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«Sur l’immigration, dépassons les affrontements binaires pseudo-moraux»

Article paru sur le site du Figaro le 27/07/2018 par Alexandre Devecchio 

L’ancien ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, appelle les dirigeants européens à dépasser les débats théoriques et idéologiques pour rechercher des solutions concrètes. Le diplomate avance plusieurs propositions pour sortir de l’impasse.

LE FIGARO. – Aujourd’hui, un certain nombre d’observateurs affirment qu’il y a une crise politique en Europe, mais sont plus réticents à parler de «crise migratoire». Partagez-vous ce point de vue?

Hubert VÉDRINE. – Les migrations seront permanentes et donc la maîtrise des flux migratoires s’imposera comme une politique durable. En Europe mais aussi chez les émergents, en Afrique, en Australie, en Nouvelle-Zélande, au Canada… et bien sûr aux États-Unis. Quant aux demandes d’asile, il y en aura malheureusement d’autres, mais il est impossible de savoir quand des drames atroces jetteront des peuples entiers sur les routes. Le phénomène des migrations est facilité par les moyens de transport moderne et, Stephen Smith a eu raison de le souligner dans La Ruée vers l’Europe, par l’élévation du niveau de vie en Afrique. Et c’est ainsi que s’est reconstituée une nouvelle «économie de la traite» dans toute l’Afrique, rapportant aux passeurs plus d’argent que le trafic de drogue.

Les pays où les gens veulent aller pour vivre mieux ne peuvent pas se fermer: l’extrême droite dit des absurdités là-dessus. Économiquement, on aura besoin d’immigrants légaux dans divers métiers. Humainement, ce serait cruel et c’est impraticable. À l’opposé, l’idée «d’ouverture totale», d’un monde sans frontières, est irresponsable. Cela ferait exploser les sociétés. Il faut, entre ces deux extrêmes, gérer les flux. C’est une question de bon sens, et de quantités avant d’être une question de valeurs. Certes, c’est compliqué à mettre en œuvre, mais il vaut mieux dépasser les affrontements binaires pseudo-moraux et chercher des solutions concrètes.

Sur le diagnostic, l’indistinction entre migrants économiques et réfugiés ne complique-t-elle pas le débat?

Bien sûr! Cette absence de distinction est une des sources de l’angoisse des peuples. Mais beaucoup de forces politiques ne veulent pas distinguer: l’extrême droite ne veut pas distinguer (elle crie à l’invasion), l’extrême gauche non plus parce qu’elle joue la carte des lobbys issus de l’immigration. Et il y a un courant de pensée généreux chrétien, mais pas seulement, qui ne veut pas distinguer parmi les «gens qui souffrent». Or, il est à craindre que, si on ne sanctuarise pas l’asile, le vrai, pour des gens en danger, il n’y aura plus d’asile dans dix ans. Ce serait inacceptable.

Les craintes de l’opinion ne sont-elles pas légitimes dans la mesure où les sociétés occidentales sont déjà en crise?

Les opinions ressentent, en gros, qu’«il y en a trop» et que ce n’est pas géré. Ce ressenti est contestable: bien des choses ont été faites par tous les ministres de l’Intérieur depuis dix ans. Mais ce n’est pas assez perçu. Il y a deuxièmement le problème de la guerre mondiale dans l’islam sunnite entre l’infime minorité d’islamistes terroristes, les islamistes non terroristes, et l’ensemble des autres musulmans, qui sont les premières victimes. Nous, nous sommes des victimes collatérales sur un champ de bataille périphérique. Dans le débat public, cette question est mal traitée parce qu’on n’ose pas s’affranchir des tabous. Résultat: on n’aide pas assez les musulmans courageux qui sont en première ligne. Pour remonter la pente et bâtir un consensus autour d’un plan d’ensemble, il faut commencer par nommer les choses.

Concernant Emmanuel Macron, il oscille entre diabolisation de la «lèpre populiste» et discours de vérité, notamment sur le rôle trouble d’une partie des ONG. Peut-il sur cette question-là faire du «en même temps»?

