Chabrouh, ou le langage universel de l’amour

Article paru sur le site L’Orient Le jour le 08/01/2020 par Marilys HATEM

« Amour, solidarité, fraternité » : trois mots-clés à travers lesquels le nonce apostolique, Mgr Joseph Spiteri, a décrit l’action des volontaires de l’ordre de Malte en son centre de Chabrouh, qui a reçu pour les fêtes son 36e camp de l’année au service des personnes à besoins spécifiques, avec le groupe fondateur du projet venu y célébrer le Nouvel An en soutien au pays du Cèdre.

Au sommet de la montagne de Chabrouh, surplombant une étendue qui semble se perdre jusqu’à l’infini, se niche un lieu de sérénité, un havre de paix sur la terre sainte du Liban. De cette bâtisse aux couleurs de l’ordre souverain de Malte, noyée en cette saison hivernale sous un manteau blanc, fusent une multitude de sons: des chants accompagnés de notes de guitare, des cris, des appels, des éclats de rire, un léger tintamarre de marmites dans le fond… Autant de bruits qui résonnent joyeusement, reflétant la joie et la bonne humeur qui émanent de ce lieu particulier, où évoluent comme dans une ruche bourdonnant de vie des groupes hétéroclites de jeunes, de moins jeunes et de personnes à potentialités différentes.

Dix mois par an, le projet de Chabrouh vibre de cette expérience unique que représentent les camps de vacances, offerts par les bénévoles de l’ordre de Malte venus du Liban et du monde entier, à des personnes à besoins spécifiques, généralement rejetées par leurs familles et confiées à des institutions psychiatriques et centres d’accueil débordés. Avec une seule et même mission : dessiner des sourires sur ces visages anonymes malmenés par la vie.

Ce projet du cœur, né il y a plus de 20 ans de l’initiative de Franziskus Heereman, jeune bénévole de l’ordre de Malte en Allemagne, bouleversé par la précarité dans laquelle vivent les handicapés physiques et mentaux au Liban, et du R.P. Raymond Bou Assi, a graduellement pris de l’ampleur et acquis une remarquable dynamique et une reconnaissance internationale, passant, depuis 2009, de 6 camps annuels réunissant des bénévoles de deux nationalités uniquement (libanaise et allemande), à 36 camps et plus de 1 400 volontaires venus de 20 pays différents en 2019, pour servir près de 1 000 invités (nom donné aux personnes à besoins spécifiques qui participent aux camps).

Deux décennies plus tard, Franziskus Heereman décide de revenir, accompagné de sa famille et d’un groupe de volontaires allemands, passer le Nouvel An à Chabrouh : « Nous avions prévu de venir en octobre, dans le cadre du camp Family and Friends, que nous avons dû annuler en raison du mouvement de contestation qui s’était déclenché à Beyrouth. Mais nous ne pouvions nous résoudre à ne pas être là pour soutenir, dans ces circonstances difficiles, ce peuple qui est le nôtre et ce pays qui est notre seconde patrie. C’est pourquoi nous avons tenu à faire le déplacement pour un camp du Nouvel An. Un camp riche de beaucoup de neige, beaucoup de rires… mais surtout beaucoup de grâce céleste. Avec l’aide de Dieu, nous ne vous lâcherons pas. Continuons à nous battre ensemble, main dans la main, pour un avenir meilleur de ce pays si cher, avec nos bien-aimés invités en son cœur ! »

Spiteri : « Solidarité et fraternité »

Le nonce apostolique Mgr Joseph Spiteri n’était pas en reste, bravant la tempête et les routes enneigées pour célébrer la messe à Chabrouh, à l’invitation du président de l’Association libanaise des chevaliers de Malte Marwan Sehnaoui, lors de ce Hope and Friendship Camp (camp de l’Espérance et de l’Amitié), d’où émanait une chaleur des cœurs qui contrastait avec les températures extérieures, et que le nonce a clairement définie dans son homélie : « Certains mots sont tellement galvaudés qu’ils finissent par perdre leur sens ! Prenez par exemple l’amour… Ce mot tellement utilisé, notion souvent abstraite, mais qui retrouve ici toute sa signification, traduit par votre action. »

« Quand nous aimons quelqu’un, poursuit-il, nous voulons mieux le connaître, nous rapprocher de lui. Et c’est là l’importance de votre expérience ici, à Chabrouh, que vous emporterez avec vous et qui vous accompagnera dans votre recherche du Christ, dans vos efforts de grandir dans son amitié, dans l’amour sincère que vous donnerez… C’est là le véritable sens de la solidarité qui, comme l’a dit le pape François, s’accompagne de la fraternité, avec cette conviction que nous sommes tous frères et sœurs, enfants de Dieu. »

