Syrie : en finir avec une guerre sans fin
Article paru sur le site de l’institut Montaigne en juin 2017 par Michel Duclos
En mars 2011, des incidents éclatent dans la petite ville syrienne de Deraa, non loin de la frontière avec la Jordanie. C’est le point de départ de vastes manifestations dans plusieurs villes de Syrie. Dans ce pays, comme ailleurs au Proche-Orient, un sourd mécontentement couvait alors, du fait de la paupérisation de certaines couches de la population, d’une jeunesse nombreuse et sans emploi, bien que souvent éduquée, et de décennies d’oppression. La terrible répression choisie aussitôt par le régime de Bachar al-Assad, ainsi que le contexte du Printemps arabe, allaient conduire à une révolte d’abord pacifique, puis à une révolution et enfin à une guerre civile à connotations confessionnelles.
A la guerre civile que connaît le pays depuis 2011 se sont greffés :
- un affrontement entre les principales puissances régionales – comme la Turquie, l’Iran ou les pays du Golfe – intervenant chacune à des degrés divers sur le théâtre des opérations ;
- une opposition entre l’Occident et la Russie depuis l’intervention des forces armées russes ;
- l’émergence d’une importante menace djihadiste.
Situation au 7 juin 2017 (avec l’aimable autorisation de Institute for the Study of War)
Depuis plus de six ans, 400 000 Syriens ont trouvé la mort, plus de 6 millions se sont déplacés dans leur propre pays et plus de cinq millions ont dû fuir à l’étranger.
Pour Michel Duclos, ancien ambassadeur de France en Syrie et auteur de cette note, il existe peut être une “fenêtre d’opportunité” pour mettre fin à cette guerre. Et ce pour quatre raisons principales, qu’il convient de soigneusement peser :
- la Russie, même si elle peut être tentée par une formule de “conflit gelé” qu’elle applique en général dans son environnement proche, devrait avoir la préoccupation d’éviter un enlisement pour conforter les gains importants dans la région qui lui ont valu son engagement en Syrie ;
- depuis les frappes américaines du 6 avril dernier, il existe une possibilité d’un réengagement américain. On ignore quelle sera la constance du président Donald Trump, mais son administration ne restera pas indifférente à la percée actuelle de l’Iran aux côtés de Bachar al-Assad ;
- les lignes bougent sur le damier régional. La nouvelle disposition américaine à recourir à la force peut présenter une opportunité si elle conduit à un rééquilibrage maîtrisé entre les puissances sunnites et l’Iran.
- enfin, si la priorité accordée par les Etats-Unis et leurs alliés au combat contre l’EI au cours des deux dernières années avait détourné l’attention de la question syrienne dans son ensemble, la perspective d’une “fin de partie” s’agissant de l’EI devrait relancer les négociations diplomatiques pour un règlement politique de la crise syrienne.
Il faut néanmoins rester lucide et prendre garde aux excès d’optimisme, tant les défis à relever restent lourds.
Cinq grandes phases pour mieux comprendre le conflit syrien
2011 à 2013 : montée en puissance de la rébellion et affaiblissement du régime
En 2012, le régime de Bachar al-Assad perd le contrôle d’une grande partie du territoire syrien. Les désertions se multiplient au sein de l’Etat et de l’armée. A cette époque, les islamistes et les djihadistes sont minoritaires au sein de la rébellion, ce qui permet à l’Armée syrienne libre (ASL) de créer un système de gouvernance parallèle.
2013 : confessionnalisation du conflit
Le Hezbollah libanais – groupe armé chiite présent dans le Sud du Liban – intervient dans le conflit pour défendre le régime d’Assad qui dispose également du soutien iranien, principale puissance chiite de la région. Cette intervention accentue l’opposition entre les acteurs sunnites (une partie de la rébellion et les forces djihadiste) et pro-iraniens.
