celle de la stabilisation. C’est-à-dire le moment où l’on va vers une sortie de crise : on n’est pas encore sorti de la crise, on n’est pas encore dans une action durable, mais il faut remettre le pied à l’étrier de la société civile, du gouvernement. La stabilisation, c’est donc une aide plus politique que l’aide humanitaire, qui est neutre et indépendante, bien qu’il y ait parfois des intersections avec le politique. Par exemple, dans la région de Mossoul ou dans le Nord-Est Syrien, lorsque Daesh a été évincé de Raqqa ou de Mossoul, il a fallu voir – et il faut voir – comment aider au retour des déplacés, qui ont été dans un premier temps pris en charge dans des camps. Il s’agit de revenir à la normale. La stabilisation constitue le premier pas avant que l’acteur de développement prenne le relais. La stabilisation s’inscrit dans une vision globale de la crise.
Ce sont donc les deux évolutions principales des missions du CDCS ces dernières années : anticiper et aller vers une prise en compte plus large de la crise. C’est cela le CDCS que j’ai trouvé lorsque je suis arrivé ici il y a trois ans, le 20 juillet 2015.
Durant ces 3 dernières années, peux-tu résumer – en quelques mots – les principales évolutions, les nouvelles missions du Centre de Crise ?
D’abord, ce que je viens de décrire est en train de se faire. Quand je suis arrivé au CDCS, l’anticipation et la stabilisation étaient en train de se mettre en place. C’était tout frais. La première tâche durant ces trois années a été de mettre en cohérence ces nouveaux outils, de les rendre efficients, de leurs donner leur crédibilité et de montrer leur utilité puisque ces missions avaient été créées par une décision politique. C’est ainsi que le Centre est devenu le Centre de Crise et de Soutien. Au départ, tout cela se faisait avec un périmètre extrêmement limité sur le plan des possibilités financières, des effectifs, etc.
Par la suite, on a eu – je pense – deux évolutions majeures. La première a été que, le métier de protection consulaire exercé par le CDCS ayant fait la preuve de son efficacité dans la réponse à la crise lorsque nos ressortissants à l’étranger étaient en difficulté – j’en parle d’autant plus librement que je n’étais pas directeur à l’époque donc c’est le travail de mes prédécesseurs –, quand sont survenus les attentats de janvier 2015, il a été décidé de nous confier la mission de l’assistance aux victimes, qui est l’ADN même du Centre avec la protection consulaire. Cela a provoqué un véritable bouleversement culturel ici, car on nous a donné pour la première fois une tâche sur le territoire national en réponse à des attentats terroristes. De là, toute une réflexion sur la notion d’aide aux victimes a découlé : quels sont les moyens pour mieux l’assurer ? Comment apporter – en cas d’attentats terroristes en France – une réponse adaptée aux besoins des victimes, que ce soit nos ressortissants ou des étrangers ? C’est ainsi qu’est née la Cellule Interministérielle d’Aide aux Victimes (CIAV), qui est un organisme interministériel dont le pilotage est exercé par le directeur du CDCS, qui fédère des moyens d’autres ministères : l’intérieur, la santé, la justice, les affaires étrangères, mais aussi le parquet, le FGTI, les associations de victimes et d’aide aux victimes, etc. On travaille tous ensemble. La CIAV a été actionnée par deux fois par le Premier ministre, une première fois le 13 novembre lors des attentats de Saint-Denis et de Paris, une deuxième fois lors de l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice. La CIAV s’est ainsi créée dans l’urgence. Aujourd’hui, elle existe, elle a su faire face, non sans difficultés au début, à la crise. Ce bouleversement conceptuel a donné au CDCS et au Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE) une visibilité différente, sur des crises d’ordre intérieur. Donc cela a apporté à la fois une révolution culturelle, mais aussi la reconnaissance – tragiquement – des compétences du personnel du CDCS et de leur capacité à fédérer. On sait travailler sur le plan interministériel et je pense que c’est cela qui a été reconnu. Aujourd’hui, la CIAV est porteuse d’évolutions à terme sur le concept même de « centre de crise », de sa vocation interministérielle et de son périmètre d’action. Par exemple, on nous a convoqués lors des ouragans Irma et Maria ayant frappé les Antilles en septembre 2017 et c’était à la mesure de l’idée – juste ou fausse – que se faisaient les uns et les autres de notre capacité à gérer et à intervenir sur ce créneau de l’assistance aux victimes. Alors, est-ce que c’est bien ? Est-ce que c’est mal ? Il y a aussi des décisions politiques à prendre.