Il me semble que ce que fait Emmanuel Macron est plus clair et plus ferme que ce qui était fait auparavant. En même temps, il avance prudemment parce qu’il voit bien que les opinions sont à cran…, dans les deux sens. Toute idée présentée isolément est considérée comme trop laxiste ou trop répressive. Le président cherche à tenir bon sur le droit d’asile tout en maîtrisant de mieux en mieux les flux (sinon il n’aurait pas mis Gérard Collomb Place Beauvau).

Mais sans doute une partie de l’opinion attend-elle des propos plus nets encore. D’autre part, pour impliquer les pays de départ et de transit dans la cogestion, il faudra être persuasif parce qu’ils n’ont pas trop envie d’être placés devant leurs responsabilités. Le départ vers l’Europe est pour eux une «soupape». Mais c’est tragique parce que ces gens qui partent sont jeunes, dynamiques et entreprenants. Donc c’est désolant de voir tous ces pays de départ se vider de ces éléments. Les gens généreux qui disent qu’il faut accepter tous les miséreux alimentent inconsciemment cette dérive.

Les partis dits «populistes» sont en passe de devenir majoritaires en Europe. Peut-on continuer à parler d’eux comme des «infréquentables»?

«Populisme» est un mot-valise. Déjà, le traité de Maastricht était passé par référendum avec seulement un point et demi d’avance, ce qui démontrait qu’il y avait un divorce du peuple d’avec le projet, un début de clivage entre les élites dirigeantes, mondialisatrices et intégrationnistes, et les peuples. Aujourd’hui, au nom de la lutte contre le «populisme», on ne peut pas dire qu’on ne tiendra jamais compte de ce que le «peuple» vote, sinon inutile de faire l’apologie de la «démocratie»! Ces demandes des peuples, on peut les apaiser mais il y a aussi une façon de les hystériser qui consiste à exagérer le sentiment d’invasion. Aucun peuple n’est pour l’immigration de masse. Si les mouvements migratoires ne sont pas trop importants, sont étalés dans le temps et ne confrontent pas des populations aux modes de vie trop antagonistes, cela se gère. Si c’est l’inverse, c’est plus compliqué, on le voit bien.

Dans votre livre et dans différentes tribunes, vous avez énuméré un certain nombre de solutions concernant les flux migratoires. Vous évoquez notamment la solution des quotas…

Je parle des quotas par métiers pour les immigrants légaux, oui. Pas des quotas de répartition des réfugiés déjà arrivés, même s’il faut essayer de mieux les répartir. Pour gérer les flux, il faut une discussion qui ne soit pas théorique. Il ne faut pas raisonner comme il y a cent ans où l’on partait sans esprit de retour. Il faudra développer une économie circulaire: dès lors que cela sera plus facile d’entrer, et surtout de revenir, les gens accepteront de repartir. Il faut aller dans ce sens-là, et aussi des visas plus faciles pour les étudiants, les hommes d’affaires, etc. Mais d’abord que ceux qui vivent de la nouvelle traite comprennent que c’est fini, qu’on ne peut plus détourner l’asile.

Vous évoquez également la solution des «centres de tri». N’est-ce pas illusoire dans la mesure où ni les pays de départ ni les pays de transit n’acceptent cette solution?

C’est, pour le moment, insoluble… On n’est même pas d’accord sur les mots et sur la manière d’appeler les centres en question. Cela dit, il y a déjà des représentations de l’Union européenne, qui pourraient appliquer partout les règles de Schengen et gérer les demandeurs. C’est vers cela qu’il faut aller. Le refus des pays de départ ou de transit sur ces centres, c’est une prise de position ferme, avant un début de négociation.

Dans votre plan est aussi posée la question de Frontex, vous parlez d’en faire une véritable police des frontières. Mais le problème est celui des frontières extérieures de Schengen?

