La folie de laisser Rakka aux mains de Daech

Du fait d’un accord par défaut entre Washington et Moscou, Rakka, la ville syrienne où ont été planifiés les attentats en France du 13 novembre 2015, reste toujours sous le contrôle de Daech.

Un article signé Jean-Pierre Filiu, professeur des universités en histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences Po (Paris) à retrouver sur son blog du journal Le Monde

C’est à Rakka, en avril 2013, qu’a été proclamé « l’Etat islamique en Irak et au Levant », connu sous son acronyme arabe de Daech. C’est depuis Rakka qu’ont été planifiés et dirigés toute une série d’attentats sur le continent européen, notamment les massacres du 13 novembre 2015 à Paris et à Saint-Denis.

LA TERRIBLE SOLITUDE DE LA FRANCE

Ce carnage, équivalent européen du 11-Septembre pour les Etats-Unis, aurait appelé en réaction une offensive déterminée et rapide contre Rakka. Les attentats de New York et de Washington, en septembre 2001, avaient ainsi été suivis d’une mobilisation internationale sans précédent, aux côtés des Etats-Unis et sur la base d’une résolution unanime et contraignante du Conseil de sécurité de l’ONU.

Cette mobilisation avait conduit en quelques semaines à la chute de Kandahar, l’équivalent afghan, pour Al-Qaida à l’époque, de Rakka aujourd’hui pour Daech. La prise de Kandahar par l’Alliance du Nord afghane, opposée aux Talibans, avait permis, au-delà de l’élimination d’une partie de la direction jihadiste, la saisie de bases de données essentielles pour la prévention d’attentats dans le monde entier.

Rien de cela ne s’est déroulé pour Rakka. La diplomatie française a bel et bien obtenu, quelques jours après le 13-Novembre, une résolution unanime du Conseil de sécurité de l’ONU. Cette résolution n’a cependant pas été suivie d’effet, car aucune coalition digne de ce nom n’a émergé contre Daech : pour la Russie, le soutien direct au régime Assad primait toute autre considération ; Obama continuait de nier la réalité de la menace jihadiste ; l’Iran était obsédé par l’Arabie saoudite, et réciproquement ; la même chose pouvait être dite pour la Turquie et la guérilla kurde du PKK.

La France, frappée si cruellement, demeurait bien isolée dans sa priorité accordée à la lutte contre Daech. C’est ce que j’ai décrit sur ce même blog et sous le titre « La terrible solitude de la France face à Daech ». Les Etats-membres de l’Union européenne restaient majoritairement convaincus que le terrorisme de type jihadiste était avant tout un problème français, et ce même après les attentats de Bruxelles en mars 2016 et les nombreuses attaques déjouées, entre autres en Allemagne. Mais le plus grave était l’abandon de la France par l’allié américain, il est vrai cohérent avec le déni de la menace de Daech par Obama et son administration.

On connaît le prix sanglant payé par la France à sa « terrible solitude », notamment à Nice, à Magnanville ou à Saint-Etienne du Rouvray. On sait que Rachid Kassim et Oussama Atar n’ont pas cessé depuis Rakka d’inspirer et de manipuler des terroristes sur le sol français. Il est plus que probable que Kassim et Atar ne soient eux-mêmes que la face avouée de la direction des opérations extérieures de Daech, déterminée à frapper encore et encore l’Europe en général, et la France en particulier.

ALEP A LA RUSSIE, MOSSOUL A L’AMERIQUE

Malgré cette menace pendante, aucun mouvement décisif n’a été opéré depuis plus d’un an en direction du fief jihadiste de Rakka. Les Etats-Unis ont accordé une priorité absolue à la reconquête de Mossoul, qui entre dans son deuxième mois, sans percée stratégique de la part des assaillants. La Russie s’acharne depuis longtemps sur les quartiers orientaux d’Alep, pourtant tenus par les mêmes groupes révolutionnaires qui en ont expulsé Daech depuis janvier 2014. Cette répartition des rôles et des théâtres d’opération, instituée de fait par Obama, risque d’être encore plus officielle et rigide après l’installation de Donald Trump à la Maison blanche.

Cet angle mort de la relation américano-russe laisse intact et conforte même l’état-major terroriste qui sévit depuis Rakka. L’offensive kurde annoncée vers cette ville au début de ce mois est restée au stade déclamatoire, tant elle a suscité d’inquiétudes au sein de la population de Rakka, dans son écrasante majorité arabe et sunnite : les militants anti-Daech qui, avec un courage exemplaire, restent actifs dans la clandestinité à Rakka estiment qu’au moins 20% des civils fuiraient la ville en cas d’avancée kurde, du fait du « nettoyage ethnique » déjà mené par ces mêmes milices kurdes dans d’autres zones arabes.

Ces militants citoyens de Rakka privilégient le scénario d’une poussée vers le Sud-Est des groupes révolutionnaires soutenus par la Turquie sous le nom de « Bouclier de l’Euphrate ». De tels groupes ont déjà pu s’emparer de territoires de haute valeur stratégique et symbolique (notamment la ville de Dabiq). Rien n’indique pourtant, bien au contraire, que la Russie ou les Etats-Unis permettraient une telle offensive. L’état-major terroriste à Rakka peut donc continuer de planifier de nouveaux attentats sans craindre d’être délogé de si tôt hors du berceau de Daech.

Soyons clairs : la chute de Rakka ne règlera pas à elle seule le problème jihadiste en France. Mais tant que Rakka demeure aux mains de Daech, une menace grave pèse sur notre pays. Il est tant d’en tirer enfin toutes les conséquences et de sortir de notre « terrible solitude ». Avant une nouvelle tragédie


Sur le même sujet

«La politisation de l’humanitaire, c’est le pire qui pouvait arriver»

16/12/2016. Le directeur du CICR, Yves Daccord, estime que ce n’est pas au Conseil de sécurité d’organiser la logistique de l’aide d’urgence.

Non, les ONG françaises ne représentent pas l’Etat français

19/08/2020. Dans une lettre ouverte au Premier ministre, des responsables d’ONG rappellent que leur mission n’est pas politique et revendiquent leurs principes de neutralité, d’impartialité et d’indépendance.

Covid-19: l’incertain redémarrage de la diplomatie française

09/07/2020. La pandémie continue de perturber les grands rendez-vous internationaux entre chefs d’Etat et l’agenda du président Macron