L’Érythrée et les enjeux de plus en plus multiformes dans la Corne de l’Afrique
Une aide humanitaire bien comprise ne pourra se mettra en place dans le futur à la condition que le « soft power » l’emporte sur les « va-t-en guerre »
L’Érythrée : un pays petit refermé sur lui-même et pauvre
L’Érythrée n’est pas le pays le plus important de ceux qui sont inclus traditionnellement dans la Corne de l’Afrique : un peu plus de 6 millions d’habitants, inégalement répartis sur 117 000 km2 pour un PNB par habitant (moins de 500 Dollars).
Ce pays est fortement endetté et il figure parmi les pays les plus pauvres au monde. Un flot presque continu de migrants issus de ce pays fuient la dictature de son président Issayas Afeworki au pouvoir depuis l’indépendance recouvrée en 1993.
La faible intégration régionale du pays, bien qu’il soit membre de l’Union Africaine et de l’IGAD (Organisation régionale basée à Djibouti) s’explique en partie par une participation à ces organismes guère active et conforte son relatif isolement.
En effet, il a également cessé un temps la coopération avec l’UE et les agences des Nations Unies et renvoyé les ONG étrangères en décembre 2011, pour revenir sur sa décision en juillet 2012.
Le processus de démocratisation, amorcé en 1997 avec l’adoption d’une constitution, s’est arrêté brusquement lors du conflit de 1998/2000 avec le grand voisin éthiopien. Ce dernier semble avoir été jusqu’à peu le bouc émissaire et avoir été utilisé pour faire diversion auprès d’une population Érythréenne résignée et désenchantée.
L’Érythrée a, cependant, longtemps été le symbole de résistance au dictateur Mengistu, le «Négus rouge» qui régnait alors sur l’ensemble Ethiopie/Erythrée (1974/1991). Toutefois, depuis une vingtaine d’années les libertés ont été sérieusement rognées, la liberté religieuse contrôlée (50 % environ des érythréens seraient musulmans, 30% orthodoxes et 13% catholiques, le reste se répartissant entre protestants, adventistes du 7ème jour, témoins de Jéhovah, bouddhistes etc.).
Le déplacement des conflits entre sunnites et chiites en terre africaine et la complaisance américaine permettent à L’Érythrée de retrouver un rôle, par ricochet, sur la scène régionale. La politique de l’administration Trump, dans la région de la corne, est encore à déterminer; à l’inverse, l’intérêt des pays du Golfe, de l’Arabie Saoudite en particulier, plus offensifs et désireux de disposer de facilités militaires pour mieux contrôler et frapper le Yémen.
En effet, si L’Érythrée est constituée de hauts plateaux au Nord et d’une étroite bande côtière désertique, c’est sur cette côte que se trouvent deux ports importants : Assab et Massawa, les deux autres étant plus en aval : celui de Djibouti (y compris le port gazier et pétrolier de Dor Ali ) et celui de Berbera en Somaliland.
En y ajoutant le port d’Aden à l’extrême sud du Yémen, tous ces ports se trouvent idéalement placés que ce soit à l’entrée de la mer Rouge, via le Canal de Suez, ou à sa sortie, via le détroit de Bab El Mandel (la porte des pleurs ), ils bénéficient par conséquent des retombées de tous les trafics légaux (et ceux qui le sont moins) d’hydrocarbures et de marchandises et ce, tant au niveau régional entre les pays de la péninsule arabique, qu’international, points de relais entre l’Asie et l’Europe.
Longtemps isolés, en « quarantaine » politique, les ports érythréens d Assab et de Massawa ont été négligés volontairement par les grandes puissances alors qu’ils auraient pu bénéficier des retombées économiques espérées lors de l’installation de bases américaines dans la Corne à la fin des années 1990. Cependant, le «State Department» s’y opposa, contre le souhait des stratèges du Pentagone: ce dernier ne souhaitant pas que les USA affichent leur soutien à une dictature qui de surcroît avait commis l’indélicatesse de mettre deux journalistes américains en prison. Il en résulta que Djibouti fut choisie pour accueillir les troupes américaines chargées de surveiller la zone, y compris de lancer les opérations de drones contre des terroristes identifiés au Yémen.
