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Marcel Gauchet : «L’idée que le passé peut être remodelé à volonté est une idée totalitaire»

GAUCHET Marcel, philosophe et historien français, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, au Centre de recherches politiques Raymond Aron, et rédacteur en chef de la revue Le Débat (Gallimard), qu'il a fondée avec Pierre Nora en 1980.

Article publié su le site du journal Le Figaro le 20/10/2017 par Eugénie Bastié

L’historien et philosophe déplore que nous soyons passés du roman national à la fable multiculturaliste, troquant une fiction pour une autre, là où l’histoire devrait chercher la vérité.

L’histoire est devenue un champ de bataille. De la polémique autour du livre de Patrick Boucheron à la volonté affichée par certains d’effacer les personnages controversés de notre passé, la querelle historique, spécialité française, continue de plus belle. L’historien et philosophe Marcel Gauchet analyse le nouveau rôle de l’histoire dans des sociétés mondialisées. Il déplore que nous soyons passés du roman national à la fable multiculturaliste, troquant une fiction pour une autre, là où l’histoire devrait chercher la vérité. Il met en lumière les paradoxes d’une époque à la fois obsédée par la mémoire et désireuse de remodeler le passé au nom d’un «ethnocentrisme du présent». Mettant en garde contre les dérives d’une histoire pénitentielle et moralisante, il plaide pour un nouvel enseignement qui aide à comprendre le monde de plus en plus complexe dans lequel nous vivons.

LE FIGARO. – Durant la présidentielle, les quatre principaux candidats ont évoqué le «récit» ou «roman» national. Pourquoi le retour de cette question sur la scène politique?

Marcel GAUCHET – Une remarque préalable: la notion de «roman» est pour le moins malheureuse. Toute histoire revêt la forme d’un récit, mais ce récit a la particularité de chercher à être vrai. La préoccupation qui ramène la question sur le devant de la scène me semble double. Elle naît d’abord d’une inquiétude devant le fait que l’enseignement scolaire de l’histoire «n’imprime plus». Les élèves l’oublient aussitôt qu’ils l’ont appris. D’où une certaine anxiété devant la perspective d’une société dont les jeunes générations n’auraient plus de lien avec le passé. Or, l’élément de légitimation historique de la conscience collective a en France une importance très grande. Car, depuis la Révolution française, le débat politique s’est organisé sur fond de bataille historique. Au-delà, il y a une inquiétude plus diffuse, qui n’a pas trouvé son langage, sur le fait que les adultes eux-mêmes qui connaissent le récit national sentent qu’il n’est plus adapté à la situation qu’ils vivent. Il y a une perte objective de pertinence du récit que la France s’est donné d’elle-même.

Pourquoi?

L’entrée dans la mondialisation change tous les repères de la vie des sociétés. Elle crée partout une crise identitaire en relativisant la manière dont les identités collectives se sont définies jusqu’à présent. Toutes les sociétés se définissaient du dedans en référence à un passé qui leur servait de généalogie. Le récit national, c’est celui d’un arbre généalogique. Avec la mondialisation, l’axe de toutes les sociétés a basculé de l’histoire vers la géographie. On se définit désormais par la place qu’on occupe dans le monde, avec dans un premier temps l’oubli que cette place est fonction du passé. Mais, dans un second temps, cet oubli fait place à une exigence de redéfinition en fonction de cette situation nouvelle.

«Il n’y a pas d’autre pays au monde où l’enseignement de l’histoire soit une question d’État», disait déjà l’historien Antoine Prost en 1984. En France particulièrement, il semble que la question de l’histoire soit liée à celle de l’identité. Pourquoi?

La place que nous donnons à l’histoire est liée… à notre histoire! Et à la Révolution française, qui a créé un antagonisme radical des mémoires qui s’est manifesté à travers tout le XIXe siècle et a fait du récit de cette histoire chaude un enjeu politique énorme. Sous la IIIe République, on a commencé à rapprocher ces mémoires dans un récit unificateur. Côté républicain, quelqu’un comme Lavisse s’est employé à réintégrer le passé monarchique dans l’histoire de France. C’est avec la Première Guerre mondiale que les deux mémoires se sont tant bien que mal réconciliées autour de la sauvegarde du pays derrière le drapeau de l’union nationale.

