Article paru sur le site de la revue CODEX en mai 2020 par Anne Brogini
Une activité corsaire intense et des échanges économiques soutenus avec le Levant accroissent le risque sanitaire sur l’île de Malte. Face aux épidémies, notamment la grande peste de 1676, les mesures prophylactiques prises par les chevaliers, en tension avec les réalités économiques, font largement échos à notre actualité.
Petite île située entre la Sicile et la côte tunisienne, Malte n’est pas demeurée à l’écart des risques sanitaires qui caractérisent les ports de Méditerranée à l’époque moderne. Propriété du roi d’Espagne, concédée en fief en 1530 à l’ordre religieux-militaire des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem (mieux connus sous le nom d’ordre de Malte), l’île est d’abord une frontière essentiellement militaire de l’empire ibérique et du royaume de Sicile. Défendue et fortifiée par les chevaliers, elle se transforme, au cours des années 1580, en premier centre chrétien corsaire de Méditerranée occidentale. Cette activité de guerre maritime favorise le développement des échanges avec la rive musulmane, pour la revente des butins corsaires et le rachat des esclaves : à la fin du XVIe siècle, Malte s’ouvre aux différents navires provenant de ports d’Europe, d’Afrique du Nord et du Levant, ce qui a pour conséquence un risque sanitaire soudain accru.
L’irruption du risque sanitaire : l’épidémie de 1592-1593
Qualifiée de peste par les contemporains, l’épidémie de 1592-1593 fut peut-être en réalité une épidémie de typhus, dont les symptômes sont très proches de la peste pulmonaire. Elle a en effet été moins mortelle que la peste, qui, lors d’importantes épidémies, peut éliminer 40% à 60% d’une cité – ce qui ne fut pas le cas en 1592-1593. Mais quelle qu’ait été la véritable nature de l’épidémie, elle suscita chez les chevaliers une prise de conscience de la menace sanitaire que faisaient vraiment peser, pour la première fois sur Malte, les échanges maritimes.
En avril 1592, l’épidémie se déclare après que quatre galères toscanes ont fait escale dans le port : de retour d’une course au Levant, elles escortaient deux navires turcs transportant une cargaison de lin, de tapis et de toiles de coton, et dont les équipages comptaient déjà plusieurs malades. A cette époque, Malte ne possède pas encore de lazaret et les quarantaines s’effectuent dans les locaux désaffectés de l’ancienne Infirmerie de Vittoriosa. Au mois de mai, les décès se multiplient dans la petite cité et les médecins de La Valette diagnostiquent la peste, après beaucoup d’hésitations, car les bubons ne sont pas visibles. L’épidémie poursuit sa propagation et en août, l’ensemble du port est contaminé, les commissaires de la santé déplorant « que les personnes touchées par le mal meurent en grand nombre ». En novembre 1592, l’épidémie gagne les campagnes environnantes : « Cette maladie contagieuse a commencé à se développer dans l’île et dans les campagnes, jusqu’à Mdina » (Archives de l’ordre de Malte, rapport de novembre 1592).
L’ordre de Malte réclame une confirmation du diagnostic : quatre chevaliers commissaires de la santé, escortés du plus fameux médecin de La Valette, maître Paolo Macalio de Syracuse, sont envoyés pour visiter les malades confinés dans les anciens locaux de l’Infirmerie de Vittoriosa et confirment au grand-maître la réalité de l’épidémie. Bien que répugnant à imposer les mesures habituelles de sécurité sanitaire (la suspension de toute relation maritime et commerciale représentant une perte économique dramatique), le grand-maître se résout à fermer officiellement le port de Malte le 3 novembre 1592 et à réclamer au vice-roi de Sicile l’assistance d’un médecin du royaume. Aux mois de janvier-février 1593, un nouveau pic de mortalité pousse l’Ordre à réclamer la venue d’un nouveau médecin sicilien, le célèbre Pietro Parisi, qui débarque début mai 1593. A cette date, l’épidémie a perdu en intensité dans le port, mais continue de sévir dans l’île, notamment dans les villes de Mdina et Rabat.