Les changements intervenus dans les relations entre pays de la région et l’intérêt nouveau porté aux ports de Massawa et Assab pourraient permettre à l’Érythrée de reprendre pied dans le jeu régional à condition d’une part, que son président ne s’engage pas une fois encore dans des conflits avec l’un ou l’autre de ses voisins et que, d’autre part, il mette ne œuvre des réformes politiques et économiques indispensables demandées par L’UE. Ceci, moyennant une assistance financière, entre autres pour arrêter ou réduire le flot ininterrompu d’émigration d’une partie de sa population; et ce, dans un contexte de « présence » de plus en plus marquée soit d’acteurs régionaux (pays du Golfe), soit d’acteurs plus lointains (comme le Japon et surtout la Chine et l Inde ) qui brouillent encore plus les cartes d’une zone où les « sultans batailleurs » sont capables de croiser le fer à la moindre occasion.
I) Des relations difficiles avec ses voisins : l’Érythrée : sur le podium des sultans batailleurs
A) Un pays indépendant depuis peu en conflit quasi permanent avec ses voisins
Les dirigeants érythréens figurent parmi les plus engagés dans des conflits avec leurs voisins et en premier lieu avec leur pays « frère », la grande Éthiopie, colonie italienne de 1880 à 1941, l’Érythrée a été réincorporée dans le giron éthiopien par une résolution des Nations Unies de 1952. Cependant, assez rapidement les érythréens vont se trouver en première ligne avec leurs cousins tigréens, dont sont issus en grande majorité les dirigeants éthiopiens depuis des lustres, en lutte armée contre le régime sanguinaire du DERG du « Négus rouge » Mengistu (1974/1991). Confortés par l’aide américaine qui provenait via l’Irak de Saddam Hussein, les rebelles eurent raison du régime de Mengistu soutenu alors par les soviétiques et leurs alliés cubains, en effet, pour l’Érythrée, qui recouvrait son indépendance, une ère nouvelle semblait s’ouvrir.
1) Un conflit lancinant avec l’Ethiopie
La guerre des frontières (1998/2000, environ 100.000 morts) provoquée par un différend sur le passage de la frontière dans l’agglomération de Badmé, devait marquer le commencement de cette guerre larvée entre ces deux pays.
L’Éthiopie d’aujourd’hui s’est retrouvée sans accès direct à la mer. Cette situation nouvelle n’a pas contribué à améliorer les relations déjà exécrables entre les deux voisins et ce, même si l’Ethiopie recense plus de 130 000 réfugiés érythréens sur son sol (l’Ethiopie est, avec 780.000 réfugiés sur son sol, le pays africain qui en accueille le plus), les escarmouches sont sensibles également sur le plan diplomatique : une résolution des Nations Unies de 2011 condamne l’Érythrée dans son soutien au terrorisme. Tout ceci milite pour que les dirigeants éthiopiens soient persuadés que l’Érythrée est une tête de pont pour l’implantation des pays arabes (Arabie Saoudite, Qatar et autres émirats) dans la Corne. Ceci explique en partie la reprise passagère des hostilités armées entre l’Ethiopie et l’Érythrée en juin 2016 rompant ainsi les accords d’Alger du 12 décembre 2000 dont la fragilité en est la preuve. À l’occasion du 15ème anniversaire de l’accord d’Alger, la Vice-Présidente de L’UE Mme Mogherini a invité les parties signataires de la EEBC (Ethiopian Erithrean Border Commission) dans une déclaration du 13 avril 2017 à respecter toutes les conditions de l’accord.
2) Méfiance et conflits avec Djibouti
Les relations ne sont pas plus sereines avec Djibouti, surtout depuis le conflit frontalier de juin 2008, conflit pour le contrôle du Cap Doumera. Suite à un accord entre les deux parties, des troupes qataries ont joué sur la zone contestée, le rôle de soldats de la paix, de cordon sanitaire entre les deux pays et ce jusqu’à l automne 2017. Djibouti, peuplée d’Issas (branche des Somalis) et d’Afars (qui peuplent également une partie de l’Érythrée et de l’Ethiopie) a eu également à déplorer le soutien apporté par le gouvernement érythréen aux Afars Djiboutiens en révolte lors de la guerre civile de 1994, ce qui n’arrange pas les relations entre Asmara et Djibouti !
