Le casse-tête du déficit de financement du secteur humanitaire
09/12/2016. Article paru sur le site de l’IRIN
Les Nations Unies viennent d’annoncer qu’il faudrait 22,2 milliards de dollars pour répondre aux besoins des quelques 92,8 millions de personnes affectées par les conflits et les catastrophes naturelles en 2017.
Il s’agit du plus important appel humanitaire jamais lancé. Or, si l’on se fie aux tendances de financement actuelles, les organisations d’aide humanitaire pourront se compter chanceuses si elles réussissent à obtenir la moitié de la somme demandée.
Alors que le déficit de financement ne cesse de se creuser, certains experts de l’aide croient qu’il est temps d’établir des priorités et de concentrer les efforts humanitaires sur les actions les plus urgentes permettant de sauver des vies en s’assurant notamment que celles-ci sont financées à 100 pour cent.
« Les appels d’aujourd’hui sont beaucoup plus ambitieux et sophistiqués. Ils ont des objectifs très divers allant de la résolution des causes profondes [des crises] au développement de la résilience », a dit Mukesh Kapila, professeur en santé publique et affaires humanitaires à l’Université de Manchester. « Ces appels sont tous hautement souhaitables, mais on peut se demander si ce sont réellement des appels ‘humanitaires’ dans le sens traditionnel du terme. »
« Je pense que le secteur humanitaire doit se concentrer de nouveau sur les interventions fondamentales visant à sauver des vies », a-t-il dit à IRIN. « Les programmes de subventions pour l’achat de nourriture et de réduction de la vulnérabilité, bien qu’extrêmement louables, exigent énormément d’efforts, alors que, par définition, l’approche humanitaire dispose de moyens très limités. »
Dans un article rédigé récemment pour IRIN, Antonio Donini, analyste auprès du Centre international Feinstein de l’Université Tufts, suggère également que la meilleure réponse à la crise du multilatéralisme – qui se manifeste notamment par l’élection de Donald Trump et l’abandon des principes humanitaires, tant en Syrie qu’au Soudan du Sud – pourrait être « une entreprise humanitaire davantage axée sur un ‘retour à l’essentiel’ ».
Pas si simple
Les appels humanitaires lancés par les Nations Unies ne représentent pas les besoins de toutes les personnes affectées par les crises dans le monde (ils excluent en effet les appels d’urgence et les flux d’aide qui ne passent pas par le système des Nations Unies). Ils suggèrent toutefois que le besoin d’une aide internationale d’urgence est supérieur à la volonté des gouvernements donateurs d’augmenter leurs contributions. En 2016, par exemple, les bailleurs de fonds ont versé 11,4 milliards de dollars pour répondre aux appels coordonnés par les Nations Unies. Il s’agit d’un montant record, mais qui représente à peine la moitié des 20,1 milliards demandés. Il y a dix ans, l’appel annuel, d’un montant de 5 milliards de dollars, était presque financé à hauteur de 70 pour cent.
Le déficit de financement
Les Nations Unies ont de plus en plus de difficulté à trouver les fonds pour leurs appels humanitaires
La superstructure humanitaire qui s’est développée au cours des 25 dernières années est déjà soumise à des pressions pour se réformer, pour devenir plus comptable de ses actes et plus transparente et pour installer ses centres financiers et de pouvoir dans les pays du sud, et pas seulement dans les capitales occidentales.
Lors d’un discours prononcé la semaine dernière à Genève à l’occasion du lancement de l’appel, le chef de l’humanitaire des Nations Unies Stephen O’Brien a dit que le déficit de financement croissant n’était pas dû à la lassitude des bailleurs de fonds ou à l’échec du secteur de l’aide. « C’est la demande qui ne cesse d’augmenter, principalement à cause des conflits prolongés non résolus », a-t-il dit.
Il en coûterait en effet 10,5 milliards de dollars, soit près de la moitié du montant total de l’appel, pour répondre à seulement trois des conflits prolongés couverts par celui-ci : la Syrie, le Yémen et l’Irak.
Dans le secteur humanitaire, nombreux sont ceux qui croient que l’approche prônant un « retour à l’essentiel » ne tient pas compte de la réalité des crises plus complexes et interminables qui exigent des interventions plus compliquées. Ils estiment ainsi qu’il n’est pas suffisant de simplement garder les gens en vie, en particulier si l’un des objectifs est de réduire la probabilité de futures crises qui créeraient davantage de besoins.
« Dans un monde idéal, les humanitaires mettraient l’accent sur le travail humanitaire au sens strict du terme, tandis que d’autres acteurs s’assureraient que les populations [des régions affectées] ont accès aux infrastructures et aux moyens de subsistance leur permettant de vivre dignement. Or, dans la réalité, ça ne se passe pas comme ça. Très souvent, ce n’est tout simplement pas possible », a dit Kate Halff, secrétaire exécutive du Comité directeur pour les interventions humanitaires (CDIH), un organisme de coordination qui regroupe neuf grandes organisations non gouvernementales (ONG) et qui travaille en partenariat avec les Nations Unies.
