Article paru dans le n° 269 (octobre – novembre 2020) de la revue Marine-Acoram par Xavier Guilhou
Un jour, l’un des grands patrons que j’ai eu le privilège de servir, marin, polytechnicien et ingénieur du génie maritime, a ouvert le comité de direction en nous interpellant de la façon suivante : « Messieurs, nous savons toujours pourquoi nous échouons, nous ne savons jamais pourquoi nous réussissons ! Je souhaiterais que vous mettiez ce point à l’ordre du jour avec vos équipes.
Quelles sont les clés de la réussite ? » Il est indubitable que nous avons une certaine propension à nous intéresser « aux trains qui n’arrivent pas à l’heure » pour reprendre cette formule journalistique. L’inverse n’intéresse personne…
Nous pensons trop souvent que les réussites dans les affaires ou dans les opérations militaires, pour prendre ces univers qui nous sont familiers, sont de l’ordre de la normalité parce que les procédures et les modes d’organisation se suffisent à eux-mêmes pour produire des résultats positifs. Beaucoup se contentent de cette analyse superficielle, les règles d’engagement ayant été bien pensées, répétées et respectées, voire les équipes ou équipages concernés ayant eu en plus de la chance ou un chef providentiel… Certes, cela peut s’entendre, cela peut se produire, mais est-ce suffisant pour valider un mode de direction ou de commandement qui résiste à l’épreuve du temps et des événements ?
J’en suis pour ma part de moins en moins con vaincu ! Au fil des années, confronté à de multiples situations critiques, voire la plupart du temps « hors cadres » , j’ai souvent repensé à cet ordre du jour et je suis arrivé à la conclusion que s’il n’y avait pas de recettes miracles, il fallait en revanche respecter au quotidien quelques points de méthode.
Tous les modes d’organisation se valent et les rayons de librairie sont pleins d’ouvrages éloquents pour vendre tel ou tel système. Tout dépend de ce que l’on en fait, des moyens disponibles et des circonstances. Il en est de même pour nos ressources humaines ou pour les équipages. Tous sont bons en soi, il n’y a pas de standard qui vaille et tout dépend de ce qu’on leur demande en termes de prestations et de performances. De toute façon, il faut faire avec les hommes et les femmes que l’on a sous sa responsabilité.
Que reste-t-il alors comme variable pour porter les missions au stade du succès ? Je ne parle pas d’un exploit isolé ou momentané mais d’un succès durable qui assure une autorité, une crédibilité et une pérennité à toute organisation, et ce, quelle que soit sa nature. Ma conviction après quarante années de direction d’opérations à tous les niveaux, c’est que la valeur ajoutée d’un patron ou d’un chef tient dans la méthode qu’il incarne au sein des organisations et face aux hommes qu’il mène au combat.
Les règles et procédures sont nécessaires mais pas suffisantes, elles ne sont la plupart du temps que techniques et administratives et ne remplaceront jamais l’intelligence des situations qui est cruciale pour la prise de décision, surtout lorsque nous sommes confrontés à des questions vitales. La méthode que je vais évoquer ci-après peut être applicable quels que soient les continents ou les types d’événements à traiter. C’est comme une colonne vertébrale qui permet de donner une tenue, un style, un souffle particulier au système dont on a la charge. Il peut être économique, sociétal, sécuritaire ou national, qu’importe ! Cette méthode peut même se décliner et s’appliquer à la vie familiale…
Elle tient en trois mots : l’information, l’anticipation et l’innovation.
L’INFORMATION
C’est le poumon qui oxygène l’organisation
Une entreprise, une force militaire comme un État ne sont rien sans un système d’information discriminant et performant. C’est la première condition du succès. Vous pouvez avoir les dispositifs opérationnels les plus sophistiqués, voire les plus redoutés, si vous n’avez pas les bons renseignements avant les autres et si vous ne savez pas les utiliser à bon escient, vos moyens et capacités seront inefficaces, neutralisés voire détruits ! Il faut être en mesure d’avoir avant les autres la capacité de détecter les « signaux faibles » et de pouvoir les interpréter sans avoir besoin d’attendre la confirmation des événements. Cela suppose une appétence pour saisir les mutations des environnements, une curiosité et une ouverture d’esprit en termes d’écoute et d’observation. Il n’y a pas d’improvisation dans ce domaine et les hommes de renseignement le savent. C’est un long et souvent fastidieux travail de décryptage, d’analyse, de confrontation de données qui exige une culture et une capacité intuitive très particulières.