3) Conflits épisodiques avec les autres voisins
Avec ses autres voisins, l’Érythrée n’entretient pas non plus de rapports chaleureux avec le Yémen réunifié en 1990, mais de façon effective en 1994, et avec le Soudan, (l’Érythrée étant soupçonnée d’aider la rébellion soudanaise) les relations entre les deux pays, après une rupture des relations diplomatiques en 2002, ont repris depuis 2006 .
Néanmoins et de manière inattendue, l’Érythrée pourrait sortir partiellement de son isolement actuel à la faveur de ce qui se passe dans la péninsule arabique (intervention militaire du Conseil de Coopération du Golfe au Yémen), intervention qui bénéficie du soutien tacite des Etats-Unis et de façon plus large, des retombées du conflit sunnites (Arabie Saoudite) chiites (Iran).
Cette nouvelle donne risque d’avoir un impact d’une part sur le « monopole » actuel de Djibouti dans le «hub», l’accueil (payant ) de forces étrangères de tout acabit sur son sol ( L inde envisage également de placer quelques » pions » à Djibouti afin de ne pas laisser son grand rival asiatique , la chine le distancer dans la course ux relais portuaires le long des routes maritimes ) et d’autre part sur l’Ethiopie qui pourrait revoir ses alliances notamment avec les Etats-Unis, au profit de la Chine de plus en plus présente.
La Russie quant à elle reste attentive, tandis que les anciennes puissances dominantes (Grande Bretagne et France) sont quelque peu marginalisées et réduites à un rôle d’influence relative sur les dirigeants de la région, notamment au sein de l’UE dont l’approche « soft » a du mal à percer malgré des succès incontestables au plan de la dissuasion en mer (réduction appréciable des actions des pirates somaliens; opération Atalanta etc ..)
B) Les conflits dans la péninsule arabique : un effet « positif » inattendu pour l’Érythrée
1) Les débordements du conflit au Yémen en terre africaine
La campagne militaire des saoudiens contre les rebelles yéménites « Houthis » (chiites zaydites soutenus par l’Iran) qui a démarré début 2015, a été une aubaine pour le président érythréen. Ce dernier s’est empressé de signer, dès avril de la même année, un accord de coopération avec les pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) et à la clé, la construction d’un aéroport à Assab, à partir duquel les bombardiers saoudiens peuvent décoller pour leurs opérations au Yémen « ennemi » de l’Érythrée tout comme le Soudan qui a dépêché un contingent de troupes pour renforcer celles des saoudiens. Cette présence des arabes du Golfe, avec la bénédiction des américains qui eux continuent à envoyer leurs drones sur le Yémen à partir de Djibouti, pourrait avoir un impact favorable sur l’économie érythréenne exsangue et par la même occasion réduire les vagues de migrants qui fuient vers l’Europe.
2) Le « soft power » de l’EU à l’épreuve
L’UE fidèle à ses valeurs s’efforce à travers ses programmes d’assistance d’aider les pays en développement ou en crise,tout en conjuguant les dits programmes avec des actions et des initiatives visant à mieux contrôler les flux migratoires y compris en luttant contre les trafiquants d’êtres humains (les passeurs) ; tout ceci en promouvant des projets destinés à encourager les jeunes à ne pas émigrer: « EU Horn of Africa Regional Action Plan 2015/2020 » est supposé couvrir le premier volet tandis que le second volet est inscrit dans la « Valetta Political Declaration » de novembre 2015 suivi des processus dits de Khartoum et de Rabat et plus récemment du sommet de La Valette de février 2017.
Le tout a pour objectif principal de lutter contre l’émigration illégale.
Or, l’Érythrée est un «pourvoyeur» massif de migrants illégaux qui empruntent des routes diverses pour rejoindre l’Europe principalement, voire même Israël, sachant que la majorité des migrants restent sur le sol africain et dans les pays voisins.