Le deuxième bouleversement fondamental dans ces trois années a été l’organisation de la réponse humanitaire, qui s’est faite de manière progressive et sur décision politique. En 2015, nous avions un budget de 12 millions pour l’action humanitaire tandis que, pour la stabilisation, on nous avait généreusement octroyé un budget de 2.5 millions d’euros… Donc, l’idée était quand même – si on devait avoir une réponse d’urgence efficace, notamment pour des raisons politiques en ce qui concerne la stabilisation – que le budget augmente. Il y a eu toute une évolution politique qui a tendu à distinguer au sein de notre action la part de l’urgence, celle de la réponse humanitaire puis de la stabilisation. Progressivement s’est accréditée l’idée qu’il y avait plusieurs métiers. On en revient à ce que j’ai dit précédemment sur le lien entre réponse humanitaire, stabilisation et le développement – qui relève de l’Agence Française de Développement et d’Expertise France, qui sont parfaitement outillés pour mener leurs actions et dont la valeur n’est plus à démontrer. En revanche, ces acteurs de développement ne sont pas adaptés aux situations d’urgence. Donc, comment est-ce qu’on répond à une situation en accompagnement d’une action comme celle de la France au Mali par exemple ? Comment répondre à des évolutions politiques et à toutes les conséquences que cela entraîne, comme c’est le cas au Levant ? On voit bien là toute la panoplie des problèmes humanitaires et de stabilisation… C’est ainsi que s’est peu à peu installée l’idée de doter l’Etat, son bras urgentiste qu’est le CDCS, de moyens accrus. On a donc vu notre budget augmenter, avec la décision fondamentale du Comité Interministériel de la Coopération Internationale et du Développement (CICID) du 8 février dernier qui consacre cette évolution : le gouvernement a décidé qu’au sein de l’Aide Publique au Développement, qui allait être en augmentation d’ici à la fin du quinquennat pour atteindre 0.55% de la richesse nationale, 500 millions d’euros seraient consacrés à l’action humanitaire. Cela, dans sa double dimension : multilatérale, qui est gérée par la direction des Nations Unies et les organisations internationales ; et celle, bilatérale qui est gérée, d’une part, par le Centre de Crise et Soutien, c’est-à-dire le financement des ONG principalement, puisqu’elles sont nos partenaires dans cette action humanitaire et stabilisation, et, d’autre part, celle qui est gérée par la Direction Générale de la Mondialisation, l’aide alimentaire programmée. On est donc dans une révolution qui nous remet à un niveau budgétaire compatible avec nos ambitions, à nos aspirations, à notre rôle en tant que membre permanent du Conseil de sécurité.
L’évolution du Centre de Crise c’est donc cela : premièrement, un centre qui a pris une ampleur plus grande par les missions qui lui sont confiées en matière d’assistance aux victimes à l’étranger, par la protection consulaire, mais aussi sur le territoire national. Deuxièmement, la crédibilité acquise dans l’action sur les terrains extérieurs en matière d’humanitaire et de stabilisation.
Nous pourrions poursuivre sur ce sujet en te demandant quel bilan tu dresses de la 4ème Conférence Nationale Humanitaire (CNH) et surtout de la Nouvelle Stratégie Humanitaire de la République Française que tu as présentée lors de cette Conférence le 22 mars dernier ?