Actuellement, nous sommes dans une situation paradoxale sur ces questions de renseignement. À la différence d’il y a trente ans, il est désormais beaucoup plus facile d’accéder à l’information en permanence et partout. Il y a même trop d’informations du fait de la démultiplication des vecteurs. La véritable question qui se pose est d’arriver à la trier en temps réel. Il faut désormais l’agréger avec des niveaux de complexité et des approches holistiques qui s’avèrent de plus en plus élaborées. Le plus dur est d’arriver à repérer dans le bruit ambiant les éléments critiques qui permettront de lancer une alerte crédible et de mettre ainsi sous tension un processus de décision approprié.
Souvent, dans les retours d’expérience des crises pour lesquelles nous avons connu des échecs notoires, c’est ce point crucial qui apparaît de façon rédhibitoire. La plupart du temps nous avions les renseignements, et même d’excellents renseignements, mais l’organisation était dans l’incapacité de les prendre en compte du fait des normes et des procédures en cours. Parfois, et c’est beaucoup plus grave, nous avons échoué parce que les chaînes de commandement n’étaient tout simplement pas en mesure d’accepter les renseignements car cela remettait en cause leurs certitudes ou les idéologies du moment. Ce fut le cas en mai et tout récemment avec la pandémie de la Covid-19.
L’ANTICIPATION
C’est tout le système cardiaque et vasculaire qui soutient l’action
Le second point qui est absolument dimensionnant sur le plan méthodologique est la capacité d’anticipation qu’il faut être capable de mobiliser à très grande vitesse, une fois les signaux faibles bien pris en compte par les équipes qui accompagnent la prise de décision. Pour cela il y a une méthode qui a fait ses preuves sous toutes les latitudes et qui est utilisée désormais dans de nombreuses organisations sur le plan national mais aussi international.
Il suffit de se concentrer sur trois questions et d’être en mesure d’y répondre très rapidement avec le maximum de discernement, les réponses ne devant pas excéder la taille d’un bristol. L’objectif n’est pas d’être exhaustif mais pertinent en se préservant de toute agitation et confusion.
Ces trois questions sont : « De quoi s’agit-il ? Quel est le jeu d’acteurs ? Où sont les pièges ? »
Cela semble simple et insignifiant mais la pratique démontre que l’exercice est très difficile à mettre en oeuvre dans des délais contraints et encore plus sous stress.
« De quoi s’agit-il ? »
C’est la vieille question de Foch sur le front qui est toujours et plus que jamais d’actualité. Il est préférable de ne pas se tromper de guerre ! La réponse doit tenir en une phrase : un sujet, un verbe, un complément, un adjectif voire un attribut pour qualifier la situation. Cette phrase conditionnera tout le reste, y compris les postures de communication sur les plans opérationnels et institutionnels. L’amiral Thad Allen qui a piloté le désastre provoqué par le cyclone de Katrina en Louisiane en 2005 avait ainsi répondu au Président Bush en commençant par répondre à sa question : « What’s the matter ? ». Et sa réponse fut : « Nous sommes face aux effetsd’une arme de destruction massive, mais sans intention terroriste ». Tout est dit en quelques mots par cette qualification. Il donne l’ampleur du désastre sur le plan physique, sur un nœud logistique stratégique pour les États-Unis, soit l’équivalent de l’évaluation des destructions sur la France à la fin de la Première Guerre mondiale, et surtout il pose la question fondamentale de l’incapacité des organisations américaines à traiter la catastrophe car ce type d’événements ne rentrait pas dans le cadre du « Patriot Act » qui avait été décrété après le 11 septembre 2001… De fait, tous les dispositifs de réponse étaient mis en mode échec instantanément, et pourtant, les États-Unis sont le pays le plus averti pour ce type de risque.
« Quel est le jeu d’acteurs ? »
Il faut tout de suite savoir qui est avec vous, contre vous, nulle part, en attente, en embuscade, hors du jeu, etc. L’objectif est de fournir au décideur une cartographie des jeux tactiques et si possible des intentions stratégiques en les croisant avec les renseignements disponibles. Il faut qu’il ait une vision globale immédiate et permanente. C’est ce
type de réponse qui va nourrir le battle rythm de l’action-réaction du processus de décision. Elle constitue par ailleurs le socle pour une réflexion plus prospective en utilisant la technique des scénarios et les ressorts de la pensée intuitive. Je recommande souvent de regarder le film 13 jours qui est une excellente illustration de ce type d’enjeux, surtout quand l’agenda est contre nous.
