Article paru sur le site du Figaro le 01/01/2017
La victoire des Russes, des Iraniens et du régime syrien à Alep est un tournant stratégique dans l’organisation des relations internationales. Elle signe l’effacement de l’Occident et le retour de la politique de puissance au Moyen-Orient. Mais elle ne signifie pas forcément la fin de la guerre.
Qui sont les principaux gagnants?
Ils sont trois, le régime syrien, la Russie et l’Iran. L’intervention militaire des forces russes a sauvé le régime de Bachar el-Assad et permis au Kremlin de réaliser tous ses objectifs: la préservation de ses bases militaires et de son influence au Levant, son retour spectaculaire, en tant qu’acteur majeur, sur la scène internationale. En marginalisant la rébellion syrienne, le Kremlin a aussi adressé un message aux opposants de la région, ainsi qu’à ceux de l’ancien espace soviétique: il est prêt à s’opposer par la force à ceux qui veulent changer les régimes. Après avoir gagné la guerre en Syrie, Moscou profite de sa position de force pour relancer les négociations de paix et forcer son allié syrien et ses opposants à accepter une transition politique. Au niveau stratégique, c’est pour l’instant un parcours sans fautes, réalisé en un temps record pour profiter de l’effacement du pouvoir qui accompagne toujours les élections présidentielles américaines. En un an, la Russie a réussi à se présenter comme la puissance dominante du monde, remplissant le vide laissé dans la région par la politique de «retrait» menée par l’Administration Obama et capable d’investir dans la paix après avoir fait la guerre.
L’Iran est l’autre grand vainqueur de la bataille d’Alep. Depuis le début de la crise, la République islamique aide financièrement, politiquement et militairement le gouvernement de Damas. Son bras armé au Liban, le Hezbollah, est aussi très engagé auprès des forces syriennes. En quelques années, l’Iran a dessiné un axe chiite qui passe par la Syrie, le Liban et l’Irak. Profitant également de l’effacement américain, il est devenu la puissance dominante de la région.
Au duo russo-iranien qui tient désormais l’avenir de la Syrie entre ses mains s’est récemment adjointe la Turquie. Pour freiner les ambitions de Téhéran et ouvrir un canal de négociation avec les insurgés syriens, le Kremlin a offert à Ankara un rôle dans l’écriture de la feuille de route syrienne. En échange sans doute d’une promesse russe de limitation des ambitions kurdes en Syrie, la Turquie a accepté de mettre entre parenthèses son opposition au maintien de Bachar el-Assad au pouvoir.
L’ONU est-elle morte?
Depuis le début de la guerre en Syrie, Russes et Chinois ont utilisé respectivement six et cinq fois leur veto au Conseil de sécurité pour bloquer des résolutions destinées à promouvoir un cessez-le-feu et à acheminer une aide humanitaire aux populations civiles. Les principes qui constituaient les piliers de l’ONU, notamment le respect des règles internationales et des droits de l’homme, la non-ingérence et le règlement pacifique des litiges entre les pays ont été balayés, vidés de leur sens par le retour de la force. Désormais, les valeurs comptent moins que les intérêts. «L’ONU est devenue une coquille vide. Aujourd’hui, c’est la force brute, remise en scène par Vladimir Poutine, qui prime», commente Joseph Bahout, spécialiste du Moyen-Orient à la Fondation Carnegie à Washington.
En Crimée d’abord, puis en Syrie, la Russie a contribué à tuer les idéaux de l’après-guerre. «C’est la fin de l’espoir d’une autolimitation des puissances théoriquement garantes de l’ordre du monde. Nous assistons à la guerre (russe) menée par une grande puissance, avec pour objectif la domination d’une zone. C’est sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. La guerre ouverte est de retour», commente le spécialiste de stratégie Nicolas Tenzer dans une remarquable analyse pour le Huffington Post. Cette nouvelle donne pourrait bien signer l’acte de décès définitif de ce qu’on appelait jadis l’équilibre des puissances. Pour sortir de la paralysie, la France propose une réforme qui limiterait le droit de veto en cas de «crimes de masse». Mais l’initiative a pour l’instant reçu peu d’écho de la part de ses partenaires.
Est-ce la fin de l’Occident?