En août 2013, Barack Obama décide de ne pas intervenir après l’attaque chimique perpétrée par le régime d’Assad dans la région de la Ghouta. Cela a pour conséquence d’affaiblir les forces pro-occidentales au sein de la rébellion et de renforcer le discours djihadiste sunnite. De nombreux rebelles rejoignent les groupes djihadistes.
Le Front al-Nosra prête allégeance à al-Qaïda tandis qu’apparaît l’Etat Islamique en Irak et au Levant.
Début 2014 à septembre 2015 : territorialisation de l’Etat islamique (EI) et sanctuarisation de la rébellion
L’EI s’empare de la province de Raqqa en janvier 2014 et de celle de Deir ez-Zor en juillet, permettant une continuité territoriale avec les zones déjà contrôlées en Irak et depuis lesquelles il a déclaré son califat.
La rébellion nationaliste retrouve une certaine cohérence. Dans le Sud du pays, les brigades de l’Armée syrienne libre (ASL) s’unissent, se professionnalisent et gagnent en efficacité.
De septembre 2015 au début de l’année 2017 : intervention russe et reprise en main par le régime de Bachar al-Assad de l’Ouest de la Syrie
La Russie bombarde massivement les structures civiles et militaires de la rébellion, notamment celles de l’ASL. Le régime redouble également d’efforts contre la rébellion.
En décembre 2016, le régime d’Assad parvient à reconquérir Alep, principale ville passée sous le contrôle de la rébellion.
6 avril 2017
Les Etats-Unis du nouveau président Donald Trump bombardent une structure militaire du régime, en réponse à une attaque à l’arme chimique perpétrée par celui-ci quelques jours auparavant à Khan Cheikhoun. En juin, la coalition chapeauté par les Etats-Unis abat un avion du régime syrien.
Quelles sont les principales leçons à tirer du conflit syrien ?
- Le régime de Bachar al-Assad est dans une large mesure parvenu à imposer une lecture unique du conflit : un gouvernement légitime fait face à une insurrection islamiste radicale soutenue de l’étranger. Cette explication binaire – est de moins en moins pertinente puisque le régime dépend toujours davantage des milices syriennes ou étrangères et bénéficie de la fragmentation de la rébellion nationaliste.
- L’orientation confessionnelle du conflit résulte moins de la démographie diverse de la Syrie (72 % d’arabes sunnites, 10 % d’alaouites, le reste constitué d’autres communautés) que de l’impact des interventions extérieures : l’engagement du Hezbollah et de l’Iran a entraîné, à partir du début de l’année 2013, un afflux de financements venant du Golfe en direction des groupes rebelles islamistes. Au même moment, l’Etat Islamique et le Front al-Nosra (branche syrienne d’al-Qaïda) se sont imposés sur le terrain.
- La réticence occidentale, et principalement américaine, à recourir à la force a aggravé ce phénomène de confessionnalisation. En effet, la relative inaction des Etats-Unis a eu pour conséquence de conforter le régime dans sa stratégie de destruction de la rébellion, ce qui a eu pour effet de renforcer les mouvements islamistes. Le manque de soutien de l’Occident a également incité certains membres de la rébellion à rejoindre les mouvements islamistes.
- L’intervention russe a ensuite totalement épousé la stratégie du régime, en frappant de manière prioritaire les positions de la rébellion et en négligeant la lutte contre l’EI.
- Enfin, sur le plan diplomatique, le régime a été encouragé dans son intransigeance par le soutien constant de la Russie. A l’inverse, les positions occidentales en faveur de l’opposition se sont érodées au fil des années.
Fin de parties ou guerres sans fin ? Les scénarios possibles de sortie de crise
Qui sont les principaux acteurs du conflit ?
L’avenir de Bachar al-Assad à la tête du régime : une question centrale
Le régime de Bachar al-Assad a eu recours à de nombreuses reprises à l’usage de la force (attentats, assassinats). Par ailleurs, il s’est appuyé sur une tactique consistant à favoriser la prise de contrôle de la rébellion par le terrorisme islamique. Au cours du conflit, il a bénéficié du soutien militaire effectif de ses principaux alliés que sont le Hezbollah libanais, l’Iran et ses milices et la Russie.