La 4ème CNH a été pour nous une manière de synthétiser tous les progrès accomplis en matière d’action humanitaire et de stabilisation. Il y a une dimension sur laquelle j’aurais pu insister effectivement, c’est la dimension de partenariat, de connivence. Chacun a son rôle, chacun à sa personnalité. L’Etat ne sera jamais une ONG et inversement. Mais, ce qui est important, c’est que nous savons que nous poursuivons des objectifs communs. Au fil des ans, nous avons réussi à développer cette notion de partenariat que la CNH du 22 mars 2018 a permis de consacrer, de concrétiser. Pour moi, ça a été un très grand moment parce que tout le monde était heureux là – cela peut paraître bête à dire, mais je crois qu’il faut dire les choses simplement. Nos partenaires étrangers (des Nations Unies, d’autres ONG) étaient impressionnés par ce côté un peu « festif », i.e. que les gens étaient contents d’avoir accompli ce travail ensemble. C’est un chemin qui a été long – tu le sais très bien puisque tu as participé à de nombreuses étapes sur la route –, qui a d’abord été un apprivoisement, puis le constat que nous avions beaucoup en commun. Nous – le CDCS –, on est un petit peu atypiques au sein du MEAE puisque nous sommes rattachés au Ministre directement, on n’est pas dans la structure, ce qui nous permet de garder une certaine indépendance de ton. Je dirais que nous ne sommes pas liés de la même manière qu’une direction politique. On a une liberté de parole car notre angle d’attaque, si j’ose dire, c’est l’humanitaire et la protection consulaire, donc on est dans un portage différent. On a donc bâti cette relation de confiance. Je sais bien qu’au départ il y avait des réticences de la part des ONG – que je comprends très bien car la Stratégie ce n’est pas celle des ONG mais celle de l’Etat français – mais en même temps il fallait qu’elle soit partagée, sinon elle n’a pas de sens. Je trouve que toutes les réunions de travail que nous avons eu au fil de l’eau, que toute cette connivence qui s’est créée, cette émulation permanente – avec le forum espace humanitaire, les groupes de concertation humanitaire – a façonné cette amitié entre beaucoup d’entre nous et nous a permis d’avancer en confiance. C’est cela qui est important : c’est qu’on a confiance. Personne ne fait de procès d’intention à l’autre. On sait que parfois en plaidoyer on peut avoir des avis divergents car le CDCS c’est l’Etat d’une certaine manière, mais on est ce produit hybride – voire schizophrène – puisqu’on est parfois ensemble, avec les ONG, pour aller porter la bonne parole à nos dirigeants et parfois on transmet la parole de l’autre côté puisqu’on est quand même une partie de l’administration. Cette CNH était d’autant plus importante qu’elle s’est manifestée après le CICID, où la décision d’augmenter les moyens avait été prise. Sans cela, je ne pense pas que la conférence aurait été ce grand moment.
Evidemment, tout reste à faire maintenant. Il va falloir suivre cela ensemble, mettre en œuvre la stratégie humanitaire de l’Etat français. On a voulu lui garder un caractère suffisamment général en portant sur des principes, pour qu’elle ne soit pas rattachée uniquement à une vision politique ou géopolitique du moment, mais qu’elle ait une portée plus large. Récemment, j’en ai apporté la traduction en chinois à Pékin afin de la partager avec nos collègues chinois, elle a aussi été traduite en anglais, en arabe… Il s’agit d’un guide pour nous, et maintenant sa valeur vaudra ce que sera sa mise en œuvre, le fait qu’on soit ensemble, avec les autres acteurs concernés – du ministère comme de l’extérieur –, dans la mise en œuvre de notre action.