Pietro Parisi s’occupe d’éradiquer le fléau de l’espace portuaire, par des mesures traditionnellement utilisées pour limiter la contagion : il ordonne la fermeture des anciens locaux de l’Infirmerie de Vittoriosa et la mise à l’écart, dans une petite île du port (Marsamxett), de tous les malades et personnes suspectes. Toute personne en contact avec des malades est condamnée à la quarantaine dans sa propre demeure ; les maisons, closes, sont marquées d’une croix et leurs habitants ont interdiction absolue d’en sortir. Ils sont ravitaillés par le personnel de l’Ordre, qui distribue chaque jour eau et nourriture par des ouvertures aménagées dans les fenêtres. Suspectant que les tissus ont une responsabilité dans l’épidémie, Parisi ordonne de brûler tous les ballots entreposés dans les locaux de l’ancienne Infirmerie de Vittoriosa et interdit aux habitants du port de récupérer les vêtements des défunts, qui sont brûlés avec les corps. Enfin, conformément à la théorie aériste qui considère depuis l’Antiquité l’air corrompu comme l’un des principaux vecteurs des maladies, Parisi ordonne son assainissement, par des fumigations et des brûle-parfums qui sont disposés dans toutes les rues du port.
En septembre 1593, les médecins informent officiellement l’Ordre que l’épidémie est entièrement enrayée. Après un délai de trois mois de confinement supplémentaire du port, destiné à éviter tout risque de contamination des navires, le trafic maritime rouvre officiellement entre Malte et la Sicile. Pour fêter cela, l’Ordre et le clergé organisent le 15 janvier 1594 une messe solennelle et une procession dans tout le port, afin de louer Dieu, la Vierge et saint Jean-Baptiste (patron des chevaliers) de la fin de l’épidémie. Le Conseil de l’Ordre rémunère les praticiens siciliens et offre à Pietro Parisi, en remerciement de son dévouement, d’accepter son fils comme chevalier de la Langue d’Italie. L’épidémie de 1592 coûta la vie à trois mille trois cents personnes à Malte, selon un décompte établi par les chevaliers en 1594 : il semble que le port ait été moins touché (10% de décès) que les campagnes (12,5%). Cela tient notamment à la présence plus importante de médecins dans l’espace portuaire et au contrôle plus strict des autorités, qui ont permis de mieux faire respecter les mesures de confinement.
La peste, menace récurrente au XVIIe siècle
Au lendemain de l’épidémie de 1592-1593, l’Ordre et les médecins de la Sacrée Infirmerie manifestent désormais la plus vive suspicion à l’égard de toute mort rapide pouvant concerner plusieurs personnes d’un entourage proche. A l’été 1623, une alerte réveille la crainte d’une épidémie. Le 2 juillet, la maison du Maltais Paolo Emilio Ramuzzi de La Valette, qui travaille au déchargement des navires, est touchée par un mal inquiétant : en deux semaines, la servante de la maison puis tous les enfants (quatre filles et un fils) périssent de « fièvre pestifère ». Une visite rendue aux malades par les médecins de l’Infirmerie prouve que la peste est incontestable : deux des enfants de Ramuzzi présentent des bubons noirs et douloureux à l’aisselle et à l’aine (rapport de médecin, 2 août 1623). Inspectant le quartier, les médecins découvrent sept autres familles, logeant dans la même rue et dans les rues avoisinantes, qui sont également contaminées. L’ordre de Malte prend en hâte les mesures nécessaires à la sécurité du port : les malades sont emmenés sur l’île de Marsamxett et sont alités dans les cabanes en bois édifiées en 1593, qui servaient toujours de lazaret rudimentaire, tandis que les autres membres des familles sont consignés dans leur maison, dont portes et fenêtres sont barricadées. Voisins, parents et amis (même vivant dans des quartiers éloignés) sont également confinés, pour éviter toute propagation d’épidémie. Les malades envoyés à Marsamxett sont pris en charge par deux médecins de l’Infirmerie qui, à tour de rôle, leur apporte les soins nécessaires et la nourriture. Les huit familles touchées par la peste représentent 41 personnes, dont 17 furent contaminées et 11 périrent. Six malades guérirent « avec l’aide de Dieu et des médecins de l’Ordre », attestant que l’épidémie avait été stoppée net par la prise immédiate des mesures de confinement et de protection sanitaire.
