Article paru sur le site du journal Le Figaro le 29/02/2020 par Eugénie Bastié
À l’occasion de la sortie de son ouvrage Nous ne savons plus croire, le philosophe Camille Riquier revient sur la place de la croyance dans les sociétés occidentales contemporaines. Selon lui, notre époque se caractérise par un épuisement de la foi.
Camille Riquier est vice-recteur à la recherche de l’Institut catholique de Paris et professeur à la Faculté de philosophie. Spécialiste de Bergson et de Péguy, il vient de publier Nous ne savons plus croire (Desclée de Brouwer, 2020).
FIGAROVOX.- «Nous ne savons plus croire»: tel est le titre et le constat étayé de votre livre où vous décrivez minutieusement l’état de nos croyances minées par des siècles de philosophie du soupçon. Est-ce à dire qu’on croyait mieux avant? Que la foi de nos ancêtres était plus forte, plus pure?
Camille RIQUIER.- Reconnaître notre impuissance à croire dans nos sociétés occidentales actuelles, si tant est que nous partagions un tel constat, ne veut pas dire que l’humanité croyait mieux avant. Non, ce n’était pas mieux avant ; ce n’était d’ailleurs pas pire non plus. La fantaisie des hommes est sans limites, et il a toujours été difficile de croire. Si l’on suit la courbe des croyances selon les siècles, on s’aperçoit plutôt qu’elle épouse les soubresauts de l’histoire. La foi est variable et sinueuse, et dépend d’un grand nombre de facteurs pour se développer et accrocher le cœur des hommes. Elle a ainsi pu être naïve ou réfléchie, ignare ou instruite ; elle a pu être faible ou vigoureuse, bonne ou mauvaise ; elle a pu être encore loyale ou déloyale, formée ou informe, orthodoxe ou hérétique, constante ou capricieuse, humble ou fière… La foi pouvait être tout cela ; mais du moins, cela signifie que les anciennes humanités croyaient. Or, c’est cet acte si simple et naturel, dont on a longtemps été prodigue, qui nous semble désormais interdit, en dépit du désir qui pourrait pourtant nous y ramener. Deleuze, dans son ouvrage Cinéma 2: L’image-temps voyait même là une spécificité des temps présents: «le fait moderne, c’est que nous ne croyons plus en ce monde. Nous ne croyons même pas aux événements qui nous arrivent, l’amour, la mort, comme s’ils ne nous concernaient qu’à moitié. Ce n’est pas nous qui faisons du cinéma, c’est le monde qui nous apparaît comme un mauvais film.»
Vous comparez notre temps présent au XVIe siècle qui fut celui de Montaigne, celui d’une foi faible et d’un doute faible. En quoi les deux époques se ressemblent-elles?
En me proposant de suivre le mouvement historique de la foi tel qu’il a été reçu et transmis d’un siècle à l’autre, la surprise fut de voir que notre début de siècle retombait sur la forme que nos croyances avaient prise au XVIe siècle: une foi faible et un doute faible. Ce sont deux siècles de crise, qui connaissent une maladie du croire. À l’époque de Montaigne, la foi commune fut ébranlée surtout par les guerres de religions et laissa place aux croyances qui, par leur nombre et leur diversité, trahissaient le fait qu’elles tenaient des hommes beaucoup plus que de Dieu. Et la raison n’avait pas encore les instruments critiques qu’elle se forgera au siècle suivant pour en juger sainement.
Ce qu’on appelle aujourd’hui le «multiculturalisme» offre une situation assez similaire, dans la mesure où l’individu y circule de plus en plus avec son caddie en choisissant son propre credo. Ce n’est qu’un exemple, il y en a d’autres ; et il me semble qu’on tirera un profit certain à revenir sur ce que Le Roy Ladurie avait nommé le «beau siècle» si nous voulons un peu mieux nous y reconnaître dans le nôtre.
On parle pourtant du «retour du religieux» dans notre époque, notamment à travers la réislamisation de jeunes générations issues de l’immigration, ou du succès des évangéliques. Ce retour en est-il vraiment un? Pourquoi dites-vous qu’il est illusoire de parler de «guerre de religions»?