C’est évident qu’il faut (qu’il fallait) des frontières extérieures à Schengen. Il faut donc donner plus de moyens à Frontex et une coopération plus poussée entre polices extérieures et intérieures, nationales et européennes. Et là-dessus, contrairement aux apparences et aux disputes actuelles entre les différents pays d’Europe, tout le monde a intérêt à la maîtrise des flux.

Avec l’arrivée au pouvoir des partis dits «populistes», l’avenir de l’Europe n’est-il pas désormais dans une approche plus nationale que globale?

Il faut une combinaison! D’ailleurs, ce qui marche depuis très longtemps tient de mesures combinées, entre des États membres et des initiatives coordonnées. Mme Merkel avait fait un excellent discours il y a dix ans en affirmant qu’il fallait en finir avec cette querelle stupide entre méthode communautaire et méthode intergouvernementale. Il n’y a que les gens de Bruxelles pour entretenir cette querelle théorique. Il est évident qu’il faut combiner, dans tous les domaines où les pouvoirs sont partagés.

La crise que traverse l’Union européenne n’est-elle pas à intégrer dans une crise plus large, celle d’un véritable changement de monde?

Bien sûr, tout change, mais ne mélangeons pas une mutation historique et une crise. Le seul élément vraiment déterminant tient selon moi au fait que nous, les Occidentaux, avons perdu le monopole mondial au moment même où l’on croyait que l’Histoire était finie, parce que l’on avait gagné! Depuis lors, il n’y a pas eu de nouveau changement qui contredise celui-là, mais une succession de mouvements permanents et de convulsions. La crise en Europe n’est pas directement liée à cela: elle est liée au fossé qui s’est creusé entre les élites et les peuples, qui ont cessé de suivre.

Ils sont contents de vivre en paix, de circuler facilement, mais ils n’adhèrent plus à l’idée qu’il faudrait sans cesse continuer. Intégrer plus loin? Pour quoi faire? Même les Allemands n’en sont pas demandeurs. Je me demande s’il ne faudrait pas admettre que le système de la construction européenne est arrivé en gros à maturité et qu’on a trouvé un équilibre dans ce que Jacques Delors appelait une «fédération d’État-nation». On ne peut qu’approuver la volonté du président Macron de rendre l’euro plus fort et plus résistant, mais cela ne va pas révolutionner la structure des opinions européennes. Il y a les vrais anti-européens, des gens devenus sceptiques, ou allergiques à la réglementation, et encore quelques pro-européens, devenus minoritaires, qui veulent continuer d’avancer.

Au-delà de la crise de l’Union européenne, n’assiste-t-on pas à la mise en échec de la «mondialisation heureuse»?

Les droits de l’homme et le libre-échange c’est une chose, mais on ne peut pas non plus les imposer. Le multiculturalisme, c’est autre chose. Est-ce un progrès? Cela se discute. Les Européens étaient très idéalistes, «fukuyamesque» avant Fukuyama. Les Américains n’ont en réalité jamais vraiment cru à cela, ils ont cru davantage au triomphe du leadership américain et continuent aujourd’hui à s’acharner sur la Russie car ils ont besoin d’un adversaire. Ceux qui sont les plus déboussolés par ces bouleversements sont les Européens, mais aussi beaucoup les Canadiens et quelques micro-milieux multilatéralistes un peu partout. Ils prennent de plein fouet l’effondrement des croyances sur la mondialisation heureuse, ont beaucoup de mal à atterrir…

Ces bouleversements marquent-ils un retour des nations?

Oui (elles n’avaient d’ailleurs pas disparu) mais pas sous la forme ancienne. Nous vivons désormais dans un monde très interdépendant. Même des pays qui veulent retrouver un peu d’autonomie ne peuvent pas espérer qu’en décidant tous seuls dans leur coin, cela marchera! À l’inverse, idéologiquement, l’idée que l’avenir du monde tient au dépassement des nations a totalement échoué, et même réveille son contraire. Les peuples résistent à l’acharnement des élites à dissoudre leur souveraineté et leur identité. Il y a une forte demande pour une mondialisation moins nivelante et pour une Europe plus respectueuse des intérêts de chaque pays et des cultures nationales.

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