Dans ces conditions, aucune stabilisation réelle ne peut intervenir sans une éviction de Bachar al-Assad et de ses principaux associés. Cela est d’autant plus vrai qu’il est probable que le régime estime actuellement avoir besoin d’une poursuite de la guerre pour se maintenir. Cependant, les raisons même qui rendent l’éviction de Bachar al-Assad indispensable en font une opération très difficile. Si ce départ n’est pas provoqué par de fortes pressions extérieures, il ne peut s’inscrire que dans une transition négociée, pratiquement antinomique avec la nature sécuritaire et mafieuse du régime.
La chute d’Alep (décembre 2016) : le scénario d’une “paix russe”
La chute d’Alep, l’affaiblissement de la rébellion nationaliste, et le retournement stratégique turc (dont la priorité est actuellement l’endiguement des forces kurdes et non l’engagement d’un processus de transition politique à Damas) ont permis à la Russie d’avancer une proposition de cessez-le-feu sous parrainage russo-turco-iranien. Un tel scénario de règlement politique préservant de facto le régime d’Assad a paru près d’aboutir au début de l’année 2017. Une « paix russe » aurait pu être l’issue la plus probable du conflit.
Ce projet s’est toutefois heurté à des résistances du régime, désireux de reprendre le contrôle de l’ensemble du territoire, et de l’Iran, pour qui Bachar al-Assad est une carte déterminante.
Les frappes américaines du 6 avril 2017, une possible opportunité de mettre fin à une guerre sans fin ?
La campagne du candidat Donald Trump et ses premières déclarations de président ont pu laisser penser que les Etats-Unis pourraient accepter un maintien au pouvoir de Bachar al-Assad. Les frappes du 6 avril mettent à présent en question ces hypothèses. Elles permettent la réouverture d’un dialogue russo-américain, voire la possibilité d’un scénario de « pilotage russo-américain » du conflit.
L’engagement massif de l’Iran en Syrie demeure un obstacle majeur à une « paix russe » ou à une « solution russo-américaine ». Les Américains et leurs alliés régionaux de la coalition anti-EI que sont entre autres l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis, le Qatar ou encore la Turquie, ne peuvent consentir à un compromis que si les milices chiites patronnées par Téhéran se retirent. Le maintien de ces milices serait en effet considéré par ces pays comme une victoire trop importante de leur adversaire iranien. Or, la présence russe dans le pays comme le maintien d’Assad sont liés pour l’instant à l’action des milices chiites pilotées par l’Iran, dont dépend la survie du régime.
S’agissant du combat contre l’EI, la libération de Raqqa n’a guère de sens si la ville, puis le contrôle du reste de la vallée de l’Euphrate reviennent ensuite au régime d’Assad. Dans un tel scénario, l’intervention américaine pour libérer cette région de l’EI ne bénéficierait finalement qu’au puissant voisin iranien.
Dans ces conditions, le risque est très élevé d’un scénario de division du pays et de la poursuite d’une guerre sans fin.
Ce danger est aggravé par :
- la dérive du régime et sa stratégie militaire et sécuritaire jusqu’au-boutiste ;
- le fait qu’une défaite de l’EI ne règlerait pas le problème du terrorisme islamique dans le pays, du fait notamment de
- la concentration du Front al-Nosra dans la province d’Idlib ;
- les changements démographiques en cours au profit des minorités chiites dans certaines zones, ce qui pourrait avoir un impact sur l’équilibre confessionnel du pays et créer des rancoeurs tenaces.
Même si le conflit se poursuit à un niveau de violence moindre qu’actuellement, la persistance de l’instabilité aggravera la crise migratoire actuelle et assurera le maintien d’un terreau favorable au terrorisme.
Quels objectifs viser ?