« Ce qu’il faut, c’est développer des partenariats plus larges permettant une action à plus long terme », a-t-elle dit, ajoutant que les débats visant à déterminer si les organisations de développement devraient prendre le relais ne sont pas pertinents. « L’important n’est pas de savoir qui s’en occupe : il faut simplement s’assurer que c’est fait d’une façon durable. »
Mme Halff a fait remarquer que certains acteurs du développement comme la Banque mondiale commençaient déjà à travailler en partenariat avec le secteur des interventions d’urgence afin de développer des stratégies pour répondre aux crises prolongées.
L’un des principaux résultats du premier Sommet humanitaire mondial qui a eu lieu à Istanbul plus tôt cette année est l’engagement en faveur du renforcement de la collaboration entre les acteurs de l’humanitaire et du développement. L’objectif est de diminuer les besoins à long terme, par exemple en mettant davantage l’accent sur les mesures d’atténuation et de préparation aux catastrophes ainsi que sur la construction de la paix pour éviter les conflits.
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Jemilah Mahmood, qui a dirigé les préparatifs du Sommet et qui occupe le poste de sous-secrétaire générale chargée des partenariats à la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR), a dit à IRIN que les besoins devaient être réduits, sans quoi ils deviendront un « un puits sans fond ». Elle a cependant reconnu que le secteur humanitaire était dans une situation difficile.
« Nous avons besoin des interventions qui permettent de sauver des vies, mais nous avons aussi besoin des initiatives de construction de la paix à plus long terme », a-t-elle dit.
Des frontières mouvantes
Cette tendance à dépasser les paramètres traditionnels du travail humanitaire inquiète de nombreux « puristes ». Ils soutiennent que l’implication dans la construction de la paix, la stabilisation et le relèvement met en péril le respect des principes fondamentaux de neutralité, d’impartialité et d’indépendance et qu’elle pourrait donner lieu à une instrumentalisation ou à une politisation de l’aide, compromettant du même coup la confiance envers les organisations d’aide humanitaire.
Les cycles de financement de 12 mois qui sont actuellement la norme représentent une autre difficulté : les programmes à long terme doivent pouvoir compter sur un financement pluriannuel prévisible. Plusieurs pays couverts par l’appel humanitaire de 2017 – y compris le Tchad, le Cameroun et la Somalie – espèrent obtenir des fonds pour des plans de réponse humanitaire pluriannuels.
« Les fonds disponibles sont limités », a dit Annett Gunther, directrice générale adjointe pour l’assistance humanitaire au ministère allemand des Affaires étrangères. « Nous devons abandonner le financement ad hoc au profit d’un financement plus judicieux des programmes à plus long terme. »
Les Nations Unies exhortent les donateurs à réduire l’affectation de fonds pour des projets et des pays spécifiques et à privilégier le versement de contributions à des fonds communs comme le Fonds central pour les interventions d’urgence des Nations Unies (CERF). L’argent versé dans ces fonds peut être récupéré et redistribué rapidement en fonction des besoins.
L’accroissement des fonds non affectés pourrait permettre de résoudre ce que M. Kapila appelle la « loterie » de l’aide, c’est-à-dire le fait que les plans de réponse de certains pays sont financés à hauteur de 80 pour cent tandis que d’autres ne dépassent pas la barre des 20 pour cent.
D’après Mme Gunther, les contributions de l’Allemagne aux fonds communs sont en hausse et cela encourage d’autres donateurs à faire de même.
« Depuis un certain temps, l’Allemagne réclame un changement de paradigme en faveur d’un financement humanitaire plus prévoyant, notamment en mettant l’accent sur les mesures de préparation aux catastrophes », a-t-elle dit à IRIN.
Pour remédier au déficit de financement, il faudra également chercher des fonds ailleurs qu’auprès des donateurs traditionnels en s’adressant par exemple au secteur privé, aux organisations philanthropiques et aux économies émergentes comme la Chine et les pays du Golfe.
« Nous devons de plus en plus souvent nous adresser à divers acteurs pour trouver des fonds », a dit Mme Mahmood. Elle a ajouté que les bailleurs de fonds traditionnels se montraient souvent réticents à financer des actions apparemment moins urgentes comme les programmes d’éducation gérés par la Croix-Rouge visant à promouvoir la construction de la paix dans plusieurs pays.
S’il est vrai que les appels humanitaires ont augmenté au cours des dernières années, Mme Halff a cependant fait remarquer que la somme demandée – 22 milliards de dollars – est « inférieure au revenu annuel de l’industrie du chewing-gum ».
Selon elle, la responsabilité de combler le déficit de financement incombe tout autant aux politiques qu’aux humanitaires. Elle estime également que les efforts d’urgence déployés par ces derniers ne sont que des solutions temporaires à des crises qui ne cessent de s’aggraver.
« Je pense vraiment qu’en tant qu’humanitaires, nous devons lutter un peu contre le discours qui prétend que nous demandons beaucoup d’argent et que nous ne faisons pas grand-chose. Le problème fondamental est d’ordre politique. Jusqu’à ce qu’il soit résolu, nous sommes condamnés à tenter de combler une lacune qu’il est impossible de combler. Nous devons absolument remédier à la situation actuelle. La responsabilité nous incombe à tous, et pas seulement au secteur humanitaire. »
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