Yves Daccord: «Les attentes envers le CICR ont changé»

Article paru sur le site du journal Le Temps le 24/07/2018 par Stéphane Benoit-Godet et Stéphane Bussard

Le Comité international de la Croix-Rouge vient d’adopter, à la fin juin, sa nouvelle stratégie 2019-2023. Son directeur général souligne l’importance du numérique et de trouver de nouveaux modèles de financement. Il relève aussi l’importance pour le président Peter Maurer d’être membre du Conseil de fondation du WEF

Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) fait face à des défis toujours plus importants à l’heure où le droit international humanitaire est de plus en plus bafoué. Son directeur général, Yves Daccord, expose les nouvelles options stratégiques de son organisation.

Le Temps: La nouvelle stratégie 2019-2023 du CICR a été adoptée en juin. Quels en sont les points forts et les inflexions?

Yves Daccord: Le CICR va se concentrer encore davantage sur les conflits armés pour une raison simple. Depuis 2011, on est entré dans une période de grande instabilité. Le nombre de conflits armés dans le monde a augmenté. Ce qui change pour nous, ce sont les gens qu’on cherche à protéger et à assister. La position morale d’organisations comme la nôtre qui agissent sur le terrain est en train de changer. On ne nous perçoit plus automatiquement comme des «bons gars» dévoués à l’humanitaire. Les attentes envers nous ont changé. Partout, mais surtout au Moyen-Orient, les gens ont désormais des stratégies de survie très différentes. Ils sont malins et très mobiles. Ils souhaitent du wifi et une certaine protection de leurs données. Ils sont de plus en plus des agents de leur propre vie. C’est pourquoi nous devons aller plus loin dans notre interaction avec eux. Malgré les graves problèmes sécuritaires, nous devons nous assurer que chacun peut accéder à nos services spontanément sans devoir nous attendre. D’ailleurs, nombre de personnes affectées par un conflit nous contactent avant que les liens familiaux soient rompus et non plus après.

Dans votre stratégie, le numérique prend une part prépondérante.

Nous n’entendons pas devenir un acteur purement numérique et renoncer au caractère physique de notre action sur le terrain. On est dans une logique de complémentarité. Par exemple en collaboration avec la Suisse, nous aimerions offrir un service qui permette de gérer les données relatives à la santé ou à l’identité des gens en situation extrême. Technologiquement, nous ne sommes pas prêts. Mais dans trois à cinq ans, nous le serons. Pour ce faire, on ne peut toutefois pas avoir des partenaires basés aux Etats-Unis ne pouvant pas nous garantir la sécurité des données. On a surtout besoin d’un écosystème d’universités, de start-up et autres partenaires pour trouver des solutions. A l’image de l’EPFL avec laquelle nous collaborons dans le cadre du projet Data Analytics.

On vous accuse de vouloir trop faire de développement et d’éroder la spécificité du CICR…

L’assistance reste l’une de nos missions prioritaires, mais elle n’a rien à voir avec ce que font les acteurs du développement. Ces derniers poursuivent un agenda de changement social. Le CICR n’a pas l’ambition de changer la société. Il veut humblement faire en sorte que les systèmes vitaux en place ne s’effondrent pas. Nos 15 opérations les plus importantes durent depuis trente ans en moyenne. Pour avoir de l’impact, nous devons changer notre mode opérationnel. D’où la nécessité de mener des interventions de longue haleine pour réparer des infrastructures vitales.

La concurrence n’est-elle pas déjà très forte sur ce front?

Il faut savoir jusqu’où aller. La limite, c’est la compétence. Au Yémen, on peut s’occuper de problèmes liés à l’eau et au secteur sanitaire. Mais difficile d’aller plus loin. Cela impliquerait de gérer des ressources humaines, de payer des salaires à des employés du gouvernement. Cela dépasserait nos capacités. Nombre d’acteurs du développement comme la Banque mondiale travaillent avant tout avec les gouvernements locaux. Mais il y a des contextes où l’Etat est absent ou presque ou alors en guerre. C’est là que nous intervenons, là où les acteurs du développement ne vont pas. En Syrie, aucun gouvernement européen n’est disposé à verser un euro pour des projets de développement passant par le gouvernement syrien.

Ces activités ne se font-elles pas au détriment de la mission de base du CICR, la protection (des détenus)?

Si le CICR ne faisait que de la protection au sens strict du terme, il ne pèserait qu’un quart de ce qu’il pèse aujourd’hui. Il ne ferait que visiter des prisonniers ou presque. Mais si nous n’avions pas nos équipes santé ou de sécurité économique, le CICR aurait un impact extrêmement limité. Par ailleurs, il devient extrêmement compliqué d’avoir une discussion sur la notion de protection avec les Etats, y compris européens.