Trois objectifs principaux peuvent être ici posés :
- les Occidentaux et leurs alliés (le noyau dur des pays membres de la coalition anti EI – Etats-Unis, Turquie, Arabie-Saoudite, France, Royaume-Uni – pourrait jouer un rôle moteur) doivent tenir les deux bouts de la chaîne, c’est à dire assumer la nécessité de l’application de la force tout en inscrivant leur agenda militaire dans une stratégie politique ;
- le dialogue russo-américain est un paramètre indispensable pour toute sortie de crise mais il a besoin d’être complété par d’autres canaux, impliquant notamment les puissances régionales et l’Europe ;
- les objectifs à atteindre par les Occidentaux et leurs alliés sont de deux ordres : aller au bout du combat contre l’EI et le Front al-Nosra et contraindre le régime Assad à entrer enfin dans une logique de transition.
Quelles sont nos propositions pour tenter de les atteindre ?
I. Pour l’Europe : rechercher les voies d’un vrai processus de stabilisation
Les leçons des six dernières années doivent pousser les Occidentaux à assumer le recours à la force en inscrivant celle-ci dans une stratégie politique.
Nous proposons six lignes d’action pour trouver une solution à ce conflit :
- mener à bien l’offensive contre Raqqa puis la prise de contrôle de l’ensemble de la vallée de l’Euphrate ;
- constituer une force de stabilisation issue de la rébellion arabe sunnite ;
- insister dans les négociations sur l’absolue nécessité de l’instauration d’un cessez-le-feu ;
- crédibiliser la capacité de la coalition anti-EI à protéger les populations civiles ;
- intensifier le dialogue stratégique avec la Russie ;
- repenser le mécanisme de transition en orientant celui-ci vers un processus par phases, associant la société civile syrienne et impliquant les acteurs régionaux.
Dans la continuité de cette stratégie l’Europe devrait :
- accroître l’aide aux réfugiés ;
- soutenir la reconstruction dans les zones libérées de l’EI ;
- favoriser une évolution de la politique régionale de l’Iran afin de trouver des solutions régionales permettant de
- soustraire la Syrie du futur à la confrontation entre chiites et sunnites (Iran/Arabie saoudite).
II. Quel rôle pour la France ?
Au cours des six dernières années, la France ne s’est pas trompée de diagnostic et a eu raison d’exiger un départ de Bachar el-Assad. Toutefois elle n’a pas su trouver les leviers lui permettant d’avoir un impact. Le contexte actuel lui permet de peser davantage si elle révise à la hausse ses moyens de renseignement et ses capacités d’action.
Le président de la République pourrait se trouver confronté à trois choix principaux :
- un choix sur le degré de priorité à accorder à la question syrienne : on suggérera ici que ce conflit garde une importance absolument majeure, en raison de ses conséquences sur les intérêts de sécurité intérieure des pays européens (terrorisme, réfugiés), mais aussi en raison de sa portée géopolitique ;
- un choix sur les moyens : si l’on veut peser sur les arrangements de sécurité (modalités pour un ou des cessez-le-feu par exemple) ou sur les modes de gouvernance post-EI, sans doute faut-il accroître notre capacité d’expertise sur le terrain (renseignement, moyens techniques, contacts avec la société civile, forces spéciales, drones etc.) Sur les aspects militaires, un renforcement éventuel doit s’inscrire dans le cadre d’une réévaluation d’ensemble de nos engagements extérieurs ;
- un choix sur la stratégie : le président de la République et le gouvernement pourraient se fixer quatre objectifs majeurs :
- aider diplomatiquement l’administration américaine à arrêter une stratégie ambitieuse et réaliste ;
inciter Moscou, dans le nouveau contexte d’un réengagement américain, à pousser le régime d’Assad à entrer dans le jeu de la négociation en vue de la transition; - de contribuer à une plus grande unité de vues et d’action entre Européens (notamment entre Français et Allemands) en s’emparant plus activement de ce dossier dans les instances européennes ;
- de tirer parti de sa capacité de médiation entre les acteurs régionaux.
- aider diplomatiquement l’administration américaine à arrêter une stratégie ambitieuse et réaliste ;
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