Cela fait plusieurs décennies qu’on parle d’un «retour du religieux». Mais là encore, il n’y a pas lieu de le craindre ou de le souhaiter, par nostalgie pour les anciens temps. Même si aujourd’hui la question religieuse gagne une plus grande surface médiatique qu’auparavant, il n’y a pas de retour possible. Car on ne revient pas en arrière, en écartant d’un revers de main le long processus de sécularisation qui a travaillé nos sociétés pendant plus de deux siècles. Ce serait nier que l’inévidence de Dieu est désormais l’atmosphère que nous respirons tous. Non, on assiste, du moins en Europe, à un nouvel usage du religieux, dont la fonction traditionnelle est tombée en désuétude, et qui sert alors à reconstruire des identités en lambeaux. Et il faut plutôt redouter également qu’un certain nombre ne se fassent à nouveau chrétiens pour de mauvaises raisons, qui seraient toutes d’opposition et par peur de la montée de l’islamisme. Celui qui, par crispation identitaire, veut se revêtir d’un vernis de religion n’aura au fond que faire de croire ou de ne pas croire, de cette foi qui, jadis, en avait été, la substance.
Notre époque qui a systématisé l’esprit critique observe cependant un «retour en flammes de la crédulité», à travers notamment les théories du complot, et l’émergence d’une «post-vérité». Comment l’expliquer?
Là est peut-être le plus étonnant. Après avoir systématisé l’esprit critique, comme vous le dites, au point d’avoir jeté le discrédit sur nombre de nos anciennes superstitions, voilà qu’elles resurgissent en effet de toute part, favorisées notamment par l’Internet qui offre à la communauté des croyants les privilèges qui avaient jusqu’ici été ceux de la communauté des savants. Précisément parce que nous ne savons plus croire, on se met à croire n’importe quoi et en n’importe quoi, ou plutôt chacun défend son droit d’y croire comme il revendique dans le même temps son droit de douter des raisons susceptibles de le lui contester. Et le plus étonnant n’est pas tant que face à ce nouvel imaginaire, où les complots et les faits alternatifs fleurissent de partout, nous nous retrouvions si démunis, sans les anciennes armes de la raison qui eussent rendu notre doute fort et convaincant.
Un ami de longue date nous apprend qu’il croit désormais aux phénomènes de télépathie. Et chaque fois qu’il en parle, il ne se sépare plus de l’argumentaire portatif qu’il s’est confectionné sur Internet et qu’il estime imparable. Que pouvons-nous lui rétorquer? Avons-nous seulement la force et le temps de nous opposer à lui, en le reprenant point par point? On s’en tire plutôt par une boutade et on attend que cela lui passe. Bien sûr, on n’y croit pas, mais finalement on en vient à se dire comme Montaigne: après tout, qu’en savons-nous?
«L’athée véritable est de plus en plus rare» écrivez-vous. Comment définir l’agnosticisme de notre époque? Cet agnosticisme ne touche-t-il pas tout, y compris la foi dans le Progrès?
L’athée tel qu’il se rencontrait au siècle dernier ne se contentait pas de nier l’existence de Dieu ; il se jetait dans la bataille avec fougue et véhémence, avec la même ferveur que le croyant. Son doute était fort et sa critique, ferme et construite. Or à mesure que l’adversaire qui était le sien s’est affaibli sous ses coups, lui-même a perdu de son ancienne vigueur. Et c’est la figure, jadis isolée, de l’agnostique qui semble aujourd’hui occuper toute la place – puisqu’on se déclare désormais aussi bien agnostique athée qu’agnostique chrétien – ce qui doit surprendre au regard du premier emploi qu’en avait fait le XIXe siècle, quand le mot est apparu. L’agnosticisme signifiait alors le refus de trancher sur toutes les choses que la raison ne peut atteindre. Cet aveu d’ignorance a pu ensuite se muer en calme indifférence à l’égard de la question de Dieu. Aujourd’hui, il semble revêtir une autre signification encore, à mesure que nous nous résignons de moins en moins à ne pas croire, que nous aspirions même à croire à nouveau, sans néanmoins le pouvoir. Ce n’est pas tant la fin désormais qui nous semble incertaine que les moyens d’y parvenir. Et cet état paradoxal dans laquelle nous sommes de ne pouvoir croire ce que nous désirerions pourtant croire se retrouve partout et touche aussi bien l’idée de progrès, à laquelle les nouvelles générations n’ajoutent plus aucune foi. Comme si c’était notre réserve de foi qui était aujourd’hui épuisée, ce que j’ai cherché à expliquer dans ce livre.
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