Article paru sur le site The Conversation le 13/09/2018 par Benoît Lallau
Le système humanitaire est parcouru de modes et de mots-éponges. Le terme incontournable des années 2010 sera sans doute celui de « résilience », entendue d’abord comme capacité à rebondir après une catastrophe, mais aussi désormais à s’y préparer et, parfois, à l’éviter. Venue de domaines aussi différents que l’écologie ou la psychologie, elle a été impulsée au cœur du système par les bailleurs américains et anglais, et est reprise désormais pas tous.
Il faut, ces dernières années, « faire de la résilience », embaucher des resilience program managers, penser des « plans d’action à 100 jours », promouvoir la résilience des villes, comme celle des communautés rurales affectées par une sécheresse ou un conflit, celle des femmes, celle des enfants-soldats, etc.
L’Union européenne en a ainsi fait, avec l’initiative AGIR, le cœur de son intervention contre l’insécurité alimentaire au Sahel. Il faut dire que cette notion a de nombreux atouts, mais qui constituent autant de défis pour le système humanitaire, défis dont les acteurs de ce système ne semblent pas toujours réaliser la portée.
Le dépassement du clivage urgence-développement
Premier atout, premier défi, le dépassement du clivage urgence-développement. Par définition, la résilience oblige à s’inscrire dans le temps long, celui de l’adaptation des pratiques et des transformations des systèmes. Il y a là une opportunité de dépasser le clivage usuel du monde de l’aide, partagé institutionnellement entre développeurs et urgentistes.
La résilience appelle, au contraire, à se préparer à l’éventuelle urgence durant les périodes de stabilité (par la prévention ou la préparation), et tenter de sortir le plus vite possible des logiques du « life saving » après une crise. Cette préoccupation n’est pas nouvelle, souvenons-nous par exemple de l’approche LRRD (Linking Relief, Rehabilitation and Development), suscitée dès les années 90 par différents bailleurs.
Mais elle se heurte toujours aux mêmes obstacles : la brièveté et la volatilité des financements accordés par ces bailleurs, qui empêchent d’allonger les temporalités de l’action ; la difficulté de la concertation (sans même parler d’une fusion) entre urgentistes et développeurs ; et la difficulté de penser la « normalité », dans des contextes dits de « crise prolongée », tels ceux du Nord Kivu ou de la Centrafrique. Des contextes où il devient d’ailleurs illusoire de parler de résilience, tant il n’y est question, bien souvent, que de survie.
L’acceptation de la complexité
Deuxième atout, deuxième défi : l’acceptation de la complexité. La résilience appelle à une compréhension du fonctionnement de systèmes socio-écologiques complexes. Or, c’est plutôt la recherche de la simplicité qui demeure privilégiée par les organisations humanitaires, avec la promotion d’approches en « kits », duplicables d’un contexte à l’autre. Des approches qui ne nécessitent pas de connaissance fine des contextes d’interventions, qui privilégient au contraire des évaluations standardisées, sans recul historique (de type Household Economy Analysis), et qui permettent la rotation rapide des équipes.
Par ailleurs, de par cette nature systémique, la résilience appelle une action dite intégrée, c’est-à-dire jouant sur plusieurs leviers à la fois, et coordonnant les différents acteurs de l’aide sur une même zone. Or, le système humanitaire demeure généralement cloisonné, fonctionnant sur la base de ce que l’on appelle les Clusters (par spécialisation sectorielle). Et il est encore parfois davantage mû par des logiques concurrentielles que par un souci de coordination et de complémentarité.
Il existe certes des tentatives intéressantes d’actions intégrées – telles les caisses de résilience de la FAO, combinant techniques agricoles, accès au crédit et actions sociales. Mais celles-ci ne sont souvent que la remise au goût du jour de vieilles préconisations. Souvenons-nous du développement rural intégré des années 1980…
Enfin, adopter une démarche systémique appelle à considérer l’ensemble des chocs qui frappent ou menacent une communauté. Or, beaucoup d’approches se limitent aux chocs dits « naturels » (terme qui en soi peut faire débat), peinant à intégrer l’ensemble de l’adversité qui constitue l’âpre quotidien des populations pauvres, donc vulnérables.
La prise en compte des capacités locales
Troisième atout, troisième défi : la prise en compte des capacités locales. La résilience met l’accent sur les capacités de réaction et d’adaptation des populations affectées par des chocs. C’est là un atout majeur de la notion : sortir d’une approche misérabiliste, de populations passives ne devant leur salut qu’à l’intervention extérieure.
Mais cette vision n’est pas sans limite ni danger. En premier lieu, pour tenir compte judicieusement de ces capacités locales, il est nécessaire de bien étudier ses contextes d’intervention et de savoir adapter son action en conséquence. Or, on l’a dit, ce sont plutôt des approches standardisées à l’extrême qui ont été imposées ces dernières décennies, tant pour l’évaluation des besoins et des réactions des populations que pour les pratiques de l’aide elles-mêmes.
En second lieu, cette vision peut conduire à surestimer les capacités des populations à faire face. Et c’est là que certains pointent du doigt deux autres dangers de la notion : celui d’en faire un alibi pour le désengagement (puisqu’ils savent se débrouiller seuls, nous pouvons réduire notre aide), et celui d’une nouvelle forme d’injonction (savoir montrer des gages de résilience pour mériter l’appui). Ce risque d’injonction se retrouve en particulier dans les approches de la résilience des « communautés », que l’on a trop tendance à postuler soudées, capables de réconciliation, de cohésion, et d’inclusion (autre mot-éponge de cette décennie !).
Une rigidité du système
Au final, on voit bien toute la difficulté d’intégrer réellement la résilience dans l’action humanitaire, et d’éviter d’en faire autre chose qu’un slogan mobilisateur, un alibi pour le désengagement, ou une nouvelle injonction.
Si de nombreux programmes pro-résilience ont certes été initiés durant ces années 2010 (par exemple, BRACED), il demeure toujours difficile de se coordonner, d’allonger les horizons des financements et de l’action, de limiter les lourdeurs bureaucratiques, voire de lutter contre les logiques de rente associées à l’urgence, ou contre la tentation de « faire du neuf avec du vieux ».
La question se pose donc ainsi : n’attend-on pas trop de la résilience, dans un système humanitaire qui peine à changer radicalement son mode de fonctionnement, et qui parvient finalement à en neutraliser le potentiel perturbateur ?
Une histoire de résilience, là encore…
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