Ces vagues de migrants ont emprunté successivement la voie du Yémen (possibilité désormais fermée) puis de 2006 à 2012 celle transitant par le Soudan ( on y dénombre 125.000 réfugiés érythréens ) et par l’Egypte (qui a mis en œuvre une politique de « tirer pour tuer » communiquée à ses forces de police ) pour atteindre Israël ( ce dernier a , entre-temps, mis en place une politique anti-infiltration en fermant sa frontière avec l’Egypte) et surtout l’Europe qu’ils rejoignent à présent par la Libye et où ils constituent le second groupe de réfugiés par ordre d’importance.
Dans son programme de coopération de 200 millions d’Euros signé en 2016 par l’UE est prévue, entre autres, une aide au secteur énergétique mal en point ainsi que d’autres mesures d’incitation à la mise en place de réformes économiques et sociales structurelles.
Il est attendu des autorités érythréennes, en contrepartie, une réforme de la vie politique et sociale de L’Érythrée; ce qui est notamment visé est le désastreux service militaire à vie, en réalité une moyenne de 10 ans tout de même, pendant lequel des brimades en tout genre sont appliquées aux recrues qui ne cherchent qu’à fuir cet enfer.
Ce service militaire dans sa forme actuelle est le facteur principal d’incitation pour les jeunes Erythréens à émigrer, mais force est de constater que les résultats de la pression douce de l’UE a produit peu de résultats jusqu’à présent, c’est un constat partagé par les saoudiens qui s’installent peu à peu en Érythrée et qui pourraient être à la fois un pourvoyeur de fonds pour le gouvernement érythréen et un frein à la libéralisation tout en encourageant le prosélytisme « wahhabite » dont les effets pour le moins contestables, dans différents domaines, ne sont plus à démontrer .
C) Cette présence arabe en terre africaine est à suivre et elle inquiète les ennemis de l’Erythrée comme l’Ethiopie et Djibouti en tête et ce, pour des raisons diverses.
1) Djibouti craint la perte de son monopole comme « hub » et l’Ethiopie remplace la France comme garant de la sécurité sur terre du « caillou »
Jusqu’à une époque récente, le président djiboutien (Isamel Omar Guelleh ou IOG ) a réussi à faire prospérer ce petit territoire grâce à un système de « péages » pour les troupes étrangères. Il a réussi à protéger son « caillou » des conflits dévastateurs qui sévissent ou qui ont sévi autour de Djibouti (il n’a pas accepté de faire partie de la coalition des pays du Golfe contre le Yémen mais il a, par contre, approuvé que des avions saoudiens de transport se posent à Djibouti ).
Les troupes françaises, présentes historiquement depuis 1883, ont pour leur part assuré la sécurité de la petite république convoitée par ses puissants voisins.
Les américains, quant à eux, sont arrivés dès la fin des années 1990 moyennant 30 millions de Dollars annuels de location des bases (60 millions aujourd’hui) puis il y eut des contingents allemands, espagnols et italiens dans le cadre des différentes actions de lutte contre le terrorisme et la piraterie. Il y a également les japonais qui moyennant 20 millions d’Euros par an ont établi leur première et modeste base en dehors du Japon depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Entre-temps, besoin de financement oblige, les djiboutiens ont confié la gestion de leur port, de l’aéroport et du nouveau terminal, à la Dubaï Port Authorit; cet accord n’a pas été renouvelé en 2013, suite au refus de Dubaï d’extrader un opposant économico-politique, M. Boreh, homme d’affaires très connu dans la région. Or, il se trouve que ce dernier serait l’instigateur de l’accord surprise de mai 2016; un accord qui stipule que le port de Berbera en Somaliland sera géré par la Dubai Port Authority, un port utilisé en appoint par l’Ethiopie, Djibouti étant le premier port d’entrée et de sortie des marchandises de l’Ethiopie. Sentant le vent tourner, le président Guelleh qui est un « Somali » (Issa ) né à Dire Dawa en Ethiopie et qui connaît bien son grand voisin, s’est empressé de signer un accord début mai 2016 avec l’Ethiopie autorisant les troupes éthiopiennes à intervenir à tout moment en république de Djibouti (utiliser les installations existantes, régler des conflits internes etc..). Depuis juin 2016, ces dernières sont effectivement stationnées à Tajourah (en territoire Afar et non loin de la frontière avec L’Érythrée et de la future base chinoise). L’Ethiopie semble ainsi se rapprocher de ses objectifs, à savoir contrôler Djibouti de facto.
