Article paru sur le site du journal Le temps le 19/03/2019 par Sophie Woeldgen
Il y a quatre ans jour pour jour, des militaires loyalistes à l’ex-président Ali Abdallah Saleh attaquaient l’aéroport et le palais présidentiel d’Aden. Depuis, le conflit s’éternise. Les estimations du nombre de morts sont floues. Et cela fait longtemps qu’il n’y a plus de mots pour décrire la situation humanitaire.
Les rapports sont effrayants: «pire crise humanitaire au monde», «80% de la population dépendante de l’aide humanitaire», «pire épidémie de choléra jamais enregistrée». Les organisations internationales ont beau parler, les bombes continuent de tomber dans ce pays de la péninsule Arabique, le plus pauvre du Moyen-Orient, la guerre civile et régionale n’épargne pas les 27 millions d’habitants.
Les estimations du nombre de victimes sont lacunaires. Entre 70 000 et 80 000 personnes seraient mortes dans les combats depuis mars 2015, estime un groupe de recherche lié à l’Université du Sussex (The Independent Yemen for the Armed Conflict Location and Event Data Project). Mais avant tout, c’est la destruction des structures étatiques qui est responsable des plus grands dégâts auprès de la société civile. L’année passée, «environ 130 enfants de moins de 5 ans mouraient chaque jour d’une maladie liée à la faim, soit environ 50 000 en un an», déclare Mark Lowcock, secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires et coordonnateur des secours d’urgence à l’ONU.
Blocus fatal
Aujourd’hui, les enjeux se concentrent sur Hodeida. La ville est aux mains des houthis, ce mouvement rebelle zaïdite issu des montagnes du nord-ouest du pays, à la frontière du royaume wahhabite. Pour tenter de les déloger, l’Arabie saoudite et ses alliés ont imposé un blocus maritime, terrestre et aérien du premier port du pays. Mais au lieu d’affaiblir les miliciens, le blocus frappe la population de plein fouet. En effet, pour le Yémen, les importations représentaient déjà 90% de la nourriture et des médicaments consommés avant la guerre.
Sameh al-Awlaqi, chercheur en santé publique, vient de rentrer d’une visite sur place: «Je suis retourné au Yémen pour prendre soin de mon père. Là-bas, il n’y a plus aucune infrastructure. Il n’y a plus de pétrole ou de gaz. Les centres de soins ont été bombardés. Les épidémies s’étendent et il n’y a rien pour les endiguer. Les salaires des soignants ne sont plus versés depuis longtemps, beaucoup ont donc quitté le secteur médical», a-t-il raconté récemment lors d’une conférence à l’ONU. Nombre de fonctionnaires, dont le personnel médical, n’ont plus été payés depuis août 2016. «Ce qui m’a frappé, c’est la guerre de l’énergie qui se déroule. Il y a un énorme manque de carburant et d’électricité. Or avec l’électricité, tu charges ton téléphone, tu actionnes la pompe pour puiser l’eau ou, encore, tu allumes le frigo pour conserver la viande de la chèvre que tu as tuée hier», témoigne Guillaume Binet, photographe.
Peu d’espoir politique
La situation humanitaire s’enlise. Tout espoir de résoudre le conflit également. Dénommée «Tempête décisive», l’intervention saoudienne de mars 2015 devait durer quelques semaines. Après quatre ans et le largage de dizaines de milliers de bombes, la coalition internationale a repris du terrain mais est loin de venir à bout des houthis. Les pourparlers de paix pour le Yémen de Stockholm, qui ont eu lieu en décembre dernier, avaient laissé percevoir une lueur d’espoir. Or, trois mois plus tard, aucun résultat tangible sur le terrain.
Les Nations unies ont demandé une levée du blocus à Riyad il y a un an et demi déjà. Sans succès. Il reste enfin à questionner la responsabilité des pays occidentaux puisque les ventes d’armes à destination de l’Arabie saoudite ne font qu’augmenter.
Guillaume Binet: «Le pays est détruit, la terre est dévastée»
Le photographe Guillaume Binet, cofondateur de l’agence Myop, a fait trois séjours au Yémen depuis 2015. Le dernier date de décembre 2018.
Le Temps: Comment entre-t-on au Yémen lorsqu’on est un journaliste occidental?
Guillaume Binet: C’est compliqué. On ne va pas dans le nord. Au sud, dans les territoires contrôlés par la coalition internationale, le gouvernement distille quelques visas. Mais vu que différentes forces se partagent ce territoire, il y a des checkpoints partout. Il faut des papiers spécifiques pour chaque barrage. Moi, j’ai accompagné Médecins sans frontières. Avec eux, j’ai une indépendance quasi totale et cela me permet de passer les checkpoints.
On voit beaucoup d’attente sur vos photos. On y voit des jeunes hommes armés de kalachnikov, en tongs, aux checkpoints… La guerre au final, c’est ça?
J’étais à une cinquantaine de kilomètres de la ligne de front de Hodeida, je n’ai pas pu aller plus loin. Le terrain était figé. Cela fait longtemps qu’elle dure, cette guerre. Au fil des ans, il y a eu une internationalisation du conflit qui dépasse les populations. Les hommes n’ont pas envie de tirer sur celui d’en face car c’est leur voisin. Avant la guerre, ils vivaient tous ensemble.
On parle de la pire crise humanitaire du monde. Vous avez couvert un certain nombre de conflits à travers le monde. Est-ce que le Yémen est particulier?
Déjà, il n’y a pas de déplacés externes. Personne ne rentre et personne ne sort du pays. A l’est, Al-Qaida contrôle tout, c’est le désert. Au nord, c’est l’Arabie saoudite, personne ne s’y risque. Les Saoudiens ont imposé un blocus sur tout le territoire. Les hommes se battent avec des mines artisanales, des RPG, des armes légères. Si tu mets un type avec une kalachnikov dans une montagne, tu ne le déloges pas. Les Saoudiens sont donc impuissants malgré leurs bombardements intensifs.
Vous êtes allé une première fois au Yémen en 2015 et une deuxième fois en 2018. Qu’avez-vous vu comme différence?
J’ai été impressionné par l’abandon physique du pays. Le territoire est entièrement miné. A partir de 8 ans, chaque jeune homme commence à mâcher du khat, une substance psychotrope qui permet de rester éveillé. A partir de 14 ans, il reçoit une kalachnikov. C’est important de voir que les Saoudiens font des horreurs avec nos armes. Mais les houthis ne sont pas en reste avec le minage systématique des terres, des chemins, des écoles. Ils utilisent des mines artisanales, des bombes à sous-munitions… Le pays est aujourd’hui détruit, la terre est dévastée.
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