Nouvelle alerte en septembre 1655 : une famille entière de Bormula meurt, contaminée par la peste. En huit jours, entre le 20 et le 27 septembre, six membres de la famille périssent, présentant chacun aux bras des bubons purulents et noirs. Immédiatement informés, les médecins de la Sacrée Infirmerie se rendent à la maison infectée et y découvrent des tissus de lin et des tapis provenant d’une cargaison venue du Levant, dont ils soupçonnent qu’elle a été été débarquée en fraude sans avoir subi la quarantaine. Tissus et tapis sont tous brûlés et les malades transportés en toute hâte à Marsamxett, le 27 septembre 1655. Sur les sept membres de la famille, seule survécut la grand-mère, âgée d’environ soixante-dix ans. Menant l’enquête dans le quartier, les médecins découvrent que dix-neuf autres maisons sont touchées par la peste dans toutes les cités portuaires : 9 à Vittoriosa, 4 à La Valette, 3 à Senglea et 3 autres à Bormla. Le 29 octobre, l’Ordre informe le vice-roi de Sicile de l’instauration des barrières sanitaires à Malte, pour cause de peste. Mais la rapidité des soins et le prompt isolement des malades permit de circonscrire l’épidémie : sur une centaine de personnes contaminées, seules cinquante-deux moururent entre septembre et novembre 1655. Le 30 novembre, une procession est organisée dans le port, pour remercier le Ciel de la victoire obtenue sur la maladie, et le trafic portuaire interrompu reprend le mois suivant ; il fut toutefois suspendu avec la péninsule italienne, après l’information reçue en juillet 1656, de la présence de la peste à Naples et en Sicile (Palerme, Messine, Syracuse, Licata et Trapani).
La peste constitue bien une menace pesante sur le port de Malte au XVIIe siècle, qui exige une surveillance sanitaire constante et des aménagements adaptés, pour accueillir à la fois les pestiférés et les navires en quarantaine. C’est la raison pour laquelle, en 1643, l’Ordre a décidé de doter son fief d’un lazaret moderne, bâti sur l’île de Marsamxett.
Le lazaret de Malte
La décision de bâtir un lazaret moderne à Malte paraît relativement tardive, au regard des autres lazarets italiens. Le premier lazaret moderne (grand bâtiment rectangulaire bâti en pierre), placé sous le patronage de saint Roch, a été édifié à la fin du XVIe siècle à Livourne ; celui de Naples, installé sur l’îlot de Nisida, l’a été en 1626 et celui de Raguse est déjà terminé en 1642. Il peut sembler étonnant que, pour un ordre hospitalier venant du Levant où la peste faisait régulièrement des ravages, les chevaliers ne se soient guère souciés, avant 1592-1593, de doter Malte d’un lazaret, et avant 1643, d’en entreprendre une construction définitive. La raison tient à la faiblesse des échanges qui caractérisait le port avant son essor corsaire : avant 1580, l’histoire maltaise était plutôt dominée par la guerre et la nécessité de se défendre. Relativement refermée sur elle-même, l’île n’avait donc pas connu d’épidémie pesteuse, dont le déclenchement dans un port résulte généralement du débarquement de marchandises infectées.
Le lazaret de Malte est parfaitement opérationnel en 1647, puisqu’il accueille ses premières quarantaines. C’est alors un bâtiment composé de trois longs rectangles dotés d’arcanes et de tours de guet (disparues à l’heure actuelle). Tous les lazarets sont divisés en plusieurs secteurs, soigneusement séparés les uns des autres : à Malte, au centre des enclos, se trouve une cour pourvue d’une fontaine d’eau douce. L’un des bâtiments comprend le logement du capitaine du lazaret, disposé de telle manière qu’il puisse toujours surveiller l’établissement placé sous son autorité. L’établissement possède cinq barques : trois d’entre elles sont de garde à la proue des navires mouillés devant le l’île de Marsamxett, tandis que les deux autres effectuent des rondes de surveillance diurnes et nocturnes autour des bâtiments, pour éviter que des marchandises ou des hommes ne passent d’un navire à l’autre ou ne soient débarqués en secret. Huit soldats surveillent le lazaret, dont quatre sont assignés à la garde des tours. S’ajoutent également cinq commissaires de santé et le personnel du lazaret, composé de treize gardiens, chargés d’enregistrer les arrivées et d’organiser le déchargement et le nettoyage des cargaisons, et de tous ceux, dont on ignore le nombre, qui dispensent les soins aux malades.