2) La Chine poursuit son implantation aux endroits stratégiques pour le contrôle du trafic maritime
Dans sa bonne disposition à accueillir des troupes étrangères moyennant finances, la Chine devrait également prendre pied militairement dans la république djiboutienne. Ce n’est que depuis peu qu’ils projettent d’installer une base militaire à Tajourah, toujours en zone Afar et Tajourah où stationnent depuis peu des troupes éthiopiennes. Plusieurs milliers de chinois pourraient y trouver place, une piste d’aviation construite et un porte avion hébergé, le tout pouvant rapporter au passage plusieurs dizaines de millions d’Euros à Djibouti selon la formule choisie. On ne peut que constater ainsi « l’allongement » du système de présence des chinois qui progressivement ont poussé leurs pions en mer de Chine du sud (îles Spratleys) et à présent se placent dans une autre zone stratégique pour le contrôle du trafic maritime international entre l’Europe, l’Asie et la mer Rouge.
3) Les russes et les iraniens en position d’attente
Les russes et les iraniens sont relativement discrets dans cette zone. Les iraniens, outre leur soutien au régime syrien, au hezbollah libanais et aux zaydites-houthis yéménites, disposent de quelques cartes dans le Golfe que ce soit à Bahreïn (chiite à 80%) ou encore la minorité chiite installée dans l’est du royaume saoudien (entre 1 et 2 millions de personnes). Les russes ont depuis quelque temps, établi de leur côté, des contacts à Djibouti mais c’est un autre facteur, religieux celui-ci, qui pourrait les impliquer à nouveau plus avant dans la Corne et ses enjeux.
II) Une redistribution des cartes sur fond d’instabilité politique des pays de la Corne et la montée en puissance d’acteurs régionaux du monde arabe et de la Chine évidemment
Il est clair que l’on assiste, depuis 2016, à une accélération du positionnement des uns et du repositionnement des autres : les américains semblent plutôt bien disposés à voir leurs « amis » du Golfe, Arabie Saoudite en tête, s’installer en terre africaine et en Érythrée ; ce dernier peut en espérer un retour économique salvateur. Les éthiopiens et dans une moindre mesure les djiboutiens sont mécontents de cette tournure des choses, l’Ethiopie en particulier, soutenue totalement jusqu’à présent par les américains et qui se sont plus que jamais entourée de pays ou d’acteurs politiques musulmans hostiles. Dans ces conditions, un rapprochement durable entre l’Ethiopie et la Chine n’est pas à exclure. Les américains et leurs alliés sunnites du Golfe s’éloigneraient de Djibouti vers les ports érythréens d’Assab et de Massawa et dans une moindre mesure vers celui de Berbera en Somaliland, les éthiopiens et les chinois s’implantant plus à Djibouti (y compris à Tadjourah). Enfin, il ne faut pas perdre de vue que la situation économique et sociale dans la plupart des pays de la Corne est fragile (Soudan Sud, Soudan, Somalie, Ethiopie) et de plus en plus tendue (Soudan du Sud et Ethiopie depuis mi 2016) et que cette instabilité n’est pas une bonne nouvelle d’un point de vue migrations de populations en désarroi.
A) L’eau, source majeure de conflit potentiel
La lutte pour l’eau et son contrôle est forte au Moyen Orient. Elle l’est également dans la Corne et elle prend plus d’acuité depuis que les arabes sunnites du Golfe prennent pied sur la côte érythréenne. Par ricochet les installations d’Assab pourraient être utilisées par l’aviation égyptienne (l’Egypte soutien la coalition des pays du Golfe contre les rebelles « Houthis ») y compris contre l’Ethiopie si cette dernière met en œuvre « et en eau » le barrage de La Renaissance sur le Nil Bleu, trois fois la capacité du barrage d’Assouan. Israël a longtemps été opposé à tout aménagement du Nil (barrages, retenues d’eau) en amont de l’Egypte craignant que ces transformations ne réduisent la disponibilité en eau de l’Egypte ce qui entraînerait des troubles dans le pays qui pourraient avoir des répercussions sur la sécurité d’Israël.