Pour quelle raison?

On assiste à un retour du souverainisme. Il devient très difficile de traiter avec certains Etats obsédés par les questions sécuritaires. Et je ne vous parle pas des combattants étrangers qui se sont battus en Syrie ou en Irak. Ce sont les conversations les plus difficiles que j’aie jamais eues avec les Etats européens qui refusent d’accueillir les hommes et les femmes ex-combattants, mais qui se disent prêts à autoriser le retour des enfants pour autant qu’ils n’aient pas plus de 5 ans.

A l’issue de son enquête sur le CICR, «Le Temps» a fait plusieurs demandes d’interview à votre président Peter Maurer. En vain. Pourquoi n’est-il pas prêt à assumer publiquement son mandat de membre du Conseil de fondation du World Economic Forum?

Il est important de ne pas cristalliser toute la stratégie autour d’une personne. Pour ce qui est du WEF, la question a suscité pas mal d’émotions parmi des collaborateurs francophones de ma génération. Ils ont des réserves par rapport au partenariat avec le secteur privé. Ils craignent que le CICR ne perde son âme. Nous avons eu un feed-back des délégués du terrain qui avaient des avis assez divergents. Il y a donc eu un débat. Est-ce qu’il a bien été mené? On peut en discuter. L’Assemblée du CICR a approuvé le mandat du président au WEF malgré quelques voix contraires. Peter Maurer et moi pensons qu’il faut être au WEF pour influencer les discussions sur l’humanitaire, sans quoi on risque d’être marginalisé. C’est surtout l’appartenance formelle de Peter Maurer au WEF qui est critiquée en raison des risques de perception que cela peut causer pour les délégués sur le terrain. Nous avons suivi la situation avec beaucoup d’attention sans que jamais ces risques se soient avérés concrets. Que certaines personnes fassent un lien entre cette appartenance et des risques sécuritaires me semble dangereux. Ce qui m’inquiète, c’est qu’on en fasse un dogme. On est pour ou contre notre engagement avec le secteur privé. Qu’on nous juge sur les résultats! Nous voulons faire tout ce qui est du domaine du possible pour avoir le plus d’impact et ainsi éviter les erreurs du passé. Les moments qui m’ont peiné dans l’histoire de notre institution, c’est quand le CICR n’a pas fait tout son possible pour protéger et assister les personnes affectées. Durant la Seconde Guerre mondiale, il n’a pas entrepris les démarches confidentielles nécessaires auprès des Allemands à des moments clés.

Vous êtes vous-même membre d’un conseil de fondation…

Je suis membre du Conseil de fondation de l’Overseas Development Institute, un puissant think tank lié au développement. Or, qu’on le veuille ou non, ce sont encore les Anglo-Saxons qui posent les principaux concepts du développement. Ma présence, c’est une manière de chercher à influencer la façon dont les Anglo-Saxons pensent l’humanitaire.

On vous dit préoccupé par la dépendance aux bailleurs de fonds étatiques comme les Etats-Unis et le Royaume-Uni.

Ce qui importe, ce ne sont pas que les montants que nous touchons. C’est la qualité des contributions. Nous avons 30% de notre financement qui n’est pas fléché, dédié à des projets spécifiques. Mais ce financement étatique de qualité est à la baisse et des Etats comme les Etats-Unis et le Royaume-Uni (1er et 5e plus grands contributeurs) sont dans des situations compliquées. Or disposer de fonds non fléchés est fondamental. Je vous rappelle que nous visitons 800 000 détenus par an. Si on ne travaillait que dans les pays qui suscitent un intérêt auprès des Etats, certaines de nos activités comme la protection ou certains contextes ne seraient simplement pas soutenus. L’Ukraine intéresse très peu et la Palestine pas du tout. Les contributions étatiques restent néanmoins essentielles pour garder le contact avec les Etats qui ont tous adhéré aux Conventions de Genève.

Vous songez à de nouveaux modèles de financement.

Nos obligations humanitaires en sont un. On va les tester avec un projet qui nous a permis de mobiliser 25 millions de francs. Ces nouveaux instruments financiers présentent un avantage certain. Ils devraient rapporter quelque 200 à 300 millions dans les quatre années à venir et ont l’avantage de nous permettre de partager les risques. Mais personne n’a une vraie visibilité à terme sur ces nouveaux instruments. Le secteur de la réassurance avec lequel nous collaborons de même que les caisses de pension peuvent être intéressés à investir dans ces nouveaux instruments avec des taux de rendement de 7 à 15%. Certaines banques privées et des fondations du Moyen-Orient aussi.