À leur entrée dans le port de Malte, les navires ont interdiction absolue de toucher terre et doivent jeter l’ancre au large de Marsamxett. Leurs cargaisons sont acheminées au lazaret par des barques, qui font la navette entre les bâtiments et la terre. Sur chaque barque, un commissaire de santé vérifie l’état des marchandises, avant d’autoriser leur transport jusqu’au lazaret. Les denrées comestibles sont déchargées en premier ; tapis, ballots de lin, de laine et de coton, sont tous ouverts et rincés à l’eau de mer. Durant toute la quarantaine, les tissus sont lavés une fois par jour à l’eau de mer, puis étendus sur des cordes pour être séchés au vent et purifiés d’éventuels germes. Durant les débarquements, les portes du lazaret sont toujours closes, pour éviter toute possibilité d’évasion. Les équipages passent la quarantaine à bord de leur propre navire, qui est régulièrement approvisionné en nourriture et en eau douce par les barques du lazaret, sur lesquelles se trouvent toujours un commissaire de la santé. Nul résident du lazaret et nul habitant des cités portuaires ne peut aller au-devant des navires et entrer en contact avec l’équipage. Si un homme d’équipage présente des signes de maladie, le capitaine a pour consigne d’informer au plus vite les commissaires de la santé et d’attendre leurs ordres ; si un homme s’avise à ce moment-là de quitter le navire, il est condamné à mort. Les hommes malades sont tous débarqués et transportés au lazaret, où, deux fois par jour, le matin et le soir, les commissaires de la santé dressent le décompte des malades et des morts. Enfin, il est évidemment interdit, sous peine de mort, de soudoyer le personnel du lazaret et de lui offrir nourriture, argent ou marchandises de la cargaison.
La durée de la quarantaine dépend des « patentes de santé », devenues obligatoires au fil du XVIIe siècle. Elles sont fournies au lazaret par les capitaines des navires et contiennent toutes les indications de santé concernant le dernier port fréquenté par le bateau. La patente de santé est rédigée par les autorités sanitaires (quand elles existent), et pour les ports des Echelles ou d’Afrique du Nord, par les consuls de la nation dont dépend le capitaine. Si un capitaine est d’une nation sans consul, il doit s’adresser au responsable d’une autre nation. Ces patentes de santé sont de trois natures : « nettes », lorsque le navire a quitté un port sain ; « soupçonnées » ou « touchées », lorsque des rumeurs d’épidémies courent dans le port au moment du départ du navire ; « brutes », quand le bateau a quitté un port déjà contaminé. Avec une patente nette, Malte impose une « quarantaine » (le mot isolement étant plus adapté) de 25 jours pour l’équipage, pour les marchandises et pour le navire ; avec une patente soupçonnée, la durée s’élève à trente jours pour les hommes et pour le bâtiment, et à quarante-cinq jours pour les cargaisons ; enfin, avec une patente brute, la quarantaine est bien de quarante jours pour l’équipage et pour le navire, et de cinquante-cinq jours pour les produits.