Comment envisages-tu l’évolution quantitative et qualitative du CDCS, de son organisation, de ses méthodes de travail, des partenariats – en particulier avec les ONG – dans le cadre de cette nouvelle stratégie ? Car, du fait de l’accroissement des ressources, il va certainement y avoir des changements : plus de ressources humaines, pour traiter plus de projets, donc une évolution des méthodes ? Ma question a aspect exploratoire sur l’évolution à venir du CDCS.
C’est une très bonne question. C’est la question que nous nous posons aussi et à laquelle on doit maintenant proposer des réponses. Pour commencer, certains éléments de réponse sont déjà contenus dans la Stratégie Nationale Humanitaire, puisque cette stratégie s’inscrit dans le cadre du Grand Bargain auquel la France a adhéré – j’étais d’ailleurs à New York la semaine dernière pour une réunion afin de faire un bilan d’étape. Nous avons pris le Grand Bargain comme référence car il y a quelques engagements qui nous paraissent particulièrement importants. Dans les enjeux, je pourrais citer : le droit international humanitaire évidemment – qui est une priorité, mais la France a toujours été à la pointe de ce combat –, et puis il y a des enjeux concernant la mise en œuvre de l’action humanitaire et sa conception même.
Premièrement, la question qui se pose est : « avec qui est-ce qu’on travaille ? Comment est-ce qu’on travaille avec des ONG françaises, internationales, des associations nationales etc. ? », i.e. la localisation de l’aide.
Deuxièmement, il y a le domaine de la redevabilité, qui est directement rattaché à la question que tu poses. On doit rendre compte de notre action, de la façon dont on dépense notre argent, qui est celui du contribuable. L’enjeu est fondamental car pour les ONG c’est une question de survie : si le devoir de redevabilité s’avère trop compliqué, cela a un coût. C’est pour cela que nous essayons d’aller vers la simplification de ce côté-là. Cependant, puisque les deniers publics augmentent, notre devoir de redevabilité auprès de nos autorités s’accroît en parallèle. Nous sommes en train de réfléchir à un modèle de reporting et nous avons d’ailleurs pris comme exemple le modèle proposé par nos amis allemands dans le cadre du Grand Bargain. Il y a deux éléments dans la façon dont nous allons procéder à nos évaluations : d’abord nous allons mener une évaluation interne selon des critères que nous aurons déterminés afin d’évaluer en permanence la manière dont on met en œuvre des projets avec nos partenaires. Puis, il y aura nécessairement une part d’audit externe. L’idée est de trouver un juste équilibre et faire en sorte qu’on ne soit pas dans une redevabilité excessive et qu’on ne fasse pas des audits pour chaque opération. Je sais que c’est ce vers quoi tendent en général les différents bailleurs – c’est vrai pour ECHO – mais nous y voyons un risque. Nous souhaiterions garder un niveau raisonnable, crédible de contrôle. Un autre enjeu, dans cette même ligne de pensée, est de s’assurer que nous sommes bien en phase avec les ONG pour que les évolutions auprès d’autres bailleurs – comme ECHO dont nous sommes le deuxième actionnaire – suivent le même cours que nous. Il y a cette part de plaidoyer en commun lorsque l’on va dans des réunions de bailleurs, il faut porter la parole des ONG qui sont nos partenaires. Il faut qu’on veille à une cohérence d’ensemble.
Ensuite, puisque nos moyens vont grandir, il va y avoir un besoin d’augmenter nos ressources humaines en accompagnement. En effet, l’argent du CDCS n’a pas pour vocation de financer des agences des Nations Unies (qui est une aide non fléchée) mais il s’agit d’instruire par nous-mêmes des projets, ce qui prend du temps, nécessite du travail, et il faut des personnes pour le mener à bien.
Comment coordonnez-vous au sein du CDCS ce qui relève de l’action humanitaire d’urgence (fonds humanitaire d’urgence) et ce qui relève de la stabilisation ? Comment s’articule le CDCS avec l’Agence Française de D2veloppement (AFD) et le fonds paix et résilience ou fonds Minka, en termes de complémentarité opérationnelle ?
