Stephen Smith : «Au sud du Sahara, 40 % de la population a moins de… 15 ans»

Article paru sur le site du Figaro le 06/02/2018 par Vincent Tremolet de Villers

Le journaliste et universitaire publie un ouvrage saisissant sur la dynamique migratoire africaine. D’une ampleur sans précédent dans l’histoire, elle sera le défi de l’Europe du XXIe siècle.

LE FIGARO. – Votre livre fait état de l’extraordinaire vitalité démographique de l’Afrique. Quelles sont les proportions de ce dynamisme?

Stephen SMITH. – Historiquement, l’Afrique est sous-peuplée. Cinquante fois grande comme la France, elle ne comptait qu’environ 150 millions d’habitants dans les années 1930. Mais c’est alors que la donne démographique a basculé grâce aux progrès de l’hygiène, de la médecine tropicale et de la politique coloniale dite «de mise en valeur». Le développement a été une invention coloniale, la nouvelle «mission civilisatrice» pour justifier la domination de populations «différentes» et, bien sûr, pour en tirer avantage. Aujourd’hui, l’Afrique compte 1,3 milliard d’habitants. Elle en comptera 2,5 milliards en 2050, quand sa population aura été multipliée par 17 – par rapport à 1,7 pour la population française. Si la France suivait la courbe de l’Afrique, elle compterait en 2050 non pas 70 millions mais 700 millions d’habitants, une moitié de la Chine actuelle. L’Europe, dans son ensemble, était deux fois plus peuplée que l’Afrique dans les années 1930. Dans une génération, en 2050, ses 450 millions d’habitants auront 2,5 milliards de voisins africains. Statistiquement, pour un Européen proche de la cinquantaine, il y aura trois Africains de moins de trente ans.

Justement, vous insistez beaucoup sur la «jeunesse» de l’Afrique. Pourquoi?

Parce qu’elle est capitale dans un continent où le «principe de séniorité», c’est-à-dire la prime de pouvoir et de prestige traditionnellement accordée aux aînés, surtout aux hommes, reste la ligne de fracture qui prive d’égalité les jeunes et, en particulier, les jeunes femmes. Or, aujourd’hui, au sud du Sahara, entre 40 et 45 % de la population a moins de… 15 ans! Sur une planète qui «grisonne», y compris en Asie et en Amérique latine, c’est l’exception mondiale. La jeunesse de l’Afrique est sans précédent historique. Tous les quinze ans, la moitié de la population subsaharienne se renouvelle. L’Afrique «ancestrale» est broyée par l’engrenage des générations qui «tournent» rapidement. Ses normes et ses valeurs ne sont plus transmises, faute de mentors. Les jeunes se «débrouillent», ils se réinventent.

Pour vous, c’est là le moteur du «grand départ» à tous les niveaux…

Oui, parce que, depuis un peu plus d’un siècle, les jeunes quittent en masse les villages, ils s’installent dans des villes puis des mégapoles – comme Lagos, au Nigeria, avec plus de 20 millions d’habitants – qui sont aux deux tiers des bidonvilles. La prochaine vasque de cette fontaine migratoire sera l’extérieur du continent, principalement l’Europe. Et, comme l’Europe à la fin de sa transition démographique entre 1850 et la Première Guerre mondiale, quand 60 millions d’Européens sur 300 millions sont partis vivre ailleurs, notamment en Amérique, les jeunes Africains vont tenter de bâtir une meilleure vie ailleurs.

À cela, trois préalables: d’abord, un minimum de prospérité chez eux, qui leur permet de réunir les moyens nécessaires pour un voyage cher et, souvent, clandestin – ce qui implique que «l’Afrique émergente» se mette en route bien plus que «l’Afrique de la misère» et que, dans un premier temps, l’aide au développement accélère la noria migratoire ; ensuite, des communautés d’immigrés déjà installées en Europe, qui facilitent l’installation des nouveaux venus ; enfin, un écart toujours important entre les revenus ici et là-bas. Ce qui est le cas, puisque sa croissance démographique incontrôlée «noie» les progrès que l’Afrique accomplit. En 1960, un peu plus de la moitié des Africains vivait sous le seuil de la pauvreté ; maintenant, c’est un peu moins de la moitié mais sur un nombre deux fois plus important…

Y a-t-il une différence entre la démographie du Maghreb et celle de l’Afrique subsaharienne?