La chute d’Alep est un tournant stratégique dans les relations internationales. Elle révèle une nouvelle organisation du monde davantage basée sur la politique de puissance et dans laquelle l’Occident a de plus en plus de mal à conserver sa place dominante. Lorsqu’il convoque une réunion avec l’Iran et la Turquie fin décembre pour annoncer la prochaine reprise des négociations de paix pour la Syrie au Kazakhstan et non plus à Genève, Vladimir Poutine ne convie ni les États-Unis, ni l’Europe, ni les Nations unies. «Toutes les tentatives précédentes des États-Unis et de leurs partenaires étaient vouées à l’échec. Aucun d’eux n’avait réellement d’influence sur le terrain», s’est gargarisé Sergeï Shoïgou, le ministre russe de la Défense.
C’est la première fois depuis le début de la guerre que l’Occident est absent d’une initiative diplomatique sur la Syrie. Mais la rupture alepienne ne fait que concrétiser un changement à l’œuvre depuis longtemps. «Le nouvel ordre mondial était implicite, en train de se constituer. Alep n’aurait pas été possible sans la combinaison de la perte des repères occidentaux et de l’arrogance russe. La chute d’Alep ne fait que légaliser un changement perceptible depuis plusieurs années», explique Joseph Bahout, le spécialiste de la Carnegie. En Syrie, le nouvel ordre international en train d’émerger a poussé sur la politique de Barack Obama, faite d’hésitations et de reculs.
Le président américain a sans doute compris avant d’autres que l’hégémonie des puissances occidentales, qui manquent de cartes à jouer au Moyen-Orient, ne fonctionnait plus. Il n’empêche que sa politique a précipité l’effacement de l’Occident dans la région et la défaite d’une certaine forme de puissance internationale. «Après le monde bipolaire de la guerre froide, le règne de l’hyperpuissance américaine et le monde apolaire, on entre dans l’ère de la domination d’une puissance belliqueuse par abstention de toutes les autres», commente Nicolas Tenzer. La Syrie marque sans doute la fin des interventions militaires occidentales au Moyen-Orient, dont le principe a été tué par les échecs cumulés en Afghanistan, en Irak et en Libye.
Le recul de l’Occident entraîne le retour des régimes autoritaires et brutaux au Moyen-Orient. Il provoque aussi petit à petit, analyse Joseph Bahout, «un grand basculement en Europe, où les États sont de plus en plus nombreux à accepter le cynisme et la politique du fait accompli». C’est aussi l’avis de Nicolas Tenzer dans le Huffington Post: «Par contagion, le désordre des normes et cette insécurité liée à la montée des forces d’opposition à la liberté pourraient devenir le lot des États aujourd’hui démocratiques.»
Quel avenir pour le Moyen-Orient?
Pour s’être en partie éclairci, l’avenir de la Syrie n’est pas pour autant dégagé. S’il réussit à imposer une paix sous tutelle de la Russie et de l’Iran, Vladimir Poutine pourra se targuer d’avoir su ramener une stabilisation relative dans la zone gouvernementale, à la tête de laquelle sera maintenu Bachar el-Assad. Mais la question de savoir qui s’occupera de l’est de la Syrie, du «sunnistan» habité par les djihadistes de Daech, reste entière. Elle dépend d’une grande inconnue: quelle sera la politique étrangère de Donald Trump?
L’entente annoncée entre Vladimir Poutine et le nouveau président américain symbolise l’avènement du nouveau monde en train de naître sous nos yeux. Mais survivra-t-elle aux faits et à la divergence des intérêts entre les deux pays? La guerre, en outre, pourrait reprendre ses droits, sous une forme différente. Une radicalisation des insurgés pourrait entraîner une afghanisation du conflit. L’opposition à l’hégémonie chiite iranienne dans cette zone pourrait aussi se développer. «Le conflit entre chiites et sunnites risque de s’amplifier dans la région. Le sentiment d’injustice et d’humiliation des sunnites s’exacerbe. Il pourrait favoriser l’émergence de nouveaux mouvements dont on peut craindre qu’ils fassent passer Daech pour un brouillon… Il faut s’attendre à une nouvelle phase de déstabilisation», prévient Joseph Bahout. Il ajoute: «L’ancien ordre mondial est mort à Alep. Mais le nouveau n’est pas encore construit.» Et rien ne dit, surtout si les démocraties occidentales n’ont plus les leviers nécessaires pour y promouvoir les valeurs de la démocratie et du libéralisme politique, qu’il sera meilleur que l’ancien.
En attendant, les civils syriens et les Occidentaux ne sont pas les seuls perdants de la victoire russo-iranienne en Syrie. Mis en minorité en Syrie, déçus ou trahis par l’allié américain, les pays du Golfe redoutent d’avoir à affronter à leur tour une période de déstabilisation.
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