« Où sont les pièges ? »
C’est sans aucun doute la question la plus difficile à traiter. Quels sont les angles morts ? Cela suppose de se mettre dans la tête de la concurrence ou de l’ennemi et de penser comme eux sans tomber dans la fascination de l’adversaire ou l’émotion de la crise. Il faut imaginer ce qu’ils feraient et ce qu’ils pourraient mettre en œuvre en termes de tromperie, de désinformation, de manipulation et de ruptures de jeux. Il faut se projeter dans leur mental et voir comment ils pourraient nourrir ce que les stratèges appellent « le brouillard de la guerre » afin de générer de la confusion, de la désorganisation et cette perte de cohérence qui peut s’avérer fatale en terme décisionnel. Je recommande, surtout aux marins, de visionner avec ce regard méthodologique le film À la poursuite d’Octobre rouge qui réunit tous les cas de figure sur un scénario a priori inconcevable mais pas impensable. Une fois cette qualification et cette anticipation stratégique faites à très grande vitesse, il ne reste plus qu’à faire émerger les deux ou trois initiatives à prendre pour tenir le leadership de la situation à traiter et de les décliner au sein de l’organisation et auprès des personnels en actions ou en ordres précis à exécuter. Bien entendu, il faut réactualiser cette démarche régulièrement afin de jalonner la prise de décision, les environnements concurrentiels ou l’adversité n’étant jamais statiques (surtout quand les uns ou les autres comprennent que vous avez décrypté leurs intentions et objectifs).
L’INNOVATION
C’est la capacité des membres à s’adapter aux effets de surprise
Il reste une dimension importante à travailler qui n’est pas évidente pour des esprits de plus en plus enfermés dans des approches trop rationnelles et normatives avec en toile de fond une société obsédée par le « risque zéro » et bunkérisée derrière le « principe de précaution ». La prise de risque est devenue paradoxalement antinomique de la modernité. Pour autant, l’adversité nous interpelle sans cesse sur ce plan et il faut de plus en plus être capable de « faire autrement » quand nous ne sommes plus en mesure de « faire normalement ». Là aussi, de nombreux exemples démontrent qu’il est possible de changer le cours des événements en permettant aux équipes d’inventer de nouveaux modes opératoires quand tout paraît bloqué et irréversible. C’est la pratique des start-up sur le plan entrepreneurial, ou des smart grids sur les territoires, autour des réseaux vitaux ou des opérations spéciales dans nos armées.
De nouveau, il existe de très bonnes références pédagogiques sur ces questions. Les meilleures sont sans aucun doute les deux retours d’expérience d’Apollo XIII8 et de l’atterrissage sur l’Hudson du vol 1549 de l’US Airways, immortalisé par Tom Hanks dans le film Sully. Comment inventer des solutions à très grande vitesse et out of the box ? De nouveau, il n’y a pas d’improvisation dans ces succès, il n’y a que de la méthode et de la rigueur dans la mise en oeuvre autour de chefs qui incarnent un état d’esprit où « l’échec n’est pas permis ». Pasteur a très bien résumé cette question de la méthode face à la notion de succès lorsqu’il a évoqué dans l’un de ses discours que « le hasard ne sourit qu’aux esprits bien préparés »
Diriger dans l’incertitude ou face à une adversité croissante et mutante exige d’autres qualités que celles que nos bureaucrates ou technocrates affichent avec beaucoup d’assurance et d’impunité. Plus les événements deviennent cruciaux et vitaux, et les marins le savent bien, plus il faut avoir quelques principes simples et responsables qui résistent aux chocs en s’appuyant sur des méthodes qui permettent de prendre les moins mauvaises décisions, sachant qu’il n’y en a jamais de parfaites. Ceux qui croient l’inverse et qui veulent standardiser et lobotomiser la prise de décision sont des gens très dangereux.
Sur cet ordre du jour nous pourrions conclure avec Winston Churchill en affirmant que « le succès n’est pas final. L’échec n’est pas fatal. C’est le courage de continuer qui compte » !
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