Article paru sur le site Mirabaud
Pour le MirMag, Peter Maurer revient sur les défis qui se posent aujourd’hui à la diplomatie humanitaire et sur les innovations développées par l’institution pour améliorer son action sur le terrain.
Que recouvre aujourd’hui l’expression « diplomatie humanitaire » ?
En tant qu’historien, j’aime revenir aux sources. Les pères fondateurs du CICR n’ont pas uniquement voulu créer une organisation pour venir en aide aux victimes de guerres ou de catastrophes ; ils ont également cherché dès l’origine à influencer le développement du droit international. Dès sa fondation, le CICR s’est donc engagé dans un travail de sensibilisation auprès des États parallèlement à ses activités sur le terrain. Pour répondre aux besoins des victimes d’un conflit armé, nous devons par exemple obtenir des accès. Cela nécessite d’être en contact avec l’ensemble des acteurs, qu’ils soient étatiques ou non étatiques, de négocier avec eux, de les rendre attentifs à la pertinence de l’action humanitaire et de s’assurer de leur soutien. Le CICR s’emploie aussi à renforcer le dialogue avec les États, qui financent son budget à hauteur de 92 % – le secteur privé, quant à lui, arrive à la 7e place de nos contributeurs. Tous ces aspects font partie de la diplomatie humanitaire.
Sur quoi repose la légitimité du CICR à endosser l’habit de diplomate ?
L’ONU est légitime pour la mise en œuvre de procédures, les ONG, pour leurs compétences spécifiques. Le CICR, quant à lui, tire sa légitimité diplomatique de sa naissance même, qui est étroitement liée à l’élaboration des Conventions de Genève. À mon arrivée au CICR, j’ai eu à cœur de valoriser cette activité. Souvent peu connue du grand public, elle fait pourtant partie intégrante de notre action. Voilà pourquoi nous cherchons constamment à rassembler, à mobiliser, mais aussi à être présents dans les réunions et les forums multilatéraux ; pour encourager le dialogue entre toutes les parties prenantes.
Dans ce cadre, l’emblème du CICR est-il un facilitateur ou un frein ?
La force de notre emblème, c’est qu’il est connu et reconnu. Mais c’est surtout l’ensemble de notre travail, notre neutralité, notre impartialité et l’intérêt que nous portons à l’humain qui suscitent le respect. L’emblème est respecté dans de nombreuses régions du monde, mais il peut parfois être un obstacle. Il peut même arriver, dans certains contextes particuliers, que nous devenions une cible. Ce type de problèmes n’arrive en général que lorsqu’il y a rupture de confiance. C’est pourquoi il faut bien expliquer ce que l’on fait. Cela dit, nous ne sommes pas les seuls dans ce cas. Aujourd’hui, la réalité des conflits sur le terrain a changé ; de plus en plus de personnes sont prises pour cible, à commencer par les civils.
Vous dites que les choses ont changé sur le terrain, mais qu’est-ce qui a vraiment changé depuis Solferino ?
On assiste aujourd’hui à une véritable fragmentation des conflits. Les États ne sont plus les seuls à être impliqués. Les acteurs non étatiques se multiplient, ce qui rend les situations plus difficiles à gérer. L’armement aussi a beaucoup évolué. Il s’est modernisé et ses effets sont dévastateurs. La guerre elle-même s’est transformée. Elle s’est industrialisée, globalisée, technologisée, mais aussi urbanisée. Les combats ne se passent plus dans de vastes plaines inhabitées, mais dans les villes. Aujourd’hui, on parle de la bataille d’Alep, de Fallouja, de Mossoul.
Les conséquences de cette mutation se mesurent à l’impact que les conflits ont sur les populations. Au cours de la Première Guerre mondiale, les morts se comptaient principalement chez les soldats. Lors de la Seconde, la tendance s’est inversée et c’est toujours le cas aujourd’hui. Ce sont les civils qui paient le plus lourd tribut. Ironie du sort, les groupes armés sont paradoxalement moins touchés que les civils, qui subissent également les effets indirects de la guerre. Lorsqu’un hôpital est bombardé par exemple, le bilan ne se limite pas au nombre de personnes tuées dans l’attaque. Quand il n’y a plus d’hôpitaux, il n’y a plus d’accès aux soins dans un rayon plus ou moins grand. Suivant les régions du monde, cela peut toucher jusqu’à 100 000 personnes, certaines malades, d’autres nécessitant des soins d’urgence. En termes d’action humanitaire, les défis à relever sont donc plus nombreux aujourd’hui et certains sont même inédits.
Cette évolution touche-t-elle également la manière de travailler du CICR ?
Dans cet environnement de plus en plus complexe, notre métier a évolué. Aujourd’hui, on ne peut plus faire de l’humanitaire uniquement avec de bons sentiments. Nous devons continuer de professionnaliser notre action, mettre à profit notre expérience et nous en servir pour former les futurs délégués, qui doivent désormais agir à tous les niveaux : diplomatie, logistique, ingénierie, santé. Pour former cette nouvelle génération de collaborateurs et collaboratrices, nous avons développé avec d’autres acteurs humanitaires des programmes de formation à la négociation, mais aussi à la direction de projet et au management. C’est une nouvelle ère, nous devons donc nous adapter et acquérir d’autres compétences en fonction de la situation sur le terrain. Le CICR évolue également dans sa structure. Plus nous nous développons, plus nous sommes confrontés à de nouvelles exigences : nous devons innover et gérer notre activité comme une entreprise. C’est un impératif si l’on veut préserver notre efficacité.
Innover pour plus d’efficacité, comment cela se traduit-il au CICR ?