Le Maghreb est en train d’achever sa transition démographique et, si les conditions politiques sont réunies, empruntera une trajectoire semblable à celle du Mexique. Entre 1975 et 2010, des Mexicains ont quitté massivement leur pays pour les États-Unis, où les Mexicains-Américains représentent aujourd’hui 10 pour cent de la population. Mais, depuis dix ans, le solde migratoire s’est inversé – ce que Trump ignore pour brandir la menace d’une «invasion», qui n’aura pas lieu, et ramasser le vote des populations blanches pauvres que la globalisation a privées de leur «prime impériale». Leur maison, leur voiture et le consumérisme ne leur sont plus garantis du seul fait d’être nés américains. En Europe, aussi, les inégalités à l’intérieur explosent alors que le fossé entre «pays riches» et «pays pauvres» se réduit en fait.

Vous décrivez la vitalité religieuse de l’Afrique subsaharienne. Quel christianisme domine? Quel islam s’impose?

En France, où le protestantisme «born again» était marginal, on a tardé à prendre conscience de la révolution pentecôtiste, qui a transformé l’Afrique subsaharienne depuis les années 1980. Régis Debray a attiré l’attention sur le «néoprotestantisme à l’américaine», qui est entré dans les cités françaises du fait de l’immigration. Je parlerais plutôt de «l’Évangile de la prospérité», qui triomphe dans les anciennes marges du monde. En Afrique, il bat en brèche les traditions. Les «frères et sœurs dans la foi» servent de nouveaux réseaux de solidarité aux hommes et, surtout, aux femmes qui cherchent à s’affranchir des contraintes familiales et, plus largement, coutumières. Il s’agit surtout de jeunes, on vient de le voir. De son côté, l’islam, qui diversifie également son offre, leur propose une armature morale contre la «dépravation occidentale», la corruption sous toutes ses formes. L’avenir du christianisme, plus que de l’islam, se joue au sud du Sahara. L’Afrique subsaharienne, qui représente aujourd’hui 16 % des musulmans et 25 % des chrétiens dans le monde, en comptera en 2050, respectivement, 27 et 42 %.

Vous rappelez le rapport des Nations unies qui, au début du XXIe siècle, préconisait une immigration importante et régulière en Europe jusqu’en 2060 pour pallier le déclin démographique. Est-il toujours d’actualité?

C’était une scénarisation utile même si, depuis, le discours d’extrême droite a installé un malaise par rapport à une migration dite «de remplacement». À mes yeux, l’idée de faire appel à 86 millions d’étrangers pour rajeunir l’Europe (ce que recommandait le rapport des Nations unies, NDLR) souffre de deux défauts. D’abord, elle ignore la dynamique migratoire propre à l’Afrique, le début de «décollage» du continent qui pourrait déclencher des départs plus massifs encore. Ensuite, pour ce qui est des besoins en «bras et cerveaux» de l’Europe vieillissante, elle fait l’impasse sur les gains en longévité qui pourraient stabiliser la population active, et donc les systèmes de sécurité sociale, d’autant que la robotisation va encore contracter le marché du travail. Depuis 1900, une vie occidentale statistique est passée de 47 à 78 ans. Il n’y a aucune raison pour que ces trente ans supplémentaires soient entièrement «privatisés» sous forme de retraite aux frais des jeunes cotisants. Mais sur le plan électoral, c’est un message qui passe mal.

Selon vous, cette «ruée vers l’Europe» peut suivre cinq scénarios. Lesquels?

Sommairement, ça va de «l’Eurafrique heureuse» – une sorte de miracle de la Pentecôte où toutes les langues étrangères se mêleraient dans une communion universelle – à la dérive politico-mafieuse, soit la traite des migrants, ce qui provoquerait une réaction populiste au profit de l’extrême droite. L’Europe-forteresse derrière un rempart d’argent, déjà en construction en Turquie, en Libye et dans les États sahéliens censés fixer les dunes humaines en échange de subventions, ne serait en fait pas si différente d’un retour du «réflexe colonial», directement interventionniste dans les pays d’origine.

Enfin, une combinatoire de toutes ces mauvaises solutions, pour «tenir» sous prétexte de pragmatisme «sans excès», n’est pas non plus à exclure. Mais le défi est énorme. À mon avis, il ne peut être relevé que par une Europe qui ne serait ni bornée ni borgne. Les bornés sont obsédés par la frontière qu’ils voient en barrière baissée, sans comprendre que c’est un espace de négociation du passage, surtout entre voisins dont le sort est lié. Les borgnes ressemblent au Cyclope de la légende, ils se prennent pour des géants moraux mais ne voient rien, ni l’Ulysse qui se joue d’eux ni les conséquences dramatiques – les tensions, les malheurs – qui résultent de leur manque de vigilance. Il me semble que la lucidité gagne du terrain, notamment en France depuis le recul du Front national. Mais il y a toujours une Europe qui a peur de perdre son «âme» et une autre qui veut à tout prix prouver qu’elle en a une.

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