Trump secoue le débat sur l’islam

Article paru sur Le Figaro le 05/01/2017

Obsédées par l’idée d’éviter un « clash des civilisations », les élites américaines ont soigneusement balisé le débat sur l’islam depuis le 11 Septembre. La nouvelle Administration devrait viser à soutenir les pays musulmans dits modérés et les régimes sécularistes, prêts à se battre contre l’islamisme.

La scène se passe en juin dernier dans le quartier cossu des ambassades de Washington, chez une lobbyiste républicaine connue pour ses soirées intellectuelles branchées. L’invité du jour est le jeune chercheur Shadi Hamid, brillant intellectuel musulman de la Brookings Institution, qui vient de publier L’Exceptionnalisme islamique, un ouvrage qui fait grand bruit. Après cinq ans passés à suivre les soubresauts des révolutions arabes, Hamid jette un pavé dans la mare du politiquement correct américain, en affirmant que l’islam est «exceptionnel dans sa relation à la politique».

Il veut s’inscrire en faux contre l’idée de l’Administration Obama et de ses amis libéraux selon lesquels cette religion, comme le christianisme avant elle, finira par se dissoudre dans la sécularisation, les Lumières, la réforme, «bref, tout le chemin à parcourir jusqu’à la démocratie libérale et à la fin de l’Histoire». «Mes amis chrétiens me disent, compatissants: ne t’inquiète pas, on est passé par là, ça viendra», explique-t-il avec humour, face à la salle qui rigole. Mais pour Shadi Hamid, cette approche est faussée car l’islam, dès l’origine, est une religion qui vise à englober tous les aspects de la vie publique et privée, contrairement au christianisme qui distingue entre royaume de César et royaume de Dieu. «Penser que la sécularisation va se produire, c’est prendre nos désirs pour des réalités», martèle-t-il.

Il dit que son livre servira de prétexte à ceux qui appellent à se méfier de l’islam, mais qu’il ne peut «changer ses conclusions pour autant». «La religion compte», explique-t-il ensuite au Figaro, prédisant que les démocraties occidentales n’auront d’autre choix que «d’accommoder l’islam» pour répondre «aux besoins» de leurs musulmans. «Il faudra faire des concessions», affirme Shadi Hamid sans fard, interrogé sur la question du voile et ces autres sujets qui enflamment l’Europe. Dans son livre, il précise qu’un débat passionné a lieu chez les musulmans britanniques sur la question de savoir s’il faut intégrer certains éléments de la charia dans le droit de la famille… «Obama ne prend pas les motivations religieuses de Daech suffisamment au sérieux. Les gens de l’État islamique ne sont pas juste “des criminels”. Ils croient vraiment en quelque chose…»

«Nier jusqu’à l’existence d’un problème»

Dans le contexte d’une France qui cohabite avec l’islam depuis des siècles, et donc le connaît bien, les conclusions de Shadi Hamid sur «l’exceptionnalisme islamique» n’ont rien de très iconoclaste. Mais il est significatif qu’elles aient créé une controverse en Amérique, même si le chercheur, clairement à gauche de l’échiquier politique, ne met nullement en cause le modèle multiculturel, appelant au contraire à laisser plus d’espace pour la différence religieuse.

«Les élites libérales américaines ne veulent pas entendre l’idée défendue par Hamid, car il dit que l’islam n’est pas soluble dans la laïcité. Cela les met dans une dissonance cognitive absolue puisqu’ils ont voulu nier jusqu’à l’existence d’un problème», décrypte le chercheur français Benjamin Haddad, basé au Hudson Institute. La remarque est juste. Obsédées par l’idée d’éviter un «clash des civilisations» huntingtonien, les élites américaines ont soigneusement balisé le débat sur l’islam depuis le 11 Septembre. George W. Bush avait pris soin d’établir une distinction claire entre l’islam, «religion de paix», et terrorisme islamique, afin de ne pas ostraciser la communauté musulmane, un geste avisé.

Mais sous Obama, le terme même d’islam radical a été relégué au rang des mots interdits, au bénéfice «d’extrémisme violent», formule destinée à éluder tout lien entre la religion musulmane et le terrorisme. «Du coup, le débat est beaucoup plus aseptisé qu’il ne l’est en France, note Haddad. Les Américains ont beau défendre le principe de la liberté de parole absolue, dans les faits, ils ont établi une autocensure stricte sur le sujet, taxant tous ceux qui soulevaient des questions d’islamophobie. Il faut se souvenir que seuls quelques rares journaux, à part Buzzfeed, ont osé publier les caricatures de Mahomet, après l’attaque contre Charlie Hebdo, la défense “des sensibilités des lecteurs musulmans” s’avérant plus importante que la solidarité avec les journalistes frappés.»

Dans le même esprit, le New York Times n’a cessé de tempêter contre la laïcité à la française, s’indignant notamment de la loi sur la burqa en 2010. «Les talibans applaudiraient», avait-il osé, comparant l’obligation faite aux femmes de se voiler complètement en public par les talibans à la décision du Parlement français d’interdire le voile intégral! Sur un mode plus amical, la partie de «ping-pong» qui se joue sur Twitter entre Shadi Hamid et l’ambassadeur de France Gérard Araud sur la question de l’islam, le premier dénonçant les atteintes aux droits des musulmans d’une France «antilibérale», et le second défendant la laïcité à la française, reflète l’état d’esprit américain (beaucoup plus enclin à défendre la liberté religieuse car l’Amérique est très religieuse).