La Chine peut-elle être un bailleur de fonds de substitution en cas de désistement d’un gros contributeur?

L’enjeu principal avec la Chine n’est pas d’ordre financier. Il importe davantage d’avoir un soutien politique et diplomatique de Pékin. On souhaite que la Chine intègre nos principes dans son mode de pensée. On souhaite travailler plus avec elle dans les pays où elle investit, comme l’Afghanistan. La Chine peut aussi être un soutien utile au Conseil de sécurité de l’ONU sur des questions de droit international humanitaire.

Collaborer avec Pékin, n’est-ce pas une manière de se «désoccidentaliser», un souhait cher au CICR?

Le symbole de la croix sur notre emblème a été parfois compliqué à gérer dans les années 1990. Nos équipes étaient ciblées pour cela. Désormais, 70% de nos opérations se déroulent dans le monde musulman et il faut composer avec cette nouvelle réalité. Nos équipes sont désormais vraiment globales. Nous comptons 140 nationalités dans nos rangs. En termes de perception, il est cependant important que nos interlocuteurs sur le terrain voient notre organisation non pas tant comme suisse, mais comme une organisation humanitaire basée à Genève. Cette ville a un statut particulier aux yeux du monde. Nous sommes d’ailleurs la seule organisation à avoir le mot «Genève» dans son logo et cela nous sert. Autre particularité, notre comité va rester à 100% composé de ressortissants suisses. Cela permet d’éviter une politisation excessive du comité et de garantir notre indépendance.

Certains collaborateurs dénoncent «l’anglo-saxonisation» de l’organisation. Quid du français?

Avant, nous étions un petit groupe homogène et la plupart de nos règles étaient implicites. Désormais il faut codifier des usages qui, avant, tombaient sous le sens. On fait désormais progresser des gens différents à travers les rangs: plus de femmes et plus de profils très spécialisés. Mais il faut veiller à ne pas avoir que des experts, il faut trouver le bon équilibre en maintenant un environnement multi-langues et multi-talents. Avec une organisation qui grandit, on travaille de plus en plus en anglais, mais je veux garder le français car en termes d’état d’esprit et de culture, nous devons rester sur plusieurs fréquences.

Craignez-vous un choc des cultures?

Nous ne sommes pas en train de transformer le CICR en organisation de culture anglo-saxonne. Mais nous avons volontairement gommé une perception ancienne au sein de la maison. Quand j’ai commencé, on montrait du doigt les collègues suisses alémaniques tant les Romands étaient nombreux. Depuis, nous avons internationalisé nos effectifs. Avant on entrait au CICR après ses études, on y passait quatre ans avant de poursuivre sa carrière ailleurs. Tout tournait autour des délégués et les autres fonctions avaient moins de poids, le tout dans un monde très francophone.

Qu’est-ce qui a changé?

Depuis quinze ans, notre action s’est professionnalisée. Le côté bricoleur de génie, cela ne fonctionne plus quand il faut amener des solutions pointues dans des domaines aussi variés que la santé, le sanitaire, la prévention ou les enquêtes forensiques. Le CICR doit amener de l’expertise. Nos nouveaux employés ont plutôt 40 ans, une carrière derrière eux et ils restent plus longtemps dans l’organisation. Pour trouver des talents, nous cherchons dans le monde entier. Notre problème principal tient aux langues. Des 100 postes nouveaux, 12% sont occupés par des gens qui parlent anglais et français, et 88% sont des gens avec des langues plus spécifiques. Nous avons un énorme besoin de gens qui parlent arabe, la plupart de nos interventions se faisant dans le monde musulman. Que ce soit pour un psy, un gynéco ou un ingénieur sanitaire, un candidat suisse ne fait pas toujours l’affaire. Etre Européen et avec la mauvaise nationalité peut vous empêcher d’agir sur certains terrains. A titre d’exemple, nous ne pouvons plus envoyer de Danois dans certains pays, après l’affaire des caricatures.

C’est une révolution culturelle!

Nous nous sommes globalisés, nous devons repenser le «nous». Je ne pense pas qu’à nos expatriés mais à tous nos 18 000 collègues. Quand je suis arrivé, le drapeau que vous voyez au-dessus de notre bâtiment historique n’était baissé qu’en cas de décès d’un délégué en opération. Quid des autres fonctions? Nous avons changé les rituels, les grilles de salaires, l’accès à la formation.

Les jeunes générations au CICR ont-elles le même engagement pour l’humanitaire?