Alain, pour l’instant j’ai la réponse théorique mais je n’ai pas encore la réponse pratique. Tout d’abord, comment s’articulent au sein du CDCS la réponse humanitaire d’urgence et la stabilisation ? C’est une question que l’on nous pose souvent, c’est-à-dire : y-a-t-il vraiment une différence ? Oui, il y a une différence fondamentale d’objet, même si les finalités peuvent être les mêmes puisqu’il s’agit d’apporter un bien à une population dans le besoin. L’action humanitaire est impartiale, neutre, apolitique, etc… La stabilisation a un objet plus politique. Dans la stabilisation, on ne fera pas que de l’humanitaire : on fera de la réconciliation, du déminage (qui est aussi humanitaire, bien sûr), du rétablissement de services publics, de l’aide à l’Etat et pas seulement à la société civile, de la réinsertion sociale avec le retour des combattants etc. Donc on voit bien que ce sont des finalités différentes. Cependant, chez nous, cela passe par un fonds unique qu’est le fonds d’urgence humanitaire. Il n’y a pas de fonds de stabilisation. Nous séparons les deux opérations car ce n’est pas le même objet. Autant l’humanitaire n’est pas « ordonné » par une autorité politique – lorsqu’il y a une catastrophe, on répond à une catastrophe –, autant la stabilisation est plus politique. Dans les faits, il est vrai que très souvent dans la durée d’une crise (4/5 ans), on finit par se demander si notre action humanitaire ne tend pas vers de la stabilisation puisqu’elle produit des moyens de faire face dans la durée à la crise. Par exemple, lorsqu’on a financé des boulangeries en Syrie, qu’on a construit une minoterie pour les alimenter, on peut se demander si on n’entre pas dans la stabilisation. Il y a une zone grise. Il y a une différence entre action humanitaire et stabilisation, simplement elle est plus claire dans certains cas que dans d’autres. Notre réponse à cette difficulté c’est de rapprocher l’humanitaire de la stabilisation, en gardant chacun sa vocation, en veillant – par une instruction plus harmonisée des projets – à ce qu’on ait bien une vision de l’ensemble des moyens de l’urgence. C’est encore un chantier et je n’ai donc pas de réponse définitive à ce stade.
Sur la seconde question, intellectuellement on a la réponse : c’est la concertation. Il ne faut pas se concerter une fois que la crise est très avancée, mais se concerter au bon moment. Il faut partir à un moment tel qu’on soit capable de déclencher une action d’urgence dont on sait que le relais pourra être pris dans tel ou tel secteur, ou tout du moins qu’elle pourra profiter à une action plus durable. On aura, par exemple, sélectionné avec l’AFD des pistes de travail. On a commencé à le faire, le chemin à parcourir est encore long mais on avance dans cette voie. L’objectif à atteindre, c’est inscrit dans la Nouvelle Stratégie Humanitaire, c’est le nexus urgence-développement. Il y a une culture de travail en commun à bâtir, elle s’exerce déjà parfois ponctuellement mais je pense qu’elle est encore imparfaite. Les outils dont s’est dotés l’AFD ces dernières années sont de bons outils, qui sont encore en rodage si j’ose dire, mais ils ne permettent pas de se substituer à l’urgence (en raison du temps de mise en œuvre des projets) qui restera traitée par les acteurs de l’urgence. Il faut donc une articulation et c’est ce à quoi nous travaillons aujourd’hui avec l’AFD.
Tu évoquais tout à l’heure le Grand Bargain. Où en sont les 10 priorités du Grand Bargain ? Par exemple, je n’entends plus parler du tout du nexus urgence-développement. Comment la France se positionne-t-elle ? In fine, où en est-on du Grand Bargain et quelles sont les étapes à venir ?
