Article paru sur le site du journal Le Temps le 11/12/2016
«Nous étions à peine partis que notre canot pneumatique a commencé à prendre l’eau. Comme nous n’avions aucun récipient pour écoper, nous nous sommes servis de nos vêtements en les plongeant dans les flaques qui se formaient à nos pieds et en les essorant par-dessus bord.» «L’embarcation avait tendance à se plier et à se refermer, ce qui menaçait de l’envoyer par le fond. Un groupe de jeunes hommes a passé une bonne partie de la matinée à maintenir ses bords écartés pour éviter le naufrage.»
«Les passeurs avaient tapissé de planches le fond du bateau. Quand les secours sont arrivés, des passagers se sont levés, ce qui s’est avéré un très mauvais réflexe. Leur mouvement a redressé les lattes qui ont percé la toile. Plusieurs personnes ont passé tout droit dans l’eau. Parmi eux se trouvait ma femme, qui n’est plus remontée.»
«Ces embarcations se révèlent d’encore plus mauvaise qualité que par le passé»
Trois migrants ouest-africains arrivés ces derniers mois en Sicile. Trois témoignages de l’état toujours plus déplorable des embarcations utilisées par les passeurs pour diriger leur «cargaison humaine» de la Libye vers l’Italie à travers la Méditerranée centrale. «Dans la panoplie des trafiquants, les canots pneumatiques se sont multipliés en 2016 au détriment des bateaux en bois, dénonce Maria Teresa Sette, porte-parole de l’ONG Migrant Offshore Aid Station (MOAS), basée à Malte. Et ces embarcations se révèlent d’encore plus mauvaise qualité que par le passé.»
Le constat est largement partagé dans les milieux du secours maritime. «Comme officier de marine, j’ai de la peine à appeler ces rafiots des canots pneumatiques tant ils sont rudimentaires, commente sous le couvert de l’anonymat un témoin privilégié. Ils ne sont pas du tout faits pour la mer. Ils commencent à prendre l’eau après 10 minutes de navigation, à quelques centaines de mètres du rivage.»
Un carburant rendu corrosif à cause de l’eau de mer
Les moteurs utilisés se révèlent également de piètre qualité, comme le prouvent leurs pannes fréquentes et leurs fuites récurrentes. «Il s’agit de moteurs déclassés ou de très vulgaires copies chinoises de moteurs européens», observe Vincent Groizeleau, rédacteur en chef de la revue Mer et marine. Le carburant employé est du même acabit. Les trafiquants utilisent un cocktail douteux qui, mélangé à de l’eau de mer, devient dangereusement corrosif, explique Giorgia Girometti, porte-parole de Médecins sans frontières à Rome. Malheur aux migrants installés au mauvais endroit! Leurs brûlures sont profondes. L’origine précise de ces embarcations est un mystère. Pas assez solides pour affronter la mer, ces rafiots auraient-ils été prévus pour des eaux plus calmes, des lacs par exemple, avant d’être détournés de leur fonction? Vincent Groizeleau ne le croit pas une seconde.
Des embarcations fabriquées en série
Ces bateaux sont selon lui de trop grande taille pour avoir jamais été destinés à de petits plans d’eau. Et puis s’ajoute un autre fait troublant: les canots pneumatiques récupérés ces derniers temps en Méditerranée centrale sont à peu près tous du même modèle. Ce qui laisse entendre qu’ils ne proviennent pas de vagues marchés d’occasion mais qu’ils ont été fabriqués en série quelque part, selon des plans et dans un but bien précis: transporter au prix minimal, sur quelques kilomètres, des passagers «de moindre valeur».
La multiplication de ces bateaux a largement contribué au taux record de décès qu’a connu cette année la Méditerranée centrale. Selon les chiffres publiés la semaine dernière par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), 4223 morts ont été comptabilisés entre le 1er janvier et le 5 décembre 2016, contre 2869 du 1er janvier au 31 décembre 2015. Une augmentation (de 47%) nettement plus forte que celle des arrivées, qui a passé dans le même temps de 144 205 à 173 571 (+20%).
Des pertes faciles à amortir
Le lancement l’an dernier de la mission européenne EUNAVFOR Med, plus connue sous le nom d’opération «Sophia», n’est sans doute pas étrangère à ce développement. Cette force navale a pour mandat principal de «démanteler le modèle économique des réseaux de passeurs et de trafiquants d’êtres humains dans la partie sud de la Méditerranée centrale». Après une première phase consacrée à la recherche de renseignements, elle en a entamé une seconde, dite 2A, qui prévoit l’arraisonnement et la saisie en haute mer des «navires et embarcations soupçonnés d’être utilisés» par les organisations visées. Un effort qui, selon les derniers chiffres officiels, a abouti depuis octobre 2015 à la «neutralisation» – c’est-à-dire à la saisie ou à la destruction – de 352 bateaux, dont 286 canots pneumatiques, 61 barques en bois et cinq bateaux de pêcheurs.
Ces résultats sont notables. Mais les passeurs se sont vite adaptés à la nouvelle donne. Il leur est devenu quasi impossible de récupérer leurs embarcations après usage, du fait des destructions opérées et du déploiement de navires de guerre hostiles aux abords de leurs fiefs. Ils ont changé de business model, comme l’explique un rapport officiel britannique daté du 13 mai dernier, «Operation Sophia, the EU’s naval mission in the Mediterranean: an impossible challenge». «Les coûteux bateaux en bois ou en fibre de verre ont été délaissés parce qu’ils représentaient une «perte financière significative» quand ils étaient détruits, explique le document. A leur place, contrebandiers et trafiquants ont acheté en gros des canots pneumatiques gonflables.» Des embarcations dont la perte est plus facile encore à amortir.
Les passeurs tirent profit de l’opération «Sophia»
L’opération «Sophia» a le grand mérite d’avoir secouru – et sans doute sauvé – des dizaines de milliers de personnes égarées en mer (38 915 officiellement comptabilisées début octobre). Mais elle est encore loin d’avoir atteint son objectif majeur: l’affaiblissement des réseaux de passeurs. Les trafiquants ont non seulement résisté à ses assauts. Ils ont entrepris d’utiliser sa présence à leur profit. Au lieu d’organiser des traversées relativement coûteuses vers l’Italie, ils se contentent désormais d’envoyer des canots bon marché vers les eaux internationales, à moins de 25 kilomètres des côtes libyennes. Et ils comptent sur l’armada de la mission européenne pour achever leur travail en récupérant leurs clients et en les acheminant à destination.
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