Trois semaines à Chios, un camp de la honte

Article paru sur le site du Journal Le Temps le 27/02/2020 par Carlo Trippi

Mardi 21 janvier 2020. 10h20, Chios, Grèce, camp de Vial, un des cinq hot spots de Grèce prévus pour l’accueil des réfugiés.

Devant moi un grand bâtiment industriel désaffecté, prévu pour accueillir 800 personnes. Plus de 1500 réfugiés s’y entassent, entourés de barbelés et de policiers casqués et armés qui en défendent l’accès. Je me dirige vers le camp annexe appelé la «jungle».

Une forêt de 1500 tentes et d’abris dans lesquels 5000 personnes tentent de survivre. Beaucoup sont bricolés avec des plastiques, des cartons, du matériel arraché aux poubelles et à la forêt proche. Les jours de pluie ou de fort vent, certains sont arrachés, déchirés.

Je trouve cela anormal et injuste.

Mercredi 22 janvier 17h. J’ai fait le tour du camp. Je suis totalement choqué, abasourdi, sonné, je crois être sur une autre planète. Toutes ces personnes survivent sans aucune aide médicale et sanitaire, sans toilettes, avec un accès à l’eau très difficile, souvent des heures d’attente pour obtenir 1 litre d’eau. La nourriture proposée est très souvent avariée, des tonnes de déchets s’accumulent au milieu des tentes.

Des enfants se suicident

Je suis écœuré et dégoûté.

Jeudi 23 janvier 11h, je rencontre deux volontaires indépendants, membre de Humansnation, une organisation d’aide basée à Lausanne. Nous essayons naïvement de nettoyer les tonnes de déchets accumulés dans le camp en remplissant des sacs à ordures de 110 litres. Les autorités grecques nous font comprendre que nous ne sommes pas les bienvenus et font tout leur possible pour nous dissuader de continuer. Bientôt il fera chaud, les rats, les serpents et le choléra qui pourrait faire son apparition…

Bientôt il fera chaud, les rats, les serpents et le choléra qui pourrait faire son apparition…

J’ai peur.

Samedi 25 janvier 18h. Je rencontre plus personnellement des réfugiés. Ils commencent à se confier. Ce ne sont que des récits de violences liées à la guerre, aux privations, aux injustices, aux sévices dans les divers pays traversés, aux abus sexuels dont les femmes, les enfants, ont été victimes tout au long de leur périple, au non-respect des droits de l’homme sous toutes ses formes, en particulier dans ce camp où certains attendent depuis deux ans que les autorités veuillent bien s’intéresser à leur dossier. Je découvre que des enfants se suicident ou s’automutilent.

Je ne peux retenir mes larmes.

Dimanche 26 janvier 12h. Pas de médecin, pas de soins. Je rejoins le camp avec un sac rempli de bandages, de compresses de désinfectants, de pommades, que des pharmaciens suisses ont eu la bonté de me donner, afin de soigner les fréquentes brûlures et infections que je photographie et envoie à un médecin basé à Lesbos. Je reçois quelques conseils en retour. De toute façon nous n’avons pas les médicaments pour soigner.

Je me sens impuissant et en colère.

Mécanismes inhumains

Vendredi 31 janvier 8h. Je rencontre John. Il travaille pour une petite ONG qui accueille les réfugiés débarquant sur les côtes. Il me décrit comment les gardes-côtes grecs et turcs les terrorisent sur l’eau et sur la terre. J’apprends également comment la force de protection des frontières, Frontex, use de son pouvoir armé pour repousser avec une extrême violence ces malheureux en quête de sécurité. De retour en Suisse douze jours plus tard je découvrirai le dernier livre de Jean Ziegler, Lesbos, la honte de l’Europe, aux Editions du Seuil. Il décrit ce qu’il a vu sur place et explique entre autres les mécanismes inhumains que certains politiciens européens mettent en place pour refouler ces réfugiés, avant même qu’ils aient posé le pied en Europe.

Mardi 11 février 17h. Mes amis réfugiés me fêtent avant de rentrer en Suisse. Un instant d’émotion pour quitter ces êtres si proches de nous, si semblables, mais si blessés, si terrorisés, si méprisés. Ces belles personnes que j’ai eu l’honneur et la chance de rencontrer et de soutenir pendant trois semaines et qui m’ont aidé à retrouver un peu de mon humanité.

Je dis au revoir à quelques-uns de ces enfants oubliés. Ils me sourient avec tristesse.

J’ai honte! J’ai honte d’être un citoyen de l’Europe.

Il y a cinq camps d’accueil dans la mer Egée: Lesbos, Samos, Chios, Kos et Leros avec une possibilité d’accueil maximum de 6400 personnes. En novembre 2019, ils abritaient environ 35 000 personnes dont deux tiers de femmes et d’enfants.

Source URL: https://diplomatie-humanitaire.org/trois-semaines-a-chios-un-camp-de-la-honte/