Une école pour apprendre à aimer

Cet esprit de solidarité et d’amour est l’essence même de l’expérience de Chabrouh. « Elle vous transforme, confirme Patrick Jabre, responsable du projet de Chabrouh, et tous les participants en sortent enrichis, aussi bien le volontaire que l’invité. L’impact en est énorme à plusieurs niveaux : pour les invités d’abord qui, grâce à cette relation étroite d’acceptation et de tolérance, de joie, d’amitié et d’amour, se découvrent une force intérieure qui les stimulera tout au long de l’année ; et pour les volontaires surtout qui, tout en étant initiés aux notions d’esprit d’équipe, de management et de leadership, remettent en perspective les privilèges dont ils jouissent dans la vie. Cette expérience renforce la foi, la tolérance et le respect envers les autres. »

« Ce projet est, pour ces volontaires, une école pour apprendre à aimer vraiment, souligne-t-il. C’est réellement une expérience hors du commun qui marque leur vie. On en ressort avec un sentiment d’épanouissement et de reconnaissance pour tout ce qu’elle apporte d’émotion et de richesse relationnelle. »

« Les camps sont fantastiques, une vraie révélation ! renchérit Zorquhil, un volontaire britannique. Chaque volontaire a créé un lien très particulier avec son invité, et les adieux étaient très émouvants, après pourtant si peu de temps passé ensemble. » Comme le confirme Daniella, jeune volontaire libanaise (15 ans) participant au camp allemand, « peu importe combien vous donnez à votre invité, vous en recevez toujours plus… ».

« J’ai plus de 30 ans d’expérience dans le domaine des besoins spécifiques, mais l’expérience ici est à nulle autre pareille, affirme pour sa part Sharon, venue de Grande-Bretagne participer au camp français. C’est incroyable ! J’ai autant ri que pleuré ; j’ai été surprise et choquée; mais je ne peux imaginer ne jamais y retourner. Merci de m’avoir donné cette opportunité ! »

C’est réellement une expérience hors de ce monde, notamment en raison d’une « déconnexion totale de la technologie au profit des rapports humains et de la communication au-delà de la langue. L’interaction s’effectue à travers un langage particulier établi entre le volontaire et son invité », affirme Patrick Jabre, témoin des camps qui se succèdent depuis 20 ans.

Une dimension spirituelle

Georg, membre de l’association allemande, venu pour la première fois à Chabrouh en septembre, souligne les leçons de vie tirées de cette expérience : « Nous vivons dans une magnifique partie du monde, où la vie est facile et confortable. Ici, nous voyons l’envers de la médaille. Nous sommes confrontés à des situations d’extrême tristesse ou même de douleur, et nous nous interrogeons sur les raisons pour lesquelles le Seigneur le permet. Il s’agit là d’une interrogation essentielle dans notre vie, nos croyances et notre foi. L’ordre joue un rôle essentiel en nous offrant de voir cela. »

Cette dimension spirituelle est relevée aussi par Robert, frère du fondateur du projet de Chabrouh, qui assure que « servir apaise mon âme ». « Je ne connais aucun autre projet qui soit aussi intensif, en termes d’“une maison pour apprendre à aimer” », poursuit-il.

Décrivant les camps qui réunissent des familles entières, Robert précise qu’« il n’y a pas d’âge pour servir, il n’y a pas d’âge pour aimer. Le mélange des générations est enrichissant pour tous : les jeunes sont témoins du dévouement et des efforts des adultes, de même que la vivacité et l’énergie des jeunes sont essentielles pour l’ambiance du camp. Au final, les enfants sont inconsciemment entraînés au service, ce qui en fera à l’avenir les parfaits volontaires. »

L’amour, clé de l’avenir

Anton (14 ans), venu à Chabrouh avec sa famille, prend la mesure de son action : « C’est gratifiant de voir le bonheur de mon invité ; cela me rend heureux. Le reste de l’année, quand les invités sont dans les institutions où ils vivent, et qui n’ont que peu de ressources humaines, ils reçoivent peu d’attention. Alors nous leur apportons de l’amour. »

Ulla, qui participe à son premier camp, renchérit : « C’est une expérience épanouissante, qui nous ramène à l’essentiel. On perçoit vraiment l’amour ici, dans les deux sens. »

C’est là en effet le maître mot du projet de Chabrouh : l’amour. L’amour donné par des étrangers à des personnes isolées qui souffrent dans leur corps et dans leur esprit, et l’amour rendu si spontanément par ces âmes innocentes. L’amour qui émane des moments partagés, des rires et des larmes versées, des mots de réconfort et des démonstrations d’affection. L’amour qui transparaît dans un sourire reconnaissant, dans un regard attendri, dans un sourire confiant, dans une main serrée, dans un simple câlin. L’amour traduit par chaque geste effectué au service de l’autre, pauvre, malade, faible ou démuni, au service du Seigneur et de la croix dans son sens le plus profond.

« Le travail extraordinaire accompli par l’ordre à Chabrouh représente une flamme d’espoir dans un monde de plus en plus complexe. Se dévouer pour soulager les souffrances humaines est vital, et c’est cette démonstration de bonté, d’amour et de courage qui permettra de préserver la dignité humaine. C’est ainsi que nous participons à changer le monde », conclut une volontaire hollandaise.


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