« Nous constatons une fermeture progressive de l’espace de travail humanitaire et la pandémie de Covid n’a pas aidé »
Article paru sur le site de la RTS le 29/09/2020 par Luisa Ballin
Citoyenne suisse, née de mère française et de père palestinien, Caroline Abu Sa’Da est la fondatrice et directrice de l’antenne suisse de SOS Méditerranée depuis 2017, après avoir été cheffe de mission en Syrie et en Irak et directrice de l’Unité de Recherches pour Médecins sans frontières (MSF). Entretien avec une passionnée de l’action humanitaire.
Quand avez-vous rejoint SOS Méditerranée ?
En 2016, j’ai co-écrit Non-assistance, un documentaire sur la migration en Méditerranée, avec le réalisateur Frédéric Choffat. Suite à cela, SOS Méditerranée (une ONG créée par Klaus Vogel, capitaine de marine marchande, et Sophie Beau, coordinatrice de projets sociaux et humanitaires), m’a proposé de créer une antenne suisse. Nous sommes une équipe de quatre personnes, basées à Genève, et nous avons en plus une coordinatrice pour la Suisse alémanique à Berne. SOS Méditerranée est une ONG européenne, travaillant en réseau, qui compte une cinquantaine de personnes, avec des branches en Allemagne, en France, en Italie et en Suisse. Notre département des opérations est basé à Marseille.
Comment les sauvetages en mer ont-ils commencé ?
Les opérations de sauvetage en mer ont commencé avec l’Aquarius, le bateau avec lequel nous avons mené des opérations de février 2016 à décembre 2018. Nous avons cessé l’affrètement de l’Aquarius en décembre 2018, parce que Gibraltar et Panama nous avaient retiré leur pavillon. Une pétition a circulé pour que la Suisse accorde son pavillon à l’Aquarius, avec plus de 35’000 signatures et quatre lettres ouvertes de personnalités. Le monde de la culture s’était engagé à nos côtés, mais le Conseil fédéral a décidé de ne pas attribuer le pavillon suisse à l’Aquarius, avec l’argument que tant qu’il n’y a pas de système européen d’accueil mis en place, il préfère ne pas entrer en matière.
Comment avez-vous trouvé un nouveau bateau ?
Nous avons trouvé un nouveau bateau en Norvège, l’Ocean Viking. Nous avons mis quelques mois à l’adapter à notre mission, en aménageant le pont avant, avec une clinique, un espace pour les femmes et les enfants et un espace pour les hommes. Avec l’Ocean Viking, nous menons des opérations depuis juillet 2019. Je souhaiterais aller faire une rotation sur le bateau afin de voir les opérations de près, car le contact direct avec les gens me manque. C’est ce que je préférais à Médecins sans frontières.
Combien de temps avez-vous travaillé pour MSF ?
Dix ans. J’étais directrice de l’unité de recherche à MSF et j’ai travaillé principalement sur des urgences : comme cheffe de mission au Kenya dans le plus grand camp de réfugiés du monde, Dadaab, qui accueillait un peu plus de 500’000 personnes, puis en Syrie et en Irak, plusieurs fois, notamment lorsque la bataille de Mossoul faisait rage.
S’agissant de l’Ocean Viking de SOS Méditerranée, quelle difficulté rencontrez-vous ?
Nous devons faire face à la fermeture de l’espace humanitaire qui a commencé en 2017, lorsque les autorités italiennes ont mis en place un code de conduite pour les ONG, puis avec l’arrivée de Matteo Salvini comme ministre de l’Intérieur. Depuis 2017, nous constatons donc une fermeture progressive de l’espace de travail humanitaire et la pandémie de Covid n’a pas aidé. Cela fait des années que nous disons que l’Italie ne peut pas gérer seule la situation des rescapé.e.s qui cherchent un refuge. L’Italie est le seul pays qui avait mis en place une vraie opération étatique de recherche et de sauvetage. Mare nostrum a marché de 2013 à 2014, ce qui a permis de sauver plus de 150’000 personnes.
Pourquoi l’opération Mare Nostrum s’est-elle arrêtée ?
Mare nostrum s’est arrêtée sur pression de l’Union européenne qui affirmait que l’Italie créait un appel d’air et qu’il fallait arrêter cela. Depuis 2014, les arrivées continuent, les morts augmentent, mais aucune aide n’est apportée par l’Union européenne à l’Italie !