Difficile de généraliser. Une chose nous distingue d’autres institutions comme l’Unicef ou le HCR. Ces dernières opèrent principalement à travers des partenaires sur le terrain. Nous, nous grandissons avec notre propre personnel. C’est notre assurance vie qui nous permet de rester connectés en permanence avec le terrain. Avant de vous recevoir, j’étais en conférence téléphonique avec des collègues au sujet d’une prise d’otage. Je peux vous assurer que cela vous ramène à des réalités qui sont de moins en moins comprises.

C’est-à-dire?

Depuis une dizaine d’années, les médias internationaux ont disparu des zones de front. On navigue dans des endroits où les opinions sont très tranchées et où la déshumanisation de personnes, de groupes est quotidienne. Aussi raconter des histoires aussi complexes que la Syrie ou la Palestine devient très compliqué. La désinformation est reine. Les gouvernements n’ont plus besoin de journalistes, même à leurs bottes, ils communiquent en direct. Idem avec les groupes terroristes. Al-Qaida avait besoin de la presse, pas l’Etat islamique.

Comment jugez-vous l’action de la Suisse par rapport au CICR?

La Suisse fait un super-boulot, elle nous soutient et nous laisse une totale indépendance. Mais nous lui rapportons plus qu’elle ne nous donne. Entre les 150 millions que la Confédération nous verse chaque année et ce que nous payons en impôts ou en achats de médicaments ici, la différence se chiffre à 100 millions. Sans compter que nous apportons encore beaucoup à la Suisse en termes de renommée. Le financement de Berne est peut-être stable, mais à mon avis insuffisant. L’Allemagne (4e plus grand contributeur) par exemple a, elle, quadruplé sa contribution ces dernières années.

Et avec les Etats-Unis?

Nous avons des relations régulières et complexes avec eux depuis 2001, date de leur entrée en guerre dont ils ne sont plus sortis depuis. Les Etats-Unis ne sont pas monolithiques. Nous entretenons avec eux une relation sophistiquée à travers de nombreux points de contact. Le CICR ne les perçoit pas seulement à travers le prisme de leur président. Mais il est clair que sur certains dossiers les choses deviennent compliquées, comme sur la Palestine.Quel avenir pour la Genève internationale ? Yves Daccord livre ses visions en quatre points

Le Temps: Comment voyez-vous la Genève internationale à cinq ans?

Yves Daccord: Je vois quatre scénarios possibles et même un cinquième si on estime que certains éléments de ces scénarios peuvent se combiner.

  1. L’Etat de Genève et la Suisse se mobilisent pour établir un agenda pour la Genève internationale. Ils comprennent que celui-ci ne couvre pas uniquement le Conseil des droits de l’homme ou le travail formel des organisations internationales et qu’il y a des écosystèmes à organiser. Cet agenda prévoirait de faire travailler ensemble des organisations très diverses sur des enjeux à venir. Cela permettrait de casser les silos et de faire avancer les dossiers de manière stratégique. Exemple, si dans cinq ans on estime que les droits humains risquent de disparaître – soyons provocateurs, juste deux minutes – le FIFDH, qui fait un travail de haut niveau, et le Graduate Institute pourraient être sollicités par d’autres institutions plus attendues sur ce dossier. Sur des projets tels que ceux-là, il est moins important de lever des fonds que de créer des liens et de la réflexion.
  2. Une organisation comme le WEF décide qu’un thème – la cybersécurité ou la gestion et la protection des données – devient un sujet crucial et décide d’installer un centre d’expertise mondial ici. Comme ils sont capables de jeter toute la lumière sur ce genre de projet, le sujet devient central pour l’agenda du monde entier et la Genève internationale se repositionne par rapport à cette question.
  3. Il n’y a plus de Genève internationale, celle-ci devenant un petit club diplomatique. C’est un risque sérieux si les investissements tarissent et ne vont que dans les infrastructures et pas dans le contenu. Il ne subsisterait que le côté «propret» de Genève où les ambassadeurs aiment bien habiter car c’est joli et totalement sécurisé.
  4. Une ville concurrente de Genève s’empare de cette spécificité de plateforme internationale. Dans une perspective à cinq ans où l’ONU va s’affaiblir encore (pas forcément à dix ans), une autre cité qui deviendrait la nouvelle Genève en cristallisant sur elle beaucoup d’attention grâce à des investissements massifs, à une volonté politique forte ou à des événements extérieurs n’apparaît pas comme un scénario impossible. Singapour dans un équilibre mondial qui penche toujours plus vers l’Asie pourrait emporter la mise.

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