Je vais parler très librement. La première chose que j’ai constatée, c’est qu’à Istanbul il y a eu tout ce grand débat qui a débouché sur le Grand Bargain, auquel la France a adhéré en septembre 2017. C’est un ensemble de bonnes idées, mais ces bonnes idées ne vaudront que par la façon dont elles seront mises en œuvre. Nous espérons que cela produira des effets positifs. Comme le constatait un des concepteurs mêmes du projet, il ne faut pas créer une bureaucratie pour lutter contre la bureaucratie. Il y a un risque, qui est permanent et je crois que tout le monde peut le regarder sans naïveté. Il y a toujours un danger à commencer à structurer, à mettre en place des groupes de travail qui rédigent des rapports, qui sont audités, etc.
Ce que je mesure dans l’immédiat en tant que directeur du Centre de Crise et de Soutien – c’est d’ailleurs ce que j’ai dit lors de mon intervention à New York la semaine dernière – c’est que pour moi c’est très utile car il y a des produits qui existent déjà que nous pouvons utiliser. Par exemple, sur la façon de rendre des comptes. J’y vois un levier d’influence interne. Il y a des bonnes idées dont nous pouvons tirer parti.
Après, il y a la prose de Monsieur Jourdain lorsqu’on nous parle de localisation, de travailler avec les partenaires locaux, nationaux etc. Ce que je veux dire c’est qu’on n’a pas attendu le Grand Bargain pour le faire. Je pense qu’il y a une certaine condescendance à laquelle il faut faire attention. Cela a d’ailleurs été souligné par des ONG du Sud qui disaient qu’elles n’avaient pas besoin de capacity building, qu’elles étaient parfaitement capables de se prendre en main, mais qu’elles avaient besoin d’argent, de moyens pour mener à bien leurs projets. Il faut donc se méfier de ces espèces d’appareils dans lesquels on juge. Il y a des défauts auxquels il faut faire attention. Le principal écueil que je remarque dans toute cette machinerie, que j’avais déjà constaté au Sommet Humanitaire Mondial, c’est qu’il n’y a peut-être pas suffisamment de remise en cause par tous les acteurs – notamment les Nations Unies – de leurs propres méthodes. Je pense qu’aujourd’hui il y a un angle mort qui est la réflexion sur l’appareil des Nations Unies, qui est un système – sans porter de jugement négatif – féodal en ce sens que les agences sont en fait assez indépendantes les unes des autres et éprouvent une certaine difficulté à se coordonner entre elles. Il y a des réformes de fond à faire de ce côté-là. Le nouveau Secrétaire Général est en train de s’y atteler, y a mis tout son entrain, et il faut poursuivre sur cette voie.
In fine, on a rejoint le Grand Bargain car on y croit, que c’est un ensemble de bonnes idées et qu’on peut y emprunter des éléments de réponse à inscrire dans notre stratégie nationale humanitaire. On est dans cette vision positive, tout en gardant une démarche pragmatique, en conservant notre capacité de jugement et de critique – il faut se méfier des grandes doctrines et des grosses machines bureaucratiques.
Concernant la réunion en elle-même, peux-tu nous en dire plus ? Est-on vraiment dans une dynamique de groupe qui produit, puisqu’on fait un bilan tous les ans ? Par exemple sur le nexus urgence-développement ? Car on a l’impression que ce n’est plus une priorité. J’ai cru comprendre que finalement il y avait du nexus partout, donc qu’on avait en fait supprimé la priorité en tant que telle, et au printemps dernier il semblait que c’était le domaine qui avait le moins avancé.
C’est-à-dire que les priorités que nous avons choisies – la France – sont celles qui ont le moins avancé au niveau du Grand Bargain. C’est pour cela que j’ai dit que si je devais mesurer le succès du Grand Bargain sur les trois axes principaux qu’on a pris, on est loin du compte. Cependant, on a trouvé d’autres éléments utiles. Moi, j’ai un jugement pratique de la chose. Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Une des solutions qui a été proposée est de rassembler certains points ensemble afin de créer une cohérence entre les différentes priorités et de ne pas les isoler. Effectivement, il y a des éléments sur lesquels on aura moins de prise, donc il faut les rapprocher. La simplification est également un élément clef. On la recherche pour la redevabilité, mais on peut le faire aussi pour la clarté de l’exposé de nos intentions que nous devons poursuivre.