De l’école des Annales à la repentance, en passant par l’hégémonie marxiste à l’université, le roman national a été passé au rouleau compresseur de la critique. Pourtant, il suscite toujours un vif intérêt populaire, en témoignent les succès du Puy-du-Fou, des émissions comme celles de Stéphane Bern ou Franck Ferrand, et le succès des livres d’histoire en librairie. Comment expliquer ce paradoxe?

Je pense qu’il y a une demande d’intelligibilité très forte dans un monde de plus en plus complexe. Il y a un nouveau besoin d’histoire. Parce que si le monde de la globalisation semble «plat» au premier abord, dans la mesure où tout le monde y fait et y cherche à peu près la même chose, autour de l’économie, il apparaît vite que son évolution est commandée par des héritages qui viennent de loin. L’histoire est un passage indispensable pour répondre au besoin vital de comprendre l’environnement dans lequel nous avons à nous orienter. Nous retrouvons, mais sur d’autres bases, une grosse banalité: l’histoire, c’est le détour par la connaissance du passé nécessaire pour rendre compte du présent et permettre de penser l’avenir. C’est en ce sens qu’elle est forcément politique, puisque l’avenir est l’objet de la discussion démocratique.

Le livre de Patrick Boucheron Histoire mondiale de la France a fait couler beaucoup d’encre. Pensez-vous qu’il méritait tant de polémique?

Je n’ai pas vu l’extraordinaire nouveauté que certains ont célébrée dans ce livre. On ne peut pas comprendre l’histoire d’un pays hors de ses relations avec ses voisins proches et ses horizons lointains. L’idée n’est pas nouvelle, heureusement. Que je sache, ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on parle de Christophe Colomb aux écoliers! La guerre de Sept Ans, c’est de l’histoire mondiale! L’idée que l’histoire aurait été racontée sur un mode hexagonal et qu’on l’ouvrirait désormais au grand large est complètement absurde. Les historiens ne font que ça depuis le début du XIXe siècle. Ils le font différemment selon les époques, c’est tout. L’histoire économique du grand commerce atlantique n’est pas la même chose que l’histoire diplomatique du concert des puissances. Quant à Boucheron, je pense qu’il faut distinguer son dessein idéologique de l’entreprise elle-même. C’est une collection de vignettes monographiques, certaines excellentes, d’autres médiocres, habillées par un projet politique, disons anti-identitaire, pour faire court. Mais le résultat est identitaire. Le paradoxe du succès de ce livre, c’est que les lecteurs y ont vu le moyen d’approfondir ou de renouveler leur connaissance de la France. Le but initial était peut-être de la dissoudre, mais l’effet est de la renforcer en tant qu’objet digne d’intérêt… Ça s’appelle la ruse de la raison.

L’histoire contemporaine semble taraudée par la question des origines. Faut-il neutraliser cette question (en affirmant comme Boucheron que la France est une entité géographique), ou bien lui donner une réponse arbitraire ?

Aucun historien n’est assez idiot pour donner une date de naissance au premier Français. Ils remontent une stratification temporelle. Il n’y a pas d’origines, il y a des antécédents. Cette fausse querelle relève d’une confusion sémantique. Il y a un moment constitutif et politique de fondation de la nation française qui se situe au moment de la Révolution. La France naît à partir du moment où les membres d’une certaine communauté politique commencent à se considérer comme des Français, et a fortiori quand ils se posent comme citoyens d’une nation souveraine. Mais cette nation n’est pas un fruit tombé du ciel. Elle repose sur le socle d’une expérience historique qui a permis cette émergence. Jusqu’où faut-il remonter? Qu’est-ce qui est le plus significatif dans les étapes de cette sédimentation? Ces questions sont destinées à demeurer indéfiniment ouvertes.

Le rapport Tuot préconisait ainsi de «reprendre l’écriture du roman national plutôt que d’en fêter avec nostalgie et amertume les images d’Épinal jaunies et flétries». Serions-nous passés du «roman national» à la «fable multiculturaliste»?

Je ne vois pas le gain qu’il y aurait à troquer une histoire légendaire qu’on a légitimement critiquée par une autre légende, celle du multiculturalisme. Où serait le progrès? Le problème, c’est l’ethnocentrisme du présent, qui cherche à plaquer nos réalités politiques contemporaines sur le passé. La connaissance historique commence avec la volonté de saisir une vérité du passé indépendante de notre façon de penser et de sentir au présent.