Par la suite, Israël a changé d’avis, conscient que le développement économique et social est un facteur de paix mais à présent c’est l’Egypte qui reprend du poil de la bête, forte de la présence plus marquée des monarchies du Golfe dans la région et en Érythrée en particulier (il y a un siècle environ, l’Egypte a connu un bref conflit armé avec L’Érythrée pour un problème lié à l’eau). Face à la menace claironnée par les égyptiens d’une destruction de ce barrage par la force, les éthiopiens pourraient être tentés par une frappe préventive contre l’Egypte au risque de s’attirer les foudres des pays du Golfe et de l’Egypte réunies ce qui nous amène à un autre facteur de friction, celui de la religion.
B) Le facteur religieux
Lors d’une visite à Moscou, il a une quinzaine d’années, du premier ministre éthiopien Meles (qui avait combattu contre le régime du DERG soutenu par la Russie soviétique à l’époque) le patriarche Alexis a fait en sorte que la Russie de Poutine aide ses frères orthodoxes contre les islamistes en Somalie opérant dans la région de l’Ogaden éthiopien (financés par l’Arabie Saoudite) et en effet, un appui fut apporté en équipement mais aussi en pilotes (ukrainiens notamment !) Pour la petite histoire, en 1889, l’ataman Atchinoff et ses 150 moines cavaliers s’est brièvement installé en pays Afar, de Djibouti, avec comme « mission » de réaliser la fusion de l’église orthodoxe russe avec l’église copte d’Ethiopie.
Ces facteurs d’ordre divers peuvent, s’ils ne sont pas pris suffisamment en considération, s’ajouter à ceux déjà nombreux, qui pourraient déclencher des conflits (guerres de religion au Moyen Orient). Ces éventuels conflits que les puissances coloniales de l’époque, la France et le Royaume Uni ayant longtemps détenu les clés de la porte des pleurs (Bab el Mandel) et qui doivent maintenant les partager avec de « nouveaux locataires » de plus en plus nombreux et animés par des objectifs différents, ne seraient plus en mesure de contrôler.
Contrôle ou absence, que l’on peut étendre aux flux migratoires.
Les pays de la Corne dont L’Érythrée, font partie de ce puzzle à plusieurs dimensions. Ils pourront selon leur orientation, leurs priorités, leurs alliances du moment avec d’autres pays (Érythrée, Soudan voire Egypte) suivre les recommandations de l’UE ou s’engager plus encore dans une voie « guerrière » avec l’assentiment actif des arabes du Golfe voire celui, tacite des américains. C’est également à travers le prisme religieux qu’il convient de suivre l’évolution de la situation politique au Qatar ; dans le cas d’un changement de la direction politique de cet émirat , l’Arabie Saoudite souhaiterait y installer des dirigeants » wahhabites » tandis que les turcs (d’obédience majoritairement sunnite également) soutiendraient le courant concurrent des « frères musulmans » avec l’appui tacite et de circonstance de l’Iran à majorité chiite.
C’est un choix délicat car il est à parier que les autres acteurs qu’ils soient régionaux ( l’Éthiopie avec son appendice de Djibouti) ou extérieurs à la corne ( la Chine, la Russie en particulier et enfin l’Iran, sur fond de conflit yéménite) ne resteront pas l’arme au pied. Ce risque non négligeable de conflits armés ne serait ce qu à l’échelle régionale n’est évidemment pas propice à l’acheminement de l aide humanitaire ; cette dernière ponctuelle, le temps nécessaire afin de permettre à des pays, des populations meurtries de repartir sur de bonnes bases est conditionnée en grande partie par la capacité des partisans du « soft power » (UE , UA y compris l’ordre souverain de malte, plus modestement mais avec grande détermination et conviction) à amener les autres protagonistes à leur vue
Yves Gazzo
Président de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer
Ambassadeur de l’Ordre de Malte auprès de l’UE
L’auteur a été Ambassadeur non résident de l’UE au Yémen de 1994 à 1998, résidence en Jordanie,
Ambassadeur de l’UE en Ethiopie accrédité à Djibouti de 2001 à 2003 (en Éthiopie il a effectué des missions en 1983 puis pendant une année et demie, il a dirigé une mission de l’UE de reconstruction économique de l’Éthiopie post DERG, 1992 /1993 et il a amorcé la même tâche en Érythrée en décembre 1992).
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