Enfin, la dernière question. Après trois ans comme directeur du Centre de Crise et de Soutien, tu vas prendre de nouvelles fonctions. Quels sont les conseils, les messages et les souhaits que tu pourrais formuler pour ton successeur, pour vos partenaires, pour l’action humanitaire, pour l’action du groupe de concertation humanitaire compte tenu du changement d’échelle qualitatif et quantitatif qu’a connu le Centre ces dernières années.
Il y a beaucoup d’aspects à prendre en compte. Premièrement, qu’on nous donne bien les moyens qui ont été annoncés. Il faut veiller à cela, car dans les débats politiques et budgétaires il y a souvent des difficultés nous le savons. Cependant je n’ai pas de doute là-dessus, car la volonté politique est là donc cela devrait se faire sans entrave. Le deuxième élément fondamental pour moi, si je devais regarder les choses en tant que futur-ex directeur du CDCS, c’est de procéder à ce changement d’échelle. On passe du statut de PME à une entreprise plus grosse, avec des moyens beaucoup plus importants, une redevabilité plus grande donc : des exigences nouvelles vont peser sur nos épaules. Sans prétention, comme tu viens de le dire, le CDCS de 2018 ne ressemble en rien à celui de 2015 par l’ampleur qu’il a prise, parce que – simplement – son utilité sociale est établie. On a besoin du Centre de crise et de soutien, de son expertise. On peut désormais être sollicité sur des missions qui n’entraient pas dans notre périmètre d’action. Aujourd’hui le CDCS est un outil politique, car l’assistance aux victimes c’est politique, parce que l’aide humanitaire c’est aussi politique d’une certaine manière dans l’ambition qu’on a avec la stabilisation. Il faut donc mettre en œuvre cette nouvelle équation.
Cependant, il ne faut pas qu’on perde notre âme. Notre valeur ajoutée ces dernières années ça a été ce degré de confiance entre nous, mais surtout notre souplesse. Je pense que les ONG n’ont pas beaucoup de bailleurs qui étaient aussi faciles que nous. Cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas exigeants, mais nous ne tarabustons pas nos partenaires par un nombre de contrôles excessifs. Or, on voit dans le monde humanitaire en général cette dissociation croissante – qui n’est pas très originale – entre les opérationnels et la structure de contrôle : les financiers, qui veulent tout contrôler, vérifier, parfois sans connaître la finalité même du métier humanitaire. Donc il faut être rigoureux, mais faire attention à ne pas tomber dans cet écueil de trop de reportings, de redevabilité etc.
In fine, il faut avoir les moyens financiers et humains, et ensuite trouver les bonnes règles, le bon portage pour garder notre capacité d’imagination. Je pense que dans tout ce qu’on a fait ces dernières années, l’imagination qu’on a eue pour créer des terrains de travail avec des fondations d’entreprise, c’est aussi dû au fait qu’on était une petite structure et qu’on devait optimiser nos ressources. Il faut garder notre capacité de réaction. L’urgence ce n’est jamais ce qu’on avait imaginé, c’est toujours différent. Il faut s’adapter.
Enfin, troisième et dernier enjeu : on a la chance d’avoir des partenaires français qui ont été des créateurs d’idées dans l’humanitaire, qui ont créé une façon de faire à la française, et il y a un enjeu culturel qu’il faut porter. Certaines ONG françaises n’ont pas voulu grandir de la même manière que des grandes ONG anglo-saxonnes ou nordiques et c’est une valeur ajoutée, un plus. La réactivité des ONG françaises n’est plus à démontrer. Tout le monde sait très bien que quand il y a un terrain de crise, les premières à être présentes sont les ONG françaises. Il faut préserver, dans un univers où on veut toujours faire plus gros parce que ça coûte moins cher de faire des gros projets avec des gros partenaires, cette capacité de réaction qui est fondamentale dans l’urgence. Toujours se remettre en cause, le RETEX permanent. Ce qui vaut pour nous vaut pour vous.