Les autorités de l’Union européenne jouent-elles un double jeu ?
Les dirigeants de l’Union européenne font preuve d’une incapacité ou d’un manque de volonté politique pour aider l’Italie et pour raviver l’Accord de Malte ébauché l’année dernière qui prévoit une répartition des rescapé.e.s avant leur débarquement afin de leur éviter une très longue attente à bord des bateaux pour savoir si, où et quand nous pouvons les débarquer.
Que dit le Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés ?
Une des principales demandes du HCR depuis des années est d’obtenir un accord de pré-débarquement qui évite ces interminables attentes. Car si l’on connaissait le nombre de personnes que les pays européens sont prêts à accueillir, nous ne devrions pas marchander le nombre, parfois infime, de personnes qui peuvent débarquer. Malheureusement, les Etats européens n’ont pas la volonté de mettre cela en place et nous nous trouvons dans la situation surréaliste où l’Italie met de plus en plus de barrières administratives pour empêcher la marine marchande et les bateaux humanitaires de sauver des vies. Le tanker de la compagnie Maersk est resté quarante jours en attente au large de Malte avec 27 personnes à bord ! Ses responsables ont répondu à leurs obligations légales de sauver des gens, conformément au droit maritime.
La marine marchande risque donc aussi des poursuites légales si elle sauve des vies ?
Oui, ce ne sont plus seulement les bateaux humanitaires qui sont visés, la marine marchande l’est aussi. Genève est la deuxième place mondiale de transport maritime et cela aura probablement un impact sur l’un des secteurs les plus actifs à Genève. On a souvent présenté le sauvetage en mer des réfugié.e.s comme un sujet ne concernant que les ONG, mais cela a des répercussions importantes sur les obligations étatiques et sur des secteurs comme la marine marchande. C’est important d’avoir aussi cette vision pour comprendre ce qui se passe.
Qu’en est-il des conséquences de la Covid-19 sur le travail de SOS Méditerranée ?
Nous avons eu une période sans bateau de sauvetage en mer, pour cause de ports fermés et de ravitaillement impossible. La situation sanitaire, notamment de l’Italie, ne permettait pas de pouvoir négocier sereinement. La pandémie de Covid-19 est utilisée comme prétexte pour refermer les frontières et pour ne pas répondre aux obligations légales. Je respecte les demandes de l’Italie d’être soutenue par l’Union européenne, mais on ne peut pas prendre les gens en otage dans une situation aussi grave. Les bateaux humanitaires sont à quai, pour des raisons diverses. L’Ocean Viking est en détention administrative en Sicile, où l’on nous demande une série de certificats pour prouver que le bateau a la possibilité d’effectuer des sauvetages. Il y a clairement une volonté politique d’arrêter les bateaux.
Que répondez-vous à ceux qui accusent les ONG de faire le jeu des passeurs ?
Des études ont été faites, dont une financée par le Fonds national suisse, pour savoir s’il y a une corrélation entre la présence de bateaux humanitaires en mer et le nombre de départs des réfugié.e.s et des demandeurs.ses d’asile qui risquent leur vie pour traverser la Méditerranée. Or on constate que depuis quelques mois, il n’y a quasiment pas de bateau humanitaire en mer et il y a pourtant une augmentation des départs depuis la Libye, estimée entre 100 et 200 % par les agences des Nations Unies par rapport à l’année dernière entre janvier et août. Preuve est faite qu’il n’y a pas de corrélation entre la présence des bateaux en mer et les départs. Les gens fuient la Libye ravagée par un conflit depuis des années, où les conditions de détention des migrants sont désastreuses. Des témoignages, des photos et des vidéos montrent que les personnes détenues dans ces camps en Libye sont torturées et violées.
Quelle est la stratégie de l’Union européenne face à cette situation ?
L’UE a décidé de renforcer les garde-côtes libyens alors que les garde-côtes qui interceptent les embarcations au large des côtes libyennes ramènent les gens en Libye qui n’est pas considérée comme un pays sûr, comme le rappelle le HCR. En finançant ce système, l’UE finance des renvois dans des camps où les gens subissent de mauvais traitements.
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