Le New York Times a aussi fustigé le «sectarisme» d’Angela Merkel, quand elle a pris position contre la burqa. «C’est le New York Times qui est sectaire, car il s’avère incapable de distinguer entre islam et islamistes, réduisant cette religion à sa version la plus rétrograde», s’insurge Haddad. «La gauche américaine va bien plus loin que la gauche française, elle est allée loin dans le déni de la menace islamiste, dit-il. On l’a bien vu avec l’attentat d’Orlando. Quand l’Administration Obama coupe les scènes où le tueur prononce le nom d’Allah avant de rendre publiques les cassettes, c’est énorme.»

Les choses changeront-elles sous Trump? Comme beaucoup de musulmans américains, Shadi Hamid se dit «très inquiet» de l’élection de Donald Trump, craignant que le futur président ne porte atteinte aux libertés fondamentales que la Constitution garantit à sa religion. Les propositions à l’emporte-pièce de Trump appelant à interdire l’entrée du pays à tous les musulmans «en attendant qu’on comprenne ce qui se passe», son idée d’un «registre» des musulmans américains, entretiennent une grande nervosité, même si certaines de ces idées ont été retirées de son site et s’il a finalement expliqué qu’il établirait plutôt aux frontières «un filtrage extrême» en provenance des pays frappés par le terrorisme.

Mais Walid Phares, un expert du djihadisme qui a été conseiller de Trump pendant sa campagne et pourrait rejoindre son Administration, s’inscrit en faux contre l’alarmisme, tout en notant que la nouvelle Administration prendra le problème de l’islamisme radical à bras-le-corps. «L’arrivée de Trump ne va pas déclencher le chaos», affirme-t-il, estimant que «les mesures de sécurité contre les réseaux radicaux en matière de visas» n’auront pas d’impact sur les communautés musulmanes d’Amérique, car les lois américaines sont «protectrices des libertés civiles». Quant à la bataille d’idées contre l’islam radical, «la nouvelle Administration chargera une commission officielle d’étudier les idéologies salafistes et djihadistes et de rechercher les réseaux qui les répandent, pour les contrer», poursuit-il, voyant là «la poursuite d’un grand travail entamé depuis quinze ans».

«Le processus avait commencé sous Bush mais a été abandonné par l’Administration Obama, qui a préféré camoufler la dimension idéologique de la guerre contre le terrorisme.» Avec Trump, «on va remettre sur la table la question de l’endoctrinement», dit Phares. Il s’attend à ce que nombre d’associations musulmanes américaines, contrôlées selon lui par «les réseaux des Frères musulmans et les Iraniens», lancent «une guerre psychologique contre l’Administration Trump, comme ils l’avaient fait avec Bush». Mais Phares affirme aussi qu’un «courant réformateur» agite les milieux musulmans américains, comme l’a montré l’émergence de groupes musulmans pro-Trump qui auraient à l’en croire joué un rôle clé pour faire basculer le Michigan en novembre. La même bataille qui se joue entre musulmans libéraux et islamistes au Moyen-Orient agite l’Amérique, dit-il.

Le grand défi des années à venir

Pour lui, la nouvelle approche visera d’ailleurs à soutenir les pays musulmans dits modérés et les régimes sécularistes, prêts à se battre contre l’islamisme, «notamment l’Égypte, la Jordanie, la Tunisie, les Émirats arabes unis et même les factions réformistes en Arabie». «Cela se confirme avec la récente rencontre entre Sissi et Trump», dit Phares. «Le plus important, ajoute le chercheur, est la vague d’appui que l’équipe Trump est en train de recevoir de la région et de ses sociétés civiles, y compris en Irak, Syrie, Jordanie, Libye, dans le Grand Maghreb, mais aussi en Asie et Afrique». «J’anticipe un partenariat entre les États-Unis et une génération musulmane libérale montante», dit-il.

Un point de vue repris par le général Michael Flynn, futur conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump, dans son ouvrage The Field of Fight, qui décrit le combat contre l’islamisme radical comme le grand défi des années à venir – un défi qu’il appelle à mener sur les champs de bataille mais aussi dans l’espace idéologique via les réseaux sociaux. Flynn écrit que ce combat lui rappelle celui raconté par Homère dans L’Iliade, parce que «nos ennemis les plus fanatiques pensent que leur cause est soutenue par le Tout-Puissant». De ce point de vue, Flynn, ex-membre de l’actuelle Administration, rejoint la thèse de Hamid, et est en revanche en désaccord total avec son ancien patron, Obama, qui sous-estime le fait religieux. Il dit d’ailleurs dans son livre qu’il a été limogé de son poste parce qu’il affirmait que le pays était en train de perdre la bataille.

Mais à la différence de Shadi Hamid, Flynn croit à une «réforme de l’islam» et pense que l’Occident doit jouer un rôle aux côtés des musulmans qui la défendent. Citant l’ayatollah irakien al-Sistani comme «un modéré musulman» avec lequel il a travaillé en Irak, et qui aurait constamment appelé à la coopération entre sunnites et chiites, Flynn veut distinguer entre modérés et radicaux. Son livre frappe aussi par l’attention qu’il accorde aux États qui soutiennent les islamistes durs, au premier rang desquels l’Iran et la Russie, qui partagent «leur haine de l’Occident», écrit-il. Un point de vue qui conteste la thèse selon laquelle il serait un affidé du régime poutinien.

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