Pour les commissaires de la santé, le souci est de définir si le port quitté était réellement sain, en dépit de ce qu’affirmait la patente : la corruption du personnel existait partout et un responsable suborné pouvait toujours avoir menti sur l’état sanitaire du port. En 1652, l’Ordre ordonne désormais de considérer toutes les patentes des ports levantins, grecs et des Balkans comme « brutes » et d’imposer les plus longues quarantaines. Ces dernières sont évidemment payantes et, si nous savons que la quarantaine maltaise est l’une des plus sûres de Méditerranée occidentale et qu’elle est moins coûteuse que celle du lazaret de Marseille pendant tout le XVIIIe siècle, nous ignorons en revanche le coût qu’elle représentait, faute d’archives conservées. Au terme des quarantaines, les commissaires de santé remettent au capitaine un « billet de pratique », certifiant que rien, ni personne à bord n’est contaminé ; le capitaine peut ensuite remettre ce billet aux autorités sanitaires des autres ports chrétiens dans lesquels son navire doit mouiller. Il est évident que si le navire aborde de nouveau un port musulman, le billet de pratique n’est plus valable.
Le sérieux de la quarantaine est tel, à Malte, que ses billets de pratique ont, dès la fin du XVIIe siècle, valeur dans tous les autres ports méditerranéens. La reconnaissance internationale et la réputation de la qualité des services sanitaires et hospitaliers de l’Ordre sont la raison du grand succès que le lazaret maltais remporta dès après sa fondation, en termes de fréquentation maritime. Pour autant, le risque épidémique peut toujours resurgir, dès lors qu’une défaillance se manifeste dans le système de protection sanitaire.
La peste de 1676
La plus importante épidémie de peste que vécut le port de Malte a été incontestablement celle de 1676 ; le pourcentage de décès au sein de la population portuaire (42,3%) correspond mieux aux taux de mortalité habituels cette maladie, que celui de 1592-1593 (10%). Il semble que la peste ait pénétré dans le port par le biais de navires de course anglais de retour de Tripoli de Barbarie : transportant avec eux des esclaves maltais libérés et un chevalier de Malte français racheté, l’Ordre prit le risque délibéré d’autoriser les navires à entrer dans le port sans passer par le lazaret. Des cargaisons ont été certainement débarquées en même temps que les esclaves, ce qui explique que l’épidémie débute, fin janvier 1676, dans la maison d’un petit commerçant en draps et marchandises de La Valette, Matteo Bonnici, dont la fillette décède, présentant sur les membres, les bubons caractéristiques.
Les jours suivants, plusieurs cas de peste se déclarent dans les maisons voisines. La maladie est aussitôt confirmée par des chevaliers commissaires de la santé, dépêchés sur les lieux par le grand-maître de l’Ordre. Les familles contaminées sont emmenées au lazaret avec toutes leurs affaires, mais les décès s’accumulent, de même que les nouveaux cas, à tel point que l’Ordre exige la construction d’habitations de fortune sur l’île de Marsamxett, afin d’y loger les malades que le lazaret ne peut plus accueillir, faute de place. Espérant contenir l’épidémie à la seule cité de La Valette, l’Ordre ordonne le recensement précis des habitants (12 144 personnes réparties en 2 700 foyers) et définit, le 11 février, leur répartition en vingt-quatre quartiers d’habitations, qui sont chacun placés sous l’autorité d’un chevalier, assisté d’un citadin laïc et d’un écrivain, chargés tous trois d’y dresser le compte, matin et soir, des malades et des morts. Mais à cette date, des cas de peste sont désormais attestés dans la campagne maltaise.
Les médecins s’entre-déchirent pour définir s’il s’agit véritablement de la peste, qui exige le recours au lazaret, ou s’il s’agit d’une simple épidémie de « fièvre maligne mais non pestilentielle », qui impose un simple confinement des malades dans leurs maisons. Désireux d’éviter à tout prix la fermeture du port et la cessation des activités économiques, espérant lui-aussi en un simple typhus, l’Ordre choisit de nier le risque de peste et de distribuer de la nourriture aux mendiants et aux pauvres, pour les aider à résister à la maladie (ce qui se révèle souvent efficace en temps d’épidémie de typhus). Las ! Il s’agit bien de la peste et les morts s’accumulent désormais dans toutes les cités portuaires durant le mois de mars 1676. L’Ordre est contraint d’ordonner que tous les malades soient emmenés au lazaret et dans les maisons de fortune qui ont été édifiées au début de l’épidémie sur l’île de Marsamxett.