Il semble pourtant évident qu’on ne peut pas enseigner aujourd’hui le roman national tel qu’il l’était sous la IIIe République. Selon vous, quelles évolutions doivent être prises en compte? Quelle histoire enseigner aujourd’hui?
Il y a une fonction première de l’enseignement de l’histoire qui est fondamentale, c’est l’intelligence d’une chronologie. Maîtriser le lien de consécution des choses entre elles est essentiel au développement de l’intelligence enfantine. Mais, par exemple, au lieu de faire ce qui a été l’esprit généalogique de l’histoire: partir du passé et des ancêtres pour arriver au présent, on peut partir du présent pour remonter vers le passé. Le monde qui nous entoure sollicite en permanence le questionnement historique: les monuments, le patrimoine, les statues, les noms de rue devant lesquels nous passons tous les jours peuvent permettre de saisir le lien qui nous rattache au passé. On peut l’utiliser davantage dans la pédagogie, en partant du familier. C’est la raison pour laquelle il n’est pas absurde de commencer par les figures hexagonales avant d’aller plus loin. L’objet est de donner à comprendre le cadre dans lequel on va vivre.

Il y a aussi la question de la repentance. Trouvez-vous qu’on enseigne aujourd’hui une histoire trop pénitentielle ?

Nous subissons un effet de balancier. La corporation historienne veut expier son propre passé, elle qui, il n’y a pas si longtemps, diffusait avec bonne conscience une histoire glorieuse. Il n’y a pas si longtemps que l’on enseignait aux enfants les grandeurs de l’empire colonial français. Aujourd’hui, on en souligne les horreurs. Le problème, c’est qu’à chaque fois c’est une vision hémiplégique qui est proposée. De même, une partie de la profession qui a donné dans les sympathies marxistes met en avant le totalitarisme comme pour faire oublier certains errements passés. Je n’ai rien contre l’enseignement scolaire des totalitarismes, mais si c’est simplement pour dire que c’était très mal, sans expliquer les causes de leur émergence et essayer de comprendre comment ils ont pu advenir, c’est carrément contre-productif. Une histoire morale, déshistorisée, c’est de l’anti-histoire. Si on s’interdit de comprendre pourquoi le nazisme est advenu, on en fait une malédiction susceptible de ressurgir à tout moment, et non plus un fait historique.

Après l’épisode de Charlottesville, certaines voix se sont élevées en France pour que nous fassions le ménage dans notre histoire. Cette volonté de déboulonner des statues, de rebaptiser les noms de rue, bref ,de réécrire l’histoire pour la rendre plus conforme aux valeurs du présent est-elle universelle, ou bien typique de notre hypermodernité ?

D’abord, prenons les gens qui font ce genre de propositions pour ce qu’ils sont: un quarteron d’agitateurs médiatiques. Mais c’est un phénomène idéologique dont il faut bien mesurer le sens: la démarche prétend mettre le passé à la disposition du présent. Or, que vous l’aimiez ou non, Colbert fait partie de l’histoire de France. Nous dépendons d’un héritage qui s’impose à nous. Nous avons le droit d’y jeter un regard critique, et éventuellement d’en prendre le contre-pied dans nos choix du présent, mais nous n’avons pas le droit de l’effacer. L’idée que le passé est plastique et qu’il peut être remodelé à volonté est une idée totalitaire.

Les Allemands, durant la dénazification, ont purgé l’Allemagne de toute référence au passé hitlérien. Avaient-ils tort?

Les totalitarismes constituent un cas à part, car ils ont représenté une imposition violente d’une idéologie mensongère. Qu’on veuille se débarrasser des traces d’un mensonge organisé et tyrannique est légitime. Mais les injonctions contemporaines revêtent un autre sens: elles nous demandent de redéfinir un passé à l’image de nos convictions du présent. Nous autres Français avons une expérience historique en la matière: le vandalisme révolutionnaire, qui prétendait effacer les traces de la royauté, en saccageant par exemple les tombeaux de Saint-Denis. C’est le moment ou jamais de s’en souvenir pour ne pas retomber dans des errements du même genre.

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