Dans une interview récente, tu déclarais que grosso modo en France la part de l’APD dédiée à l’humanitaire est d’environ 2% actuellement. Cela pourrait passer à 6% en 2022 si les engagements qui ont été pris sont bien respectés. Cependant, la moyenne des pays de l’OCDE c’est 12%. Donc cela veut dire qu’il faut qu’on poursuive l’action. Le problème ce n’est pas d’être dans la moyenne des pays de l’OCDE, mais c’est se dire que nous devrons reconsidérer la structure de l’APD compte-tenu du monde dans lequel on vit aujourd’hui, dans lequel on vivra demain, par rapport à celui du passé. En effet, la structuration de l’APD est plutôt organisée au vu de ce qui existait auparavant, qui ne correspond plus au monde d’aujourd’hui. Il faut augmenter les moyens de prévention, de l’urgence et de sortie de crise.
Bien sûr, c’est exactement cela. Je pense qu’il faut toujours regarder les choses de manière lucide – je ne dirais pas raisonnable car il ne faut pas être raisonnable sinon on n’a rien. Cela veut dire qu’il faut envisager ce qu’on peut faire, là où on peut être efficace. Je crois que dans les mois écoulés, ce qu’on a fait c’était de considérer ce qui était des priorités. La priorité ce n’était pas d’obtenir un quintuplement de l’aide humanitaire, c’était d’organiser le CDCS avec ses nouvelles dimensions, l’anticipation et la stabilisation, qui était marginale puisqu’on était à 2.5 millions au départ pour la sortie de crise, puis 7 millions et aujourd’hui on est à 15. Le CICID a déterminé une trajectoire et maintenant il faut la vérifier. Il est évident que la trajectoire ne s’arrête pas avec la fin du quinquennat. Avec 0.55% du PIB consacré à l’aide humanitaire, on sera toujours en déficit par rapport à l’objectif de 0.7% auquel on a souscrit dans le cadre des Nations Unies depuis 40 ans. On n’est pas à la fin de nos efforts. On ne va pas se contenter de dire que c’est bien, qu’on est arrivé à 6%. Là, on est dans la restauration de notre crédibilité, d’avoir une capacité d’action réelle, visible, à la hauteur de notre rôle – puisqu’on est très présent sur la scène internationale du fait de nos interventions dans différents domaines (il n’y a pas que l’humanitaire). Il faut poursuivre après. Il faut toujours qu’on garde ce rapport critique avec la société civile, les ONG. Il ne faut pas que l’on se repose sur nos lauriers, ni vous. Je me souviens de réunions dans lesquelles nous plaidions – donc les ONG et le CDCS – auprès d’un de nos ministres en disant qu’on n’avait pas assez de moyens. Ce n’est pas parce que c’est mieux que c’est bien. Cependant, il faut déjà consolider ce qu’on a. Je pense que mon successeur aura déjà pas mal de pain sur la planche.
On laissera un CDCS en bon état de marche, avec des perspectives d’évolution. On a la chance d’avoir le soutien de nos autorités politiques, ce qui est fondamental. On l’a vu lors de l’annonce d’une aide humanitaire d’urgence exceptionnelle pour la Syrie, lorsque le ministre Jean-Yves Le Drian s’est mobilisé pour qu’on puisse répondre à la situation à Mossoul et à Raqqa après leur libération. On a un engagement politique fort. Le CICID c’est la traduction de cet engagement politique. Il y a un bon alignement des étoiles, mais il faut rester vigilant.
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