A la fin du mois d’avril, après trois mois d’hésitations et de refus, le grand-maître finit par déclarer officiellement le port touché par la peste et suspend toute relation maritime avec l’extérieur ; courant mai, des médecins français de Marseille sont dépêchés à Malte, pour aider à lutter contre l’épidémie. Aussitôt débarqués, ils collaborent avec les médecins de l’Ordre pour l’établissement de mesures sanitaires strictes, pour limiter au maximum la contagion :
Ils ordonnent le transport immédiat au lazaret de toutes les personnes malades et suspectes de l’être.
Ils décrètent le confinement absolu de la population, avec interdiction de tout déplacement, sous peine de mort. Seuls peuvent circuler les médecins et ceux qui assurent le ravitaillement des maisons par les fenêtres (utilisation de grandes fourches pour faire passer la nourriture sans risque de contact).
Ils réclament le recensement matin et soir de tous les nouveaux cas de contamination, qui sont expédiés immédiatement au lazaret.
Ils décrètent et obtiennent des autorités la mise en quarantaine complète des quatre cités portuaires de La Valette, Vittoriosa, Senglea et Bormla, du 8 juin au 9 août inclus. Dans le port devenu étrangement silencieux, le temps semble suspendu pendant deux mois pleins. Dans les rues, dans les maisons contaminées ou saines, des brûle-parfums fonctionnent en permanence, pour assainir l’air. Les vêtements des malades sont systématiquement brûlés ; les murs et les rues régulièrement recouverts de chaux, pour éviter la contagion.
La maladie connait alors, pour la première fois depuis des mois, un net ralentissement. Médecins et chevaliers peuvent alors envisager un déconfinement progressif de la population portuaire :
Ce sont les hommes qui reçoivent en premier (mi-août) l’autorisation de sortir, afin de reprendre leurs activités : durant ce laps de temps, les médecins doivent continuer d’observer si le déconfinement partiel n’entraîne pas une recrudescence de l’épidémie.
Comme aucun nouveau cas ne se manifeste, à la fin du mois d’août, les galères maltaises qui se trouvaient en expédition maritime avant l’épidémie et qui étaient mouillées en Sicile depuis plusieurs mois sans symptômes suspects, sont enfin autorisées à rentrer à Malte.
En septembre, femmes et enfants sont autorisés à leur tour à circuler librement dans le port.
Fin septembre, après neuf mois d’épidémie, les relations commerciales entre Malte et les autres ports européens reprennent enfin.
La vie à Malte reprend alors son cours normal, qui débute par l’organisation de grandes processions de remerciements dans le port et dans certains villages de l’île ; à La Valette, le clergé finance l’agrandissement et l’embellissement de l’église Saint-Roch et ordonne qu’une procession ait lieu désormais chaque année en son honneur.
La peste de 1676 a emporté près de onze mille cinq cents personnes à Malte, soit 25,5% de la population totale qui, depuis 1662, s’élève à quarante-cinq mille âmes environ. C’est le milieu portuaire qui a subi les pertes les plus élevées : l’Ordre y dénombra 9 300 morts (4 000 à La Valette ; 2 000 à Senglea ; 1 800 à Vittoriosa ; 1 500 à Bormla) sur un total de 22 000 habitants, soit une proportion de 42,3% morts. La peste de 1676 fut toutefois une exception au XVIIe siècle : en un temps où les échanges maritimes sont de plus en plus importants et élargis, au sein de la Méditerranée, comme entre la Méditerranée et le reste du monde, cette épidémie révèle le grand danger sanitaire encouru, quand les mesures de prophylaxie ne sont pas respectées.
Mais malgré les accidents épidémiques, presque toujours liés à une défaillance du système sanitaire (irrespect des mesures de quarantaines, fraudes, refus de prendre en compte les alertes sanitaires, etc.), le système des lazarets et des quarantaines, le rapide déploiement des soins, le prompt isolement des malades et le confinement des habitants permirent le plus souvent d’empêcher les propagations de la peste, à Malte et dans tous les autres ports d’Europe méditerranéenne.
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