Les nouvelles technologies ne servent pas uniquement des desseins guerriers, heureusement. Nous nous en servons aussi au sein du CICR pour mieux répondre aux besoins humanitaires et renforcer l’assistance aux victimes. Les nouveaux moyens de communication nous permettent par exemple d’entrer plus facilement en contact avec ces dernières et ainsi de mieux comprendre leurs besoins. Nous avons intégré ce changement de paradigme dans le fonctionnement du CICR. Nous collaborons aussi avec les chercheurs et le secteur privé. Par exemple, d’anciens délégués du CICR travaillent avec l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), en Suisse, à la création de nouveaux modèles de prothèses adaptés aux terrains accidentés, mais aussi au développement d’un système d’alimentation économe en énergie pour une salle d’opération mobile. Nous avons également mis en place, avec des agences onusiennes et des ONG, le Global Humanitarian Lab, dont le but est de mettre au point des solutions innovantes pour répondre plus efficacement aux défis humanitaires d’aujourd’hui.
Vous innovez également en matière de financement ?
Les contributions publiques et privées que nous recevons reposent sur une base volontaire. Nous devons donc trouver des solutions pour diversifier nos sources de financement. À cette fin, nous avons lancé cette année un nouvel instrument financier, le Humanitarian Impact Bond, en collaboration avec la Coopération au développement belge. Il s’adresse aux investisseurs privés qui, par leur contribution à ce fonds, permettront à des milliers de personnes handicapées à travers le monde de bénéficier de services de réadaptation physique et de retrouver une place dans la société. À travers ce projet, nous essayons de créer un lien direct entre l’investisseur et le bénéficiaire et d’initier un cercle vertueux : nous mettons en circulation de l’argent pour renforcer notre impact social, qui aura à son tour un impact économique positif.
Parmi les nouveaux défis qui se posent à l’action humanitaire, y en a-t-il un en particulier qui vous semble plus préoccupant que les autres ?
Le plus grand défi auquel nous sommes confrontés aujourd’hui concerne les mouvements de population. À ce jour, le nombre de déplacés dépasse largement les seuils observés lors de la Seconde Guerre mondiale, soit plusieurs millions de personnes. Ce phénomène pose des problèmes humanitaires et sanitaires de premier ordre car il faut non seulement fournir des soins, de l’eau et de la nourriture aux gens qui fuient les combats, mais aussi mettre en place des infrastructures pour les accueillir. Cette problématique a atteint un niveau systémique. Aujourd’hui, on assiste par exemple à la résurgence de certaines maladies comme la polio. Et ce n’est que la pointe visible de l’iceberg. Les bouleversements sont très profonds.
Dans un environnement aussi complexe, l’action humanitaire est-elle réellement efficace ?
Je crois en notre action. Chaque jour nous sauvons des vies, chaque jour nous livrons des médicaments, chaque jour nous négocions avec les différents acteurs concernés pour apporter aux populations touchées l’aide dont elles ont besoin. Mais il faut rester critique à l’égard de nos succès comme de nos lacunes. Nous progressons, parfois lentement, parfois rapidement, mais toujours pour un mieux.
Pourtant, sur le théâtre syrien, la diplomatie comme l’action humanitaires semblent dans une impasse…
Contrairement aux apparences, nous sommes présents sur le terrain, nous participons aux négociations et nous soulageons les souffrances des victimes. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que nous évoluons dans un contexte de guerre totale, extrêmement difficile à stabiliser. Plus d’une centaine d’acteurs influent sur les événements, y compris de grandes puissances. Beaucoup d’entre eux ne se parlent pas, ce qui pose des défis énormes. De nombreux accès nous sont refusés et les intérêts des uns et des autres sont mouvants, le plus souvent opposés, ce qui complique encore la conduite des opérations.
Le chaos syrien semble avoir relégué le droit international humanitaire au second plan. Les principes défendus par cette branche du droit sont-ils encore adaptés au monde d’aujourd’hui ?
Le respect des règles repose sur un rapport de confiance. Si une partie au conflit pense que l’adversaire n’appliquera pas les principes du droit en vigueur, nous allons tomber dans un cercle vicieux. Il faut donc travailler à rétablir la confiance entre les différentes parties au conflit.
Le droit international – comme les Conventions de Genève – n’est pas sorti de nulle part. Il est fondé sur des pratiques, des normes qui ont été consolidées au fil des siècles. Il se base aussi sur un fond culturel, un droit coutumier commun à l’ensemble des sociétés. Lorsque l’on observe des décalages d’interprétation ou d’application, il revient à l’ensemble des parties de trouver des terrains d’entente malgré les différences et de dégager des compromis. Le cœur du droit international humanitaire est là, dans le dialogue. Il y a cependant un travail d’adaptation à faire, notamment pour combler les lacunes de la législation. Je pense en particulier à l’apparition de nouvelles technologies de guerre comme les drones. La digitalisation de la guerre doit être encadrée par des normes, et le CICR a ici un rôle important à jouer : alerter et conscientiser pour que de nouvelles règles soient établies.
Vous entretenez des liens étroits avec les États, mais qu’en est-il du secteur privé ?
Ma participation au conseil d’administration du WEF a surpris beaucoup de gens. Pourtant, dans un monde où économie et politique s’entremêlent, il me paraît important de parler avec les leaders du secteur privé. Ils ont des choses à dire, un impact sur la marche du monde, et il est à mon sens nécessaire d’entretenir un dialogue avec eux. Cela ouvre des perspectives. Il est aussi capital d’intégrer le génie novateur des entreprises dans notre vision. Les parties prenantes étant de plus en plus nombreuses, nous devons aller vers davantage de coopération, d’innovation, pour trouver de nouvelles solutions, les développer et surtout